L’éthique du café
« Mais quand vous achetez chez Starbucks, que vous vous en rendiez compte ou non, vous investissez dans quelque chose de plus important qu’un simple café. Vous souscrivez à une éthique du café. Grâce à notre programme « Planète partagée », nous achetons plus de café équitable qu’aucune autre compagnie au monde, en veillant à ce que les cultivateurs qui font pousser les grains reçoivent un juste prix pour leur rude tâche. Et nous investissons afin d’améliorer les cultures de café et de soutenir les communautés de planteurs tout autour du globe. C’est un café au bon karma. »
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- Jamais vous n’aurez à commenter ceci (merci Boudzi) à l’université à l’occasion d’un séminaire intitulé « critique et démocratie ». S’il vous venait l’idée de soumettre ce moignon linguistique à un spécialiste de philosophie politique chargé de recherches sur le présent au CNRS, il est probable qu’il hoche les épaules en vous recommandant de lire des choses sérieuses. Jamais vous ne trouverez une étude de ce texte dans un magazine littéraire ou dans un journal respectable. Ce texte, curieusement, n’intéresse personne. Il suffit de le glisser dans la catégorie « publicité » pour s’en défaire. Il n’a aucune valeur.
- Celui qui accorde du temps à sa lecture, qui essaie de savoir ce que peut bien être « une éthique du café » tombe dans le panneau. En essayant de comprendre ce qui lui arrive, le voilà qui accorde une valeur à ce qui n’en a pas. N’est-ce pas justement ce que cherche à faire le publiciste, que l’on se concentre sur le texte afin que la marque « Starbucks » nous rentre dans le crâne ? Autrement dit, celui qui fait fonctionner son intelligence en face d’une telle chose se fait duper. Quand, comble de la naïveté, il nomme la marque de café en question, c’est à se demander si Starbucks ne le paye pas en sous-main. A moins qu’il ne soit complètement idiot, faisant exactement ce que la publicité attend de lui – ce qui est, sur l’échelle morale du présent, autrement plus condamnable que la corruption par le fric.
- Résumons : celui qui n’a pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre est le véritable dupe. Il va de soi qu’il est possible d’étendre ce principe à une multitude de productions contemporaines supposées échapper à la critique et à l’analyse pour la simple raison qu’elles ne sont que ce qu’elles sont : du journalisme d’information gratuit, un film divertissant garanti « sans prise de tête », un roman estival léger, un 1500 mots sur les « bobos », un sketch sans prétention, un essai de philosophie pour les nuls, etc. Etant donné que toutes ces productions n’ont pas une grande valeur, voire pas de valeur du tout, prenez-les pour ce qu’elles sont ou passez votre chemin. Dans le cas contraire, vous tombez forcément dans le panneau ! Reformulons l’injonction : servez-vous de votre intelligence sur des chose intelligentes et laissez le reste là où il est si vous ne voulez pas être le véritable dupe. Le problème de ce morceau de bravoure c’est que le reste, à l’exception de quelques résidus fort bien dissimulés, est aujourd’hui partout.
- Il va de soi que ce raisonnement laissera dormir en paix ceux qui bousillent les mots et asservissent la langue aux impératifs du commerce. Curieusement, la peur de passer pour le dindon de la farce, l’emporte sur tout le reste. La formule Tu ne sais pas encore comment ça marche, qu’est-ce que tu es naïf !, tiens lieu de phrase type dans ce dispositif pervers où celui qui cherche à comprendre passe pour un imbécile et où l’indifférent apparaît comme la fine pointe de la lucidité. Ne critiquez surtout pas cela sinon vous passerez pour un imbécile aux yeux de tous ceux qui ont déjà tout compris. Cette menace doit être prise très au sérieux. Elle fonctionne comme un puissant moyen d’inhibition. En matière d’intelligence, aux pays des éthico-adaptés, le paradis est sur terre : les premiers sont déjà les derniers.
- Investir dans l’éthique du café ? Un programme « planète partagée » ? Un café au bon Karma ? « Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, explique Guy Debord en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, la première cause de décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse ; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. » Pire, celui qui cherche tout de même à élaborer une réponse, fut-elle ironique, à ce genre de sollicitations insensée n’a vraiment rien compris. Alors qu’un discours lui annonce sans fard sa souscription prochaine à une « éthique du café » – qu’il s’en rende compte ou non – il serait déraisonnable de se pencher sur ce discours sans objet qui n’est pas fait pour être lu et auquel personne ne répondra de peur de passer pour le dernier des crétins. Ajoutons que ce texte est là, étalé sans pudeur avec son « éthique du café » et son « bon karma ». Livré à la vue de tous, il n’est la responsabilité de personne. Sans objet, cette succession de phrases est aussi sans sujet. Un discours qui n’est plus qu’une forme vide de communication. Un discours qui formellement affiche son mépris du sens des mots dans une réclame publicitaire qui ne doute plus de rien.
- Si l’éthique consiste à réfléchir aux différents états d’âme, quels sont les nôtres face à cette chose ? A-t-on raison d’être tourmenté ? Doit-on s’affecter ? S’interroger sur la destination d’une communauté humaine devenue indifférente aux discours qu’elle expose à chaque coin de rue ou de bout de papier ? Ces questions éthiques sont bien sûr incompatibles avec « l’éthique du café », « la sagesse du papier toilette », « la morale des croquettes pour chiens » ou « la philosophie du dentifrice ». « L’éthique du café », cette formule sans sujet, sans objet, sans visage flottera désormais au-dessus de nos têtes. Une éthique sans éthique. Le recyclage et la vidange. Tout est là, mais il n’y a plus rien dedans, à l’exception de quelques naïfs errant avec leurs états d’âme et leur jus de chaussette.
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Publié le 14 octobre 2012 par bernat