Ce qu’on enseigne pas, il faut le traire

Ce qu’on enseigne pas, il faut le traire

 

  • Dans l’édito du dernier Philosophie Magazine (Février 2016), mon ami conscrit Alexandre Lacroix endosse le costume d’inspecteur pédagogique régional. Le voilà inspecteur philosophique dans le journal. Le titre de son rapport est explicite : ce qu’on ne peut pas enseigner, il faut le taire. Il va de soi par contre que ceux qui n’enseignent pas ont le droit d’en parler.

 

  • Alexandre Lacroix, dis-je, qui n’est plus nietzschéen depuis son dépucelage (ce qu’il explique avec force détails dans son roman autobiographique Quand j’étais nietzschéen) nous fait la leçon. Nous ? Qui nous ? La chose n’est pas très claire. Lisons plutôt : « Le parent, le professeur ne peuvent guère rendre compte des expériences dionysiaques, et c’est ce qui confère à toute éducation un caractère d’inachèvement. Et, bien sûr, cet inachèvement fragilise la transmission. » Enseignement ? Education ? Transmission ? Parent ? Professeur ? La planète Krypton porte bien son nom. Observons ses cristaux trois lignes plus bas : « On n’a jamais assez remarqué, je crois, que les écoles sont des lieux ouverts le jour : c’est qu’éduquer est presque, par essence, une activité diurne, solaire. » Il s’agit bien de l’école – maternelle, primaire, collège, lycée, université au choix – mais la contradiction entre le titre et le corps du texte n’est pas levée : éduquer ou enseigner ?

 

  • J’enseigne la philosophie, je n’éduque pas à la philosophie, encore moins par la philosophie. Eduquer, conduire hors de, n’est pas la finalité de ma fonction. Il se peut, mon ami conscrit, que mon enseignement fasse sortir celui qui le reçoit de ses gongs initiaux. Mais seulement par surcroît. « Eduquer, c’est toujours mentir un peu. Ou plus exactement, c’est présenter à l’enfant, à l’adolescent, le monde sous un jour apollinien. » Lorsque j’enseigne Schopenhauer, Alexandre Lacroix, Nietzsche, Marx, Feuerbach, Stirner, Cioran ou quelques autres à mes élèves, je ne présente pas « le monde sous un jour apollinien ». Cette formule n’a strictement aucun sens. Disons plutôt qu’elle sert à construire un dualisme mythologique séduisant entre l’éducation apollinienne et les « expériences dionysiaques », entre l’école ouverte le jour et « ce qui sourd du fond de la nuit. » Le texte et la lecture apolliniennes contre le sexe et la biture dionysiaques. C’est mieux dit.

 

  • En faisant basculer du côté de l’éducation apollinienne l’enseignement dans son ensemble, et cela quel que soit le contenu des philosophies enseignées dans une indifférenciation tragi-comique, l’inspecteur philosophique dans le journal renvoie du côté de « la belle apparence » Nietzsche, Marx, Cioran pelle-mêle. Lisons plutôt : « C’est pourquoi une éducation doit se compléter, cette fois-ci sans maître, par des expériences où la belle apparence est déchirée. C’est le rôle de l’ivresse, du déferlement du désir, de la connaissance par les gouffres. A travers l’usage de l’alcool ou des stupéfiants, à travers l’étreinte érotique, les conduites à risque, les aventures interlopes, une autre connaissance obscure s’acquiert.  » C’était donc cela Alexandre Lacroix ? La vieille rengaine recuite entre l’école et la vie ? Breaking the wall, guy ! (1) Rengaine innocente et dérisoire si elle ne laissait pas accroire que l’enseignement des textes n’ouvrait à aucun gouffre, à aucun déferlement de désir, à aucune ivresse. Si elle n’était pas le fond de l’air ambiant. Curieux de lire depuis des années, sous ta plume ou celle de tes semblables (je pense à un papier de la susnommée Aude Lancelin il y a quelques années), tous non enseignants il va de soi, que l’école était incapable de révéler « ce qui sourd du fond de la nuit », que la vraie vie (c’est aussi le slogan d’Auchan) était ailleurs. Où ailleurs ? Dans le slip ? En boîte de nuit ? Dans le binge drinking ? Dans les salons Mollat ? (2)

 

  • « Ceci amène à mieux cerner les ressorts qu’actionne le mauvais maître, et pourquoi ce personnage et à la fois séduisant et dangereux : le mauvais maître est celui qui mobilise, dans son enseignement, les ressources du dionysiaque. » Nous y sommes, la livrée des bons et des mauvais points, l’essence du travail d’inspecteur philosophique dans le journal. Toi qui n’enseignes pas Alexandre Lacroix (ne prends pas ombrage mon ami conscrit, je tutoie aussi mes collègues), de quelle expérience parles-tu pour m’enseigner (m’éduquer ? m’instruire ?) ce qu’il est dangereux de mobiliser dans mon activité diurne ? Si le mauvais maître est celui qui rend l’angoisse là où elle s’énonce, qui fait état de la pensée des auteurs qu’il traverse comme d’un état limite, qui cherche à susciter par le texte l’érotique de la pensée à ses élèves, mes maîtres étaient tous de très mauvais maîtres. Ton rapport les accable d’ailleurs : « le mauvais maître fait étalage de vérités que le bon maître a soin de dérober au regard. »  Ce qui consonne avec la première phrase de ton texte : « éduquer, c’est toujours mentir un peu. » Conclusion : « le mauvais maître fait appel à la profondeur du dionysiaque, pourtant son but ultime n’est pas d’aider à grandir, mais de briser celui qui le suit. »  J’espère que ce texte ne mobilise pas trop de dionysiaque et que tu achèves sa lecture en un seul morceau.

 

  •  Un doute me taraude pourtant.  Peut-être voulais-tu seulement parler du gourou sectaire, de l’imam fanatique ou de Michel Onfray ? Si c’est le cas, il serait bon la prochaine fois d’être plus explicite, disons plus apollinien.

 

 

………

(1) Je t’invite, mon ami conscrit, à traverser l’Espagne au mois d’août à vélo avec ma petite bande. Nous irons, depuis Bordeaux, à Madrid pour les 500 ans de la mort de Jérôme Bosch.

(2) Rassure toi, mardi 9 février je sors de cours à 18h. Je n’aurai pas le temps d’assister à ta conférence dans les salons de la librairie Mollat à Bordeaux. D’ailleurs, j’ai cessé de bordéliser ce genre de mondanités inutiles. L’ennui qui ne manquera pas de te saisir à la troisième question du public me suffit. Pense à ma proposition vélo à ce moment-là.

Annexe récréatif :

Si j’avais été nietzschéen,

je serais moins poli aujourd’hui que demain,

n’appellerais plus Lancelin Lancelin

mais Aude, par courtoisie,

me raserais la barbe et le maillot aussi.

Si j’avais été nietzschéen,

je consentirais aux manies des pigistes,

paierais mon analyse comme un bon masochiste,

ferais tout mon possible pour éviter la haine,

aurais pour bon ami Raphaël Enthoven.

Si j’avais été nietzschéen,

je serais ingénieur, commercial ou cocu,

mais toujours en souriant, comme un con, dans la rue

mâcherais des pastilles au goût de caféine,

et contre le cancer des gommes vitamines.

Si j’avais été nietzschéen,

j’écrirais des romans en me grattant l’anus

le nombril c’est ringard, on en demande plus,

parlerais de moi-même à la troisième personne,

reviendrais de partout y compris des plus connes.

Si j’avais été nietzschéen,

je serais déjà vieux, sage et rabougri,

pontifierais sénile des propos de mamies,

épuiserais  le lecteur de sentences en hermine,

affolerais l’entourage par ma mauvaise mine.

Si j’avais été nietzschéen,

l’affaire est bien certaine, je ne le serais plus,

plutôt croirais savoir que je ne le suis plus.

« Alexandre Lacroix », il se met à  signer

au nom de son père, enfin, il crut s’y fier.

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