Le loisir de la critique

Le loisir de la critique

 

  • Contrairement à Robert Maggiori, je ne reçois pas gratuitement les livres que je critique. Je passe en caisse. Je reconnais que ce péage naturel m’oblige à faire le tri chez le revendeur de livres (le terme libraire comme cartable ou école étant passé de mode). Ma dernière acquisition : Le philosophe de service de Raphaël Enthoven (12,90 euros), chez Gallimard tout de même. Je réserve d’ailleurs une étagère spéciale pour ces livres d’un jour dont l’existence ne repose que sur la couverture médiatique de ceux qui les signent.

  • Je ne saurais décrire avec suffisamment d’exactitude et de précision psychologique la nature de l’étonnement (philosophique ?) qui me saisit au collet lorsque je feuillette pour la première fois l’un de ces ouvrages, le plaisir que je prends à découvrir la prétention d’un tel, la fatuité d’un autre, l’absence de talent manifeste d’un troisième. Peut-être s’agit-il d’une perversion de l’esprit qui ne pouvait s’épanouir pleinement que dans un temps (le nôtre) où la médiocrité consacrée nous tient lieu d’atmosphère. J’avoue d’ailleurs avoir du mal à comprendre l’indifférence des esprits les plus fins pour ce fantastique manège des publications saisonnières et des renvois de courtoisie. La méthode consiste à déambuler entre les piles pour débusquer la perle rare, l’ouvrage qui transpire le plus l’idéologie d’ambiance. En guise d’indice méthodologique à l’usage du profane, il est bon de savoir que ces ouvrages sont le plus souvent cintrés d’un bandeau rouge avertissant le chaland de la renommée de l’auteur.
  • Celui de Robert Maggiori aux éditions du Seuil n’a pas le bandeau. C’est le titre de l’ouvrage, Le métier de critique, qui suscita la curiosité de l’amateur que je suis. Je feuillette donc. Un texte autour de Bourdieu, un autre à propos de la mort de Jean Baudrillard, un troisième, conforme à ce qui peut se dire sur le sujet, regrette le nivellement internétique. Pas de quoi affoler les papilles ; pas de quoi non plus aiguiser les canines. En conséquence, sans animosité ni empathie, je repose le livre, en tranche, sur l’étagère. Il est important de savoir qu’à la différence des livres cintrés de rouge plutôt en piles, les ouvrages non cintrés sont plutôt en tranches.
  • Le bref effeuillage du livre en question me laisse pourtant un arrière goût de fadaises. Quelle en est la cause ? Robert Maggiori a beaucoup d’amis. Non pas ceux de Facebook, que les crétins cultivent comme des bubons d’acné, mais des amis intellectuels, philosophes, écrivains, journalistes. Que du beau linge. J’ai en tête le texte de Vladimir Jankélévitch dédicacé à Robert Maggiori. C’est tout de même quelque chose une dédicace de Vladimir Jankélévitch dans une vie. Me vient alors cette idée saugrenue : un critique peut-il se permettre d’avoir autant d’amis ? Un oui franc et massif si le critique en question veut en faire son métier. Tout métier en effet s’inscrit dans un système de relations sociales, a fortiori lorsqu’il s’agit de livres, d’essais ou de production littéraire (il y a aussi des productions laitières). Le critique dans son métier ne peut pas se permettre de fustiger comme un homme bien seul les éditions du Seuil pour avoir publié un volume en hommage à Roland Barthes qui regroupe la plus poisseuse transpiration idéologique de ces cinq dernières années en France. Soit il se tait, soit il encense.
  • Je le crains pour le titre, Robert Maggiori, métier et critique sont deux termes incompatibles, à moins que par « critique » nous entendions relance culturelle du déjà validé. La critique bien comprise entre forcément en contradiction avec les relations croisées qui font et défont les intérêts du moment. Elle est hérétique, inassimilable, définitive. La critique se moque des intérêts économiques, des stratégies éditoriales, des mécanismes promotionnels. Elle est la parole d’en-dehors qui cherche à se faire entendre au-dedans. Si elle est lue, elle ne sera pas citée ; si elle touche, on l’esquive ; si elle démolit, on l’ignore. Difficile de savoir ce qui l’aiguise, ce qui la stimule, ce pour quoi elle œuvre. Elle est le loisir de l’esprit en face des mauvais coups. Dans le livre de Maggiori, vous trouverez des noms, des remerciements, quelques bons souvenirs. Rien qui ne tranche, rien de bien fâcheux, aucune disconvenance, pas de fausses notes. Le timbre est rond, les références sont là, les grands livres évoqués. Bref, le métier de critique.

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Publié le 10 juin 2011 par bernat

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