Foule sentimentale

Foule sentimentale

 

  • Un sujet sensible, des quartiers sensibles, des croyances sensibles, des idées sensibles, des zones sensibles, pour un monde sans cibles. « J’ai touché le point où la France est sensible, elle qui souffre d’hypertrophie du fait musulman » (Tariq Ramadan). La France du point G se dévoile.

  •  Mais qu’est-ce qui, de la France aux zones érogènes, n’est pas sensible ? Le philosophe grec Platon nous rappelle, dans son allégorie de la caverne (République, Livre VII), que le lieu sensible est aussi celui des ombres et des simulacres. Dans la caverne, le reflet tient lieu de réalité, les impressions vagues font office de certitudes indiscutables. Est sensible tout ce qui n’est pas intelligible, tout ce qui se refuse à la rigueur du logos, ce discours ordonné et réfléchi sans lequel la philosophie ne serait plus qu’un mot pour faire joli dans des séminaires d’entreprise et des petits magazines. Le respect de la sensibilité d’autrui peut dissimuler un profond rejet de la critique et de la réflexion. Platon est le premier à ne pas respecter celle des hommes prisonniers des ombres au fond de leur geôle souterraine. Sans cette première offense, il y aurait jamais eu de philosophie.
  • Alors que penser de ceci ? « Ne mépriser la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun c’est son génie. » (Charles Baudelaire, Les fusées). Le trait peut être beau mais l’idée dérisoire si elle n’était portée par celui qui l’énonce. Ce qui dérange dans Platon, nous flatte chez Baudelaire. Le premier bouscule les ingénus, le second s’émeut de son génie. Mais tous deux sont étrangers à cette demande lancinante et moderne d’un respect dévot de la sensibilité d’autrui. Car derrière cette grande plainte de l’individu affecté se cache une puissante envie de pénaliser la pensée. Un mouvement très inquiétant qui, à terme, nous conduira à nous agenouiller devant la sottise massifiée des veaux à condition qu’elle soit douce au cœur. La variété de tomates « cœur de bœuf » a de l’avenir.
  • L’atteinte à la sensibilité individuelle devrait être ainsi réprimée au nom d’un respect de la différence émotionnelle. Entre autres, pour les croyances religieuses, mais pas seulement. Non pas une différence d’idées ou de visions du monde, dont la confrontation pourrait être encore rationalisée, mais une différence de nature elle-même indiscutable. Touche pas à ma croyance. L’irrespect de la sensibilité devrait être dès lors condamné moralement, « avec force » comme on dit aujourd’hui pour cacher sa faiblesse, avant de l’être légalement. Du « je pense ceci » au « je suis comme ça », la distance est pourtant immense. Sans elle, tout effort pour sortir de soi serait vain. Si la liberté consiste simplement à être tel que l’on est, dans son pathos, nous sommes condamnés à l’idiotie.
  • L’expression « vous avez tort » est encore dialectique, elle ne se suffit pas à elle-même et appelle justification. La question « pourquoi ? »  se pose aussitôt.  Mais que répondre à cette injonction définitive et moralement indiscutable « vous m’avez blessé dans ma croyance ? « Ah bon », répondra en écho le coupable désarmé, « je vous ai blessé ? » L’émotion est tautologique, elle ne peut que se répéter en boucle car elle est à elle-même sa propre fin. C’est justement cela sa violence. « Vous m’avez blessé parce que vous m’avez fait du mal ». Le « pourquoi » ici se soumet au « parce que » de l’évidence sensible. La mauvaise émotion vaut le mal tout entier. Avec elle, le logos est anéanti. Ceci est le constat général d’une époque qui accorde plus de valeur aux émotions qu’aux idées, aux ressentis qu’aux arguments. Les plus malins savent en tirer profit. Une époque qui, en érigeant l’affect en juge de paix, nous condamne à « liker ». On déversera, avec Philippe Muray, tout le reste dans la « cage aux phobes » : « S’il y a quelque chose qui marche très fort en ce moment , et qui marchera de plus en plus, au fur et à mesure que l’espèce humaine exigera d’être aimée sans conditions, dans toutes ses « différences » devenues autant de mini-impérialismes, dans ses plus petites particularités et ses moindres caprices, c’st la chasse aux phobes. » (Philippe Muray, Exorcismes spirituels, III).
  • Mais les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là ne sont pas fortuites. L’apologie de la sensibilité différentielle a été théorisée par la gauche divine en mal d’idées. Divine car du côté du cœur et des bons sentiments. Divinement émotionnelle et affective. Cette gauche pentecôtiste et farouchement anti-platonicienne. La gauche œcuménique et phobophile qui a transformé la culture en un vaste horizon de produits soustraits au système du jugement. Cette gauche-là qui a trahi la portée critique de ses prédécesseurs. Derrière le discrédit qui frappe aujourd’hui la pensée critique, ce qui est en jeu n’est autre que la sanctuarisation du sensible. La caverne peut être aménagée, à condition bien sûr que chacun apporte un peu de son ressenti. Le Jack languisme est un troglodisme du cœur, rupestre et design. Une phrase de Gilles Deleuze résume à elle seule ce rejet du jugement critique : « Ne jugez pas, expérimentez ». Le philosophe de l’immanence – et quoi de plus immanent que l’affectif – oublia de préciser que toutes les expériences ne se valent pas, que tous les barbouillages n’ont pas la même portée, que certains méritent de recevoir des tomates.
  • Il est impossible de préserver une exigence intellectuelle sans blesser la sottise, sans la juger. L’émotion et la critique ne font pas bon ménage. La rentabilité économique de la première condamne la seconde au silence. Guy Debord, que les inconséquents nomment atrabilaire, résume cela très bien : «Les actuels moutons de l’intelligentsia […] ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste : racisme, antimodernisme, homophobie.» (Lettre à Michel Bounan du 21 avril 1993). Sur le grand marché du pathos, pour les laineux, le crime le moins admissible est de faire du mal aux autres avec une idée. Celui de ne pas penser a hélas disparu des vitrines. Autrement dit, la valeur des jugements n’est plus qu’une dépendance des expériences émotionnelles de chacun. La défaite de la pensée prend dès lors un tour étrange : l’idée qui ne veut pas du bien à tous doit être fausse et condamnée.
  • Pour protéger des individus intellectuellement affaiblis, l’époque s’en prend aux pensées avec une frénésie qui confine au grotesque. Elle traque ce qui est supposé faire du mal aux autres, lance l’anathème aux noms de la différence et du respect mutuel alors qu’elle entérine l’isolement angoissant des sensibilités matelassées. A l’inverse de l’intelligence critique qui libère de sa charge explosive l’étouffant duvet du moi, l’émotion assigne à résidence. Elle confine. La soi-disant atteinte à la sensibilité est aujourd’hui le fer de lance de la démolition d’un espace politique. Celui-ci suppose que les hommes rendent raison de ce qu’ils pensent avant d’être fiers de ce qu’ils sont. A quand, contre la marche des fiertés, une marche des pensées ? C’est pour cette raison que les appels au respect et au vivre-ensemble dans une situation de conflit idéologique – et non simplement religieux – participent pleinement d’un travail de sape qui place le « je suis comme ça » avant le « je pense ceci », le « vous m’avez blessé » avant le « vous avez tort ». Cette politique de dépolitisation est conforme aux intérêts du marché. Elle consolide un espace économique segmenté offert aux entrepreneurs de l’offense. La gauche divine, qui a pu un temps masquer sous une mousseline empathique les misères de la caverne, redécouvre à son insu les contradictions politiques de la foule sentimentale.

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Publié le 13 février 2015

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