Vous réalisez ?

Vous réalisez ?

  • Ce qui est inacceptable en régime de positivité, c’est que l’on puisse vouloir la non-réalisation d’une chose ou d’une idée. Les positifs appelleront cela frustration. Qu’est-ce que l’Empire du Bien sinon ceci : la réalisation de tout, l’optimisation maximale d’une réalité intégrale où rien ne se perd. C’est ainsi que la programmation planifiée de la fête vous dégoûtera de la fête, que l’organisation rationnelle des voyages vous fera vomir les voyages, que la planification étatique de la culture suscitera en vous le dégoût de la culture, que l’épandage de philosophie en magazines dans les kiosques vous incitera à brûler la bibliothèque, que l’étalage de votre QI vous irritera le cul.

 

  • En cette période estivale, l’esprit vagabonde : et si les musées étaient ouverts la nuit, nous y ferions des lectures et de belles rencontres. Mais que vaudra la réalisation de cette rêverie ? Des affiches, un matraquage publicitaire, un amoncellement de dates, un battage médiatique, une litanie de lieux, une overdose d’événements, un dégueulis de bonnes âmes toujours prêtent à servir la démocratie et les lettres et la culture. Le songeur, ce soir-là, restera dans son lit.
  • L’idée réalisée devient terrifiante ou banale. Elle charrie un système de moyens, toute une logistique comptable et opérationnelle, une succession d’étapes et de validations. Des comités statuent sur le faisable, le possible, le réaliste. A leur suite, l’idée s’inscrit dans un programme, s’encastre entre deux dates, le début et la fin. Le songe devient incontournable, tout le monde en parle. Impératif même : ce soir ou jamais. Le songeur isolé est devenu meute, billetterie, réduction étudiante, carte de bus, ticket de métro, file d’attente, bousculade, nausée collective. La publicité recycle la tronche de Rimbaud, un slogan situ, une montre molle, une couille en peluche. Nous sommes aux avant-postes, à gauche du petit square. Tout le monde se presse, quelle bonne idée, quelle réussite. La culture n’est pas morte, le désir non plus, le succès est massif, le public est présent. Nous sommes vraiment contents.
  • L’utopie, l’uchronie, l’intuition sauvage, l’éclat imaginaire tournent au cauchemar marchand, opérationnel et technique. Ils ne s’appartiennent plus, dépossédés d’eux-mêmes. En guise d’utopie, la meute des rêveurs à billets déambulent dans le noir, tripote des objets, se touche le téton. Pour l’uchronie, se sera nuit blanche. L’intuition sauvage est déclinée en figurines, stylos, cartes postales, capotes et sacs à dos. Quant à l’éclat imaginaire, il s’expose en très gros sur des affiches design : E. C. L. A. T   I. M. A. G. I. N. A. I. R. E.
  • Le politique n’a que ça à la bouche : il faut le faire, chiche, se sera mieux avec, quelle bonne chose pour moi. A la botte du marketeux qui lui souffle les bonnes idées du moment, il glose sur les réalisations futures et fustige le manque de courage de tous ceux qui ne passent pas à l’acte. Des actes, des réalisations, de l’efficacité, pour toujours plus de réalisations, de billetteries et d’événements incontournables.
  • Notre tâche est inédite : faire obstacle à la réalisation intégrale de toutes nos utopies, ne pas vouloir la réalisation de ce que nous voulons sans cesser de vouloir ce que nous désirons au-dessus du tas. La réalisation de Jérôme Bosch ? Hallowen sur un parking. La réalisation de Beckett ? Une journée d’oral du bac. La réalisation de Deleuze ? De la peinture minoritaire, expérimentale, fécale.
  • Ne pas vouloir se présenter, ne pas vouloir participer, ne pas vouloir jouer le jeu, ne pas vouloir péter dans le trombone, voilà un grand destin, le destin du ne pas, du non pas moi, du sans ma pomme.  Venez, mangez en tous, ceci est bon pour vous : culture, philosophie, lettres et cinéma. Vous n’avez rien à craindre, nous avons tout prévu, y compris les pentes inclinées pour que viennent à nous les culs-de-jatte de l’esprit et tous les réformés. Une idée qui ne se réalise pas, n’est pas ; une pensée sans programme mérite de disparaître. Sur la chaise percée, pour un train soulagé, un livre relié vaut moins que du papier. Vous réalisez ?

Publié dans : Fin |

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