Comment critiquer dans l’urgence ?

Comment critiquer dans l’urgence ?

« Quand on pisse ainsi dans le noir, c’est quitte ou double. Le jet d’urine est suivi soit d’une sonorité clapotante et joyeuse, signe qu’on a bien visé, soit d’un bruit mat, presque silencieux, avertissant qu’on est en train de mouiller une surface dure, le mur ou le carrelage. »

Alexandre Lacroix, Quand j’étais nietzschéen, Flammarion, 2009.

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Sur une idée originale d’Adèle Van Reeth,

  • Nous avons perdu la mémoire à court terme. D’un côté l’histoire, les us et abus de la mémoire, les commémorations en tous genres, jusqu’au délire. De l’autre, l’anticipation, l’avenir, la propagande quotidienne du lendemain. Entre les deux, un flux somnambulique : l’actu. Philippe Muray faisait ce constat dans une conférence en 1980, L’avant-garde rend mais ne se meurt pas : « le présent est devenu anticipation au lieu d’être mémoire. » Il faudrait préciser « mémoire à court terme ». Ce qui a été pensé, publié, discuté, il y a quelques mois, quelques années, décennies au plus, ne fait pas sens. Nous oscillons entre Baudelaire, Péguy, Valéry et les plus fumeuses anticipations techniciennes futuristes. Qui se souvient du livre d’Edgar Morin publié en 1981, Pour sortir du XXeme siècle ? Qui aurait l’idée d’en commenter quelques extraits afin de les comparer aux dernières sorties de notre vieux sage national ? Republié en 2004, aux éditions du Seuil, la transformation du titre ne manque pas de saveur : Pour entrer dans le XXIeme siècle. En passant l’an 2000, le livre d’Edgar Morin est sorti de l’histoire, satellisé dans un temps virtuel, un temps insensé.
  • Les dépôts de livres, les braderies, les marchés aux puces sont pleins de ces essais contemporains dits « datés ». Le qualificatif « daté », qui pourrait être le signe d’un ancrage dans le temps, est au contraire la pire des condamnations. L’usage différentiel que l’on pourrait faire de ces ouvrages pour comprendre ce qui nous arrive ne semble pas faire sens. Périmés conviendrait mieux. Incapable de travailler les idées contemporaines en les différenciant d’avec elles-mêmes, en faisant ressortir les invariants ou les inflexions signifiantes, nous nous condamnons à l’amnésie. L’urgence n’est ici que prétexte.
  • Jacques Attali, dont la gourouification ne date pas d’hier, publie ce mois-ci Peut-on prévoir l’avenir ? (Fayard). Bien sûr, je le peux, l’avenir de son livre en particulier. Tout commence par un prurit médiatique, des articles de presse complaisants, un nombre conséquent de passages à la radio, à la télévision, quelques formules matraquées à tweeter sur place. Le livre restera en piles le temps de la promotion. Dans les librairies en vue, à Paris ou dans les plus grandes villes de province, un carton glacé A4 sera glissé entre la pile et le présentoir : signature en présence de Jacques Attali dans les salons de la librairie, ce soir, 18h. On comptera sur les doigts d’une main, dans la presse, les articles qui interrogeront vaguement le texte, le discuteront de loin. Les mois passent. Le livre désormais en tranche n’intéresse plus. L’actualité est ailleurs. Presque neuf, les trois premières pages légèrement cornées, vous le retrouverez bientôt le dimanche matin au prix de cinq euros. Une bonne affaire assurément. Au suivant.
  • Les urgences d’aujourd’hui ne doivent pas nous faire oublier que l’urgence ne date pas d’hier. A partir de quand les essais critiques ont-ils cessé de se lire, de se citer, de se confronter les uns aux autres ? Le triomphe du marché sur la diffusion des idées est-il le seul responsable de cet état de fait ? N’y a-t-il pas une secrète complaisance à voir disparaître ce qui est sans valeur ? N’accélérons-nous pas la précipitation de cette disparition ? A quels dangers nous exposerions-nous d’ailleurs si nous prenions le temps de mesurer l’ampleur du recul intellectuel en seulement trente ans, l’épaississement de la vue, la grossièreté croissante de nos « débats d’idées » ? Il est beaucoup plus rassurant de convoquer Charles Péguy ou Paul Valéry, de rejouer le sempiternel combat des modernes contre les anciens, des progressistes contre les réactionnaires. Car c’est aussi à cela que sert le mot « réactionnaire », ce symptôme, à recouvrir notre amnésie en attendant la prochaine promesse d’avenir.
  • Que l’état d’urgence déclaré dure trois mois, six mois ou plus ne change rien au problème posé. Non pas en termes de libertés civiles, de dispositifs policiers ou de procédures judiciaires mais dans la mesure où nous ne sortirons plus de l’horizon de l’état d’urgence. L’état d’urgence n’est plus une exception dans le politique mais la modalité d’exercice du pouvoir politique qui se justifie à partir des seuls états de fait. Autrement dit, la politique de la fin du politique. Bien au-delà de la sureté de l’Etat, du terrorisme et de la guerre, l’état d’urgence, c’est l’état de fait permanent. Comment critiquer quand il n’y a plus que des états de fait ? Vous défendez la série littéraire ? Mais les faits sont là, il n’y a plus assez d’élèves dans cette série, ce n’est pas rentable. Vous critiquez le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ? Mais les faits sont là, la région Pays de la Loire a besoin économiquement de ce projet. Vous dénoncez la médiocrité de cette baudruche médiatique. Mais les faits sont là, il passe à la télévision, le public achète ses livres. Comment critiquer, c’est-à-dire comment mettre en crise l’institué, quand l’institué n’est plus le résultat voulu d’un ensemble de décisions mais un nouvel ordre naturel. Il y aurait des chiffres, des budgets et des consommateurs comme il y a des nuages dans le ciel, des pierres sur la terre et des poissons dans l’eau. Enfin, ici aussi, il commence à y avoir urgence. Bref, l’état de fait c’est ce qui existe indépendamment de toute institution.
  • La première idée qui vient à l’esprit consiste à démontrer que l’état de fait en question n’en est pas un. Ce que l’on présente comme indépendant de l’institution est en réalité le résultat d’un ensemble de décisions qui auraient pu être autres. L’état de fait est la conséquence de choix politiques. C’est alors qu’opère, contre cette critique, le rappel à l’ordre de l’urgence, sous la forme d’une concession qui ne coûte pas chère : admettons que vous ayez raison, que nous aurions pu faire autrement, cela ne change strictement rien à notre problème du moment, il faut agir, il y a urgence. Etant donné qu’une urgence en chasse une autre, il n’est jamais temps de s’interroger aujourd’hui sur ce qu’il faudrait faire pour éviter l’état d’urgence de demain. Cela s’appellerait, au sens noble, réfléchir aux finalités du politique et non simplement aux moyens de l’action. Mais la réflexion qui cherche à anticiper l’état de fait à venir, à le devancer, n’est pas rentable immédiatement. Elle suppose un affranchissement du politique vis-à-vis de l’économique – ce qui est particulièrement évident en matière d’éducation. Affranchissement qui n’est pas à l’ordre du jour.
  • Les mêmes qui s’insurgent un jour contre l’état d’urgence pourront cependant s’insurger le lendemain contre l’inaction du gouvernement, son manque de résultats immédiats. Qu’attendons-nous au juste des politiques ? De réfléchir aussi aux fins ou de ne faire que maximiser les moyens ? La nullité intellectuelle de certains politiques est certes manifeste et affligeante mais pas plus que la demande de rentabilité immédiate des électeurs consommateurs. C’est que l’électeur consommateur en veut pour son bulletin de vote et vite. En six mois, le président élu perd toute crédibilité. Il y a urgence dans les ministères. La course aux états de fait durera trois ans, le reste étant dévolu à la nouvelle élection. Les attentats, s’ils accélèrent cette logique de l’urgence, ne la créent pas. Ils ne font que précipiter l’effondrement du politique déjà à l’œuvre dans l’administration exclusivement économique, technique et sécuritaire de la chose publique. Ils désamorcent d’autant toute expression critique en accentuant le sentiment bien réel d’une catastrophe intellectuelle collective.
  • Au milieu des états de fait permanents, la critique est une coquecigrue. Celui qui la porte est un naïf, un idéaliste, un utopiste. Un fou pour les techniciens sanitaires du politique en blouses blanches. Ne sait-il pas qu’il y a urgence ?  Ce n’est pas le moment de penser. Il est temps de mettre en place des cordons sanitaires, des plans d’évacuation, des solutions de sauvetage, des stratégies de dernières minutes et des inflexions de dernières secondes. Tout le monde court, à droite, à gauche, au centre, sur les côtés, pendant que la coquecigrue inaudible cherche à placer son objection. En vain. Ne lui reste plus qu’à se taire, à se faire piétiner, à courir avec les sanitaires de tous bords ou à prendre le maquis. Railler, ironiser, tirer tout azimut, monter dans des arbres, faire des cabanons avant que l’état de fait ne lui tombe sur la gueule, comme le ciel jadis. Nuages, pierres et poissons inclus.
  • Revenons à nos coquecigrues.  Comment voulez-vous être entendu par ces hordes d’urgentistes qui courent dans tous les sens. Dans le grand corps social comateux, les injections seront cliniques, non critiques. Pas le temps, plus tard, on verra demain, faites passer le glucose. « Toute action exige l’oubli ». Cette phrase bien connue de Nietzsche devient, un cran plus loin : toute réaction exige l’outil. Avez-vous au moins le bon « logiciel » critique ? Il faut que ça bouge, que les lignes se déplacent, que les choses avancent, qu’il se passe enfin quelque chose. Cette fonction d’animation, à la fois divertissante et contrephobique, se tourne vers l’action tout azimut. Jean Baudrillard, plus inactuel que les ventriloques de la pipeaulogie sociétale, constate que la première vertu de Disneyland est de nous convaincre qu’il y a dehors, à l’extérieur du parc à thème ludique, un monde bien réel. L’état d’urgence actuel, pensé comme un objet que l’on pourrait aisément circonscrire et retoquer, fonctionne à l’identique. Déclaration politique d’une entrée dans l’état d’urgence le soir du 13 novembre 2015 ; attente d’une déclaration de sortie. L’urgence se précipitant elle-même, il serait même urgent de sortir au plus vite de l’état d’urgence.
  •  A la perte de la mémoire à court terme, aux états de fait permanents, ajoutons l’urgence clinique. Indignez-vous ! Mondialisez-vous ! Réveillez-vous ! Palpez-vous ! Diagnostiquez-vous ! Ponctionnez-vous ! Coloscopez-vous ! La société malade du chômage, gangrénée par la corruption, obésifiée par la dette. Flashs infographies et piqûres de rappel en continu. Veille monitoring et laïcité, alerte racisme et discrimination, plan urgence et évacuation scolaire. Le grand hôpital général, cette Cause Humaine Universelle, recrute à tours de bras cassés. A force d’injections, de réformes, de contreréformes, d’expertises, de nouveaux produits à tester, d’essais cliniques, thérapeutiques, pédagogiques, économiques, le grand corps malade a le teint livide, l’œil glauque et la vue toujours plus basse. Il se radicalise, se crispe, se raidit. Tournons-le vers la droite, non plus à droite, pour éviter les escarres. Nous avons déjà trop attendu. Glucose toujours, envoyez les solutions à diluer.
  • Afin de stériliser la pensée, faire tourner en boucle les mêmes proctologues de la chose sociale, les palpeurs sondeurs d’opinion professionnels. Qui n’a pas pris son Dominique Wolton, suppôt de la communication, sa double dose de Michel Maffesoli, laxatif avant minuit ? C’est fait ? Vous ronflez déjà ? Mais c’est la joie. Les prisonniers des centrales pénitentiaires françaises les plus avant-gardistes savent cela très bien : vous voulez la paix, prenez des cachets. Contradiction entre la course effrénée de tous aux urgences et la distribution massive d’anesthésiants spirituels ? (1) Non point. La société maniaco-dépressive, festivo-terrorisée, sexo-stérile, ludo-morbide, déliro-catatonique oscille entre des états limites. Que nul n’entre ici s’il est rationnel, tempéré, humaniste honnête. L’aliéné mental, celui qui passe du rire aux larmes en une seconde, est un modèle de vertu. L’adolescent attardé, instable émotionnellement, fait figure de génie. Le délirant cathodique, camé et analphabète, est la nouvelle idole. Freud n’a pas tout compris : l’hystérie émancipe.
  • C’est dans ce contexte qu’il faut reposer la question initiale : comment critiquer dans l’urgence ? Je laisse bien sûr la pesée du peut-on ou du doit-on aux universitaires déjà dans le coma. Le temps d’ânonner leur légitimité, le train est déjà passé.  Le comment est lui directement opérationnel à condition de ne pas se tromper sur la nature du terrain praticable. On ne critique pas en général, dans l’absolu ou pour plaire à l’éternel. La nécessité de critiquer sur le terrain de l’urgence comporte des risques bien réels : parler face à des murs en mouvement peut briser un homme. L’aliénation vous guette. La folie aussi. Privilégiez par conséquent l’attaque rapide, efficace, ponctuelle. Technique de guérilla urbaine pour la pensée sans oublier de penser – ce qui fait souvent défaut en zone de guérilla urbaine. A moins que ce ne soit le harcèlement des lignes adverses, par petits coups, tac tac, à condition de ne pas trop s’y user. Piquez les poches de glucose. Se replier, disparaître, sortir du flux… Et on y retourne !
  • Perte de la mémoire à court terme, états de fait permanents, urgences cliniques. N’y a-t-il pas quelques bonnes raisons de démissionner ? Ce texte de Peter Sloterdijk, que j’ai déjà eu l’occasion de commenter, anticipe, il y a plus de trente ans, ce qui est aujourd’hui notre quotidien. 1983 : pas d’ordinateurs domestiques, de téléphones portables, d’Internet, de You tube, de Facebook, de Twitter, d’Instagram et j’en passe. Aujourd’hui piégés comme des rats, virtualités dans un immense réseau de stimulations connectées, nerveusement laminés, où trouverions-nous encore la force de nous opposer ? Nous opposer à quoi d’ailleurs ? A cette vidéo ci, à cette image là, à ce moignon de texte dupliqué un million de fois  ? « Si c’est le malaise dans la civilisation qui suscite la critique, aucune époque ne serait mieux disposée à la critique que la nôtre. Pourtant jamais l’impulsion critique n’a été plus encline à se laisser étouffer par de vagues humeurs. La tension entre ce qui veut « critiquer » et ce qui serait « à critiquer » est si énorme que notre pensée en devient cent fois morose plutôt que précise. Aucune faculté de penser ne se déplace à la même allure que la problématique. D’où la démission de la critique. » (2)
  • L’urgence devance la critique. Impossible de suivre le flux, encore moins de le dialectiser. Avant même de savoir si la critique que vous avez produite est bonne, fine, pertinente, probe en un mot, une objection de principe vous tombe sur la tête : pourquoi prêtez-vous attention à ça ? Pourquoi s’intéresser à ce journaliste, à ce philosophe, à cet intellectuel-là ? Ne perdez-vous pas votre temps ? Accorder une heure de votre vie à réfuter ce qui est en définitive insignifiant, n’est-ce pas redoubler d’insignifiance ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ?  Le chômage des jeunes, la prise en charge des vieux, le déclassement de tous les autres ? La guerre, vous avez pensé à la guerre, aux migrants, à la pauvreté, à la jungle de Calais, aux épidémies, à Daech, au virus Zirka, au réchauffement climatique, à la destruction de la faune et de la flore ? Et l’Afrique, vous pensez à l’Afrique ? « Dans le je m’en fichisme à l’égard de tous les problèmes, ajoute Sloterdijk à la suite du texte précédent, il y a comme un dernier pressentiment : comment serait-ce si on était à leur hauteur ? Parce que tout est devenu problématique, tout est aussi quelque part indifférent. Il s’agit de suivre cette piste. Elle conduit à l’endroit où il peut être question de cynisme ou de « raison cynique ». » (3) Magistrale anticipation que l’on peut résumer ainsi : l’urgence, qui s’exprime par la saturation de ce qu’il y aurait « à critiquer », place l’esprit dans une situation impossible à laquelle il répond par une indifférence morose ou un cynisme de façade.
  • Quand on œuvre pour l’esprit, difficile d’échapper à la conscience de se battre contre des éoliennes, de lutter contre cette forme sournoise d’abattement. Tout cela est vain car tout est indifférent, ainsi parle celui qui n’a plus la force de se mettre en travers. Seul l’homme qui cherche le sens s’angoisse de ne pas le trouver ; seul celui qui s’inquiète pour la vérité souffre de constater que cette inquiétude n’est qu’une anomalie de la vie. Son anomalie. Le refus d’être un flux est sûrement aussi un refus de priorité. D’où vient cette volonté saboteuse de vouloir faire grumeau, de se placer au milieu du chemin avec des branches et quelques objections en face d’une machine de guerre huilée à la perfection, d’indiquer des impasses au milieu des sens uniques déjà balisés ?
  • Gilles Deleuze, dans Critique et clinique, distingue à juste titre le combat et la guerre. Il est impossible de créer un nouveau mode d’existence dans une situation inédite sans se développer, autrement dit sans combattre. « Un tel mode se crée vitalement, par combat, dans l’insomnie du sommeil, non sans une certaine cruauté contre soi-même : rien de tout cela ne ressortit du jugement. Le jugement empêche tout nouveau mode d’existence d’arriver. »(4) Par mode d’existence, il faut bien sûr entendre mode de penser, l’un n’étant pas dissociable de l’autre. La guerre veut l’anéantissement de l’autre, son extermination ou sa domination. Volonté de pouvoir et non de puissance, ajoute Deleuze. Qui domine ? A partir de quels systèmes de jugement ? Le combat est d’un autre ordre. « Toute critique, écrit Sloterdijk dans la même veine, est un travail de pionnier dans le mal du siècle ainsi qu’une partie de guérison exemplaire. »
  • Nous sommes ici aux antipodes d’une quelconque psychologisation  de la critique. Ce qui est visé ne l’est jamais au titre d’un contentieux personnel. Nous sommes mutilés et nous nous battons encore. Cela surprend, cela intrigue peut-être, mais nous n’avons pas d’ennemis à détruire. Il s’agit bien de guérison. Trouver dans le siècle une voie possible pour la pensée et pour l’action. Une voie qui n’a rien de commun avec ces recettes morbides d’acceptation bouddho-diluées avec quelques louches de philosophie occidentale. Bien plus, un mode d’existence qui puisse nous convenir et nous donner encore la force de créer. Que défendez-vous, la question me revient parfois ? Rien, nous cherchons à nous accroître, ce qui est très différent. Modalité affirmative non défensive. Nous n’avons pas de public, ce qui est une très bonne chose. Qui sommes-nous si nous sommes incapables de montrer, dans « ce je-m’en-fichisme à l’égard de tous les problèmes », dans ce flux d’urgences ininterrompu, qu’un accroissement d’être est encore possible ? Qui est ce nous ?
  • Il est convenu d’accuser, à coups de formules dans l’air, la passivité des masses dressées à la communication d’ambiance. Il est souhaitable de dénoncer mollement l’avachissement du niveau général. Il est bien venu de pointer les affreuses menaces que l’inculture fait peser sur les fondements de la République. Tout cela bien sûr est acceptable. Urgent ? Si vous voulez. Cela étant dit, chacun s’en retourne à son commerce. En contrepoint, la critique doit s’efforcer au mieux de perturber les commerces, de provoquer quelques humeurs chez les vendeurs. Une question de foi ? Elle doit plutôt mettre les foies. Cette critique-là personne ne l’aime ou si peu. Elle casse l’ambiance, c’est peu dire. Vous êtes méchants ! A défaut d’être indifférent, prenons ce compliment comme il vient. Encore faut-il gagner le droit de l’être, vraiment, autant dire le droit inaliénable d’être méchamment dans le vrai. Les méchants sont souvent aimables et, contrairement à ce que pensait Diderot, rarement seuls. Les méchants, exigeants sur les assises de l’adhésion, peuvent réellement former une communauté ; les gentils, eux, se condamnent au troupeau. Bééé. La méchanceté est bête ? Pas plus que la gentillesse des ânes, des moutons et des salauds qui s’arrangent.
  • Interventions critiques dans l’urgence. Mais contre quoi ? Plutôt contre qui. Publicistes qui s’octroient les titres de philosophe, d’écrivain, de poète, commerçants engraissés par la misère du jour, journalistes à la botte, créatifs bousilleurs de mondes, technocrates du misérable. L’espace public, s’il était autre chose que le terrain d’expression de J-C Decaux « Je suis Charlie », devrait voir refleurir la lutte ancestrale des gentils défenseurs de l’ordre contre les méchants anarchistes. Pas de pensée sans un mouvement anarchisant, pas de critique sans une petite dose de chaos spirituel. A la question de savoir ce qu’est l’anarchie, les élèves répondent souvent : la violence. Cela dit le soupçon ne date pas d’hier. Dans ses Réflexions sur la décadence, en 1906, André Suarès, écrit : « En temps de décadence, tout le monde est anarchiste, et ceux qui le sont et ceux qui se vantent de ne pas l’être. Car chacun prend sa règle en soi. » La question est plutôt de savoir quelle est la profondeur du soi d’où la règle se prend. Hélas, beaucoup chient dans le soi.
  • Si l’urgence était aussi une stratégie de l’urgence pour précipiter la résistance dans le n’importe quoi en l’empêchant de s’organiser ? Hypothèse ambiguë, pénible. Le pire est l’ami du pouvoir et de la bêtise. Le meilleur argument pour liquider les lettres est de produire massivement des illettrés. Les apologues de la violence armée ont toujours intérêt à armer la violence. Le pompier pyromane est toujours à fond. Il brûle pour vous. Invoquer le manque de temps, les agendas saturés, l’absence de trous afin de dissuader la réflexion de se poser, d’observer le manège. L’irresponsabilité justifiée par la course du monde.
  • Nous sommes petits, nous sommes modestes. Des artisans en somme. Mon grand-père était menuisier. Il faisait de beaux meubles, sculptait le bois avec une patience exemplaire. Il n’allait pas à l’autre bout du monde pour chercher des essences exotiques. Il faisait avec le bois du coin. Avoir un rapport artisanal aux idées, travailler la matière locale, le made in France, dans la langue que nous connaissons le mieux. Le texte reste évidemment notre matière première. Les urgences nous obligeraient-elles à massacrer le travail, à courir d’un plateau à l’autre pour faire la promotion d’une idée branlante, à baragouiner l’anglais ? Ne prenons-nous pas plutôt prétexte des urgences pour saloper le travail et bâcler les finitions ? L’urgence, le plus bel alibi de la paresse. Urgence d’être connu, de se montrer, quel que soit le produit proposé. Tisser, lier, tricoter un piège maison qui sera fatal pour les gens trop pressés. Patience, ça vient.
  • Objectif de la chenille à soi ? Forer des trous dans un attelage qui fonce à vide.

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(1) Vous voulez une bonne image du social : pensez à une salle d’attente aboulique surchargée aux urgences un samedi soir. Une pensée pour les internes en médecine de Périgueux.

(2) Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Editions bourgeois, 1987 ( 1e 1983, Suhrkamp Verlag)

(3) Op. cit.

(4) Gilles Deleuze, Critique et clinique, Pour en finir avec le jugement, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 168.

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