Le Monde.fr et la philosophie
Le 9 décembre 2009 à 21:05:15, un crétin (en conseil de classe on dira élève fragile aux résultats modestes et perfectibles) poste sur le forum de jeuxvideo.com :
« Benj_49
Posté le 9 décembre 2009 à 21:05:15
Fin des cours d’histoire signifie également et surtout car c’est ce qui me stresse le plus fin des révisions pour ce p***in de bac où l’épreuve d’hist-géo dure 4 heures. Mais s’il y a une matière à supprimer en priorité (du cursus obligatoire de la série S mais toujours disponible en option), c’est bien la philo !»
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Le 10 décembre 2009 à 14h27, le Monde.fr propose en haut de page une sélection de moignons atextués dans laquelle figure le moignon benji_49 sous le titre fédérateur :
« S’il y a une matière à supprimer en priorité, c’est bien la philo »
Le texte du crétin, toujours modeste, fragile et perfectible, sans autre commentaire devient ceci :
« Pour d’autres, comme Benji sur les forums de jeux vidéos.com, c’est la philo qu’il faudrait supprimer pour qu’il respire : « Fin des cours d’histoire signifie également et surtout, car c’est ce qui me stresse le plus, fin des révisions pour ce p***in de bac où l’épreuve d’hist-géo dure 4 heures. Mais s’il y a une matière à supprimer en priorité (du cursus obligatoire de la série S mais toujours disponible en option), c’est bien la philo ! » »
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Le même jour à 16h30, un dénommé André – je le salue – écrit ceci dans la case « commentaire » de la dite sélection :
« 10.12.09 | 16h30
ça fait bien longtemps que c’est fait au monde, tu dors roger-paul ? »
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Non pas roger-paul mais Roger-Pol pour Roger Pol-Droit, le même Roger-Pol à qui je glissais il y a quelques jours de cela par voie de courriel le texte qui suit, réponse des plus mesurées à la promotion nasillarde du camelot « philosophe, écrivain, Onfray », auteur d’un article mousseux sur Albert Camus le 24 novembre 2009, mis en ligne à 14h05 tout juste sous le titre :
Monsieur le Président, devenez camusien !, par Michel Onfray
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ma réponse :
Onfray, Sarkozy ou le combat des signes.
Pensée solaire, syndicalisme révolutionnaire, homme révolté, symbole extraordinaire ? Faudra-t-il se résoudre à la consommation indistincte de ces signes ? Onfray et Sarkozy sont-ils d’ailleurs autre chose que des marques fétiches ? Eléments d’un vaste système de renvois, signes-relais d’un ordre du discours d’autant plus efficace qu’il mobilisera des points d’identification évidents. Onfray est philosophe ; Sarkozy, président. La trajectoire de nos deux signifiants provient, non sans surprise, d’une même élection : celle du nombre. Les votants, les acheteurs ont trouvé dans ces signes l’opposition des « valeurs ». En 2007 déjà, Le magazine philosophie proposa le combat des fétiches en premier numéro.
Sarkozy et Onfray, ces mots de l’exemplaire – l’un est libéral mais l’autre est libertaire – se querellent paraît-il sur les restes de Camus ? Homme exemplaire pour l’un ; homme exemplaire pour l’autre. Alors, à des fins de campagne, on prélève par morceaux les restes de l’exemplaire. Une citation pour une autre, une formule contre une autre. Dans l’économie des signes-Sarkozy, ce serait un « symbole extraordinaire » de mettre les restes de Camus au Panthéon. Dans l’économie des signes-Onfray, Camus est « un hédoniste tragique », un « libertaire irrécupérable ». Ayons tous le bon goût d’être « camusiens ».
Mais la question intempestive nous revient lancinante : où est le problème ? Par quelles étranges conjonctions d’infortunes a-t-on fini par confondre un combat d’idées et un combat de signes, une réflexion et une injonction, un concept et une marque ? Un tantinet plus marxiste : qu’est-ce qui explique, dans une certaine économie des signes, dans une certaine ambiance dirons-nous, la promotion de Camus et non celle de Sartre ? Qu’est-ce qui, dans le texte de Camus, autorise un tel rapatriement : de Onfray à Sarkozy (ou l’inverse) ? En quoi la pensée de l’absurde accompagne-t-elle un devenir économique du monde orphelin de toutes finalités ? Qu’est-ce qui explique un tel affairement autour des restes de la dépouille et une telle indifférence vis-à-vis des problèmes que sa philosophie ne manque pas de poser ?
Le constat ne risque pas d’effrayer les gestionnaires de certitudes : notre temps, la chose ne date pourtant pas d’hier, en a fini avec les problèmes. Le procès idéologique de leur aplatissement dans des signes directement consommables (le camusien, le libertaire, l’hédoniste…) simule le combat des valeurs et l’affrontement des exigences. Onfray vs Sarkozy. Dès lors, la contradiction ne passe plus dans les mots mais entre les mots, dans le choix des mots. Ce qui est ainsi liquidé, c’est l’ambivalence des mots, leur profonde ambiguïté. Qui trouvera à redire au syndicalisme révolutionnaire, oxymore indiscutable, réconciliation de toutes les contradictions vécues dans un signe sans dimension ? Quel mauvais esprit faut-il être pour s’opposer à la panthéonisation d’un symbole extraordinaire ?
Cette réduction aux signes, réduction qui touche aussi bien la philosophie que la politique, est certainement le pire des outrages que l’on puisse faire à des hommes qui ont un jour pris sur eux la lourde tâche de penser un bord de l’humaine condition. Quand l’homme révolté est réduit au triste statut de slogan, au titre de ralliement d’une communauté Facebook (un autre aplatissement du signe) ou à une accroche de quatrième de couverture libertaire, le sérieux impose de reprendre l’homme où nous l’avons laissé, au temps où sa révolte philosophique et politique avait encore un sens. Il y a cinquante ans, aujourd’hui ou demain cette révolte de l’esprit a toujours posé des problèmes aux marchands.
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Tout en me rappelant, en toute sympathie, la nature de son impouvoir éditorial, Roger-Pol me garantissait de faire suivre. Depuis ? Le silence, le silence mes amis, mes ennemis, mes frères de plume, le silence de la France qui pense.
N’ayant rien à perdre et rien à gagner dans ce jeu à somme nulle, Benji_49, pseudo, crétin modeste, fragile et perfectible, quel beau système tu fais. Le monde.fr et sa philosophie d’entreprise t’aiment déjà.
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10 décembre 2009