Dessine moi une critique
- Etant donné la redondance des narrations, l’équivalence des sources ou le pompage intempestif une question insiste : que pouvons-nous encore penser ? Bien sûr il restera, et pour longtemps, les vieilles marottes. Alors Heidegger, nazi ou pas, puisqu’il va aujourd’hui de soi que la pédérastie de Foucault n’est un secret pour personne ? Un frisson polémique de temps à autre pour se donner l’illusion que le travail des idées n’est pas dans un état de coma dépassé. Ce travail revient en toute légitimité médiatique aux pitres culturo-mondains qui agitent le temps d’un article la muleta reprisée. A moins qu’on ne fasse dans la compilation. Objectivité des sources et neutralisation de l’engagement. Ainsi le numéro 13 de la revue Tracés (Revue de sciences humaines de l’école normale supérieure, Lettre et sciences humaines) se pose gravement la question qui fait mouche : Où en est la critique ? A défaut de se confronter réellement au problème, la cartographie cumule le prestige de l’universitaire tout en pointant la nécessité in abstracto de la chose invoquée. Conjuration d’une perte par commémoration de la source. Dans l’eau vive de l’origine ne reste plus qu’à jeter la pièce. Mes ouailles, prions.
- L’éditorial se place pourtant sous le haut patronage de Karl Marx : « En lutte contre l’état des choses, la critique n’est pas une passion de la tête, elle est la tête de la passion. Elle n’est pas un scalpel anatomique mais une arme. Son objet est son ennemi, qu’elle veut non pas réfuter mais anéantir ». (1) Elle veut non pas réfuter mais anéantir. Il est bon de le dire deux fois. On notera le « en lutte contre l’état des choses« . Marx dans la Sainte Famille, tome II, chapitre IV, applique son programme à la lettre. D’un côté le livre de Flora Tristan consacré à l’Union ouvrière où il est dit que l’ouvrier fait tout, produit tout et n’a cependant droit sur rien. De l’autre la critique critique de Monsieur Edgar, « ce calme personnifié de la connaissance. » (2) « Pour être à même de tout créer, il faut une conscience supérieure à la conscience d’un ouvrier« , telle est la position du critique critique pour Marx. Et pourquoi l’ouvrier ne fait rien pour la critique critique ? Parce qu’il est englué dans le toujours individuel, dans le journalier et le besogneux. Il ne crée rien car il ne fabrique que des « objets individuels« , des objets « concrets« , « tangibles, sans esprit ni critique« , ce qui fait horreur à « la critique pure« . Marx renverse les termes : « La critique critique ne crée rien ; l’ouvrier crée tout, et à tel point que, par les créations de son esprit, il fait honte à toute la critique : les ouvriers anglais et français peuvent en témoigner. L’ouvrier crée même l’homme. Le critique restera toujours un monstre, avec, il est vrai, la satisfaction d’être un critique critique« . Mais Monsieur Edgar n’en reste pas là. Prenant parfois en pitié les questions sociales, il consacre sa critique critique à « la situation des prostituées« . Enfin pas exactement. Qu’un dénommé Béraud, alors commissaire de police à Paris, écrive sur la prostitution et Monsieur Edgar entend instruire les masses sur le caractère erroné de ce texte. Pour lui on ne saurait se placer « d’un point de vue policier » pour penser ce problème. Conclusion de Karl Marx : « Mais il se garde bien ne nous donner son propre point de vue. Naturellement ! Lorsque la critique s’occupe des filles de joie, on ne peut pas lui demander de le faire en public« , en public ou dans les courcives de l’ENS.
- Résumons. Marx cherche à entrer en lutte contre « l’état des choses. » Pourquoi? Tout simplement, mon ami, mon ennemi, mon frère, parce que l’état des choses le dégoûte. « La critique n’est pas une passion de la tête, mais la tête de la passion« . Mais il se trouve, hier comme aujourd’hui comme demain, que « l’état des choses » ne peut être dit par n’importe qui, certainement pas par l’ouvrier qui ne crée rien ou le ladre qui souffre dans son tout petit coin de ciel gris. Pour dire « l’état des choses« , il est besoin de la critique critique, celle de ce cher Monsieur Edgar qui sans jamais s’engager fait la leçon sur ce qu’il est bon de dire et de ne pas dire, qui délivre les bons points de la bonne critique. A lui de fixer la limite et de délivrer les mandats. Afin de rentrer en lutte contre « l’état des choses« , Marx en passe par les discours qui empêchent l’état des choses de se dire, en d’autres termes par le discours de la critique critique. Aujourd’hui, il aurait de quoi faire. Cela demande à n’en pas douter une certaine compétence. Marx connaît sur le bout de la plume les trafics de langage de notre bon Monsieur Edgar. Il a quelque style et sait retourner contre elle la cuistre sottise. Où va cette compétence ? Pour Marx, très loin d’une contemplation de la critique par elle-même. Il s’agit, je le rappelle, de donner à son dégoût une tête. La critique de la critique critique n’est pas une critique à l’exposant, une satisfaction que l’on s’accorde pour avoir remis un impétrant « écrivain, philosophe » à sa juste place. Une critique qui n’entrerait pas en lutte contre « l’état des choses » ne vaudrait pas plus qu’un débouche évier à l’heure de la noyade. La question n’est donc pas de faire de la critique un objet autonome. A ce stade de réflexivité, je le concède, la critique se transforme en doudou à caresser les soirs de déprime afin de rehausser dans le petit boudoir de la satisfaction narcissique l’image qu’on suppose être la sienne chez les autres anonymes. C’est un risque non négligeable de l’entreprise critique. Personne n’est à l’abri d’y sombrer. Encore faut-il en avoir une pleine conscience. Sans passion, il ne reste plus qu’à empailler la tête. Sans esprit, ce n’est pas Botul qui me contredira – mort de ne pas être né – le Saint Esprit s’avachit en tête de veau.
- Tout aussi illusoire est de penser que la critique n’est simplement qu’un ethos (ce qu’elle est certainement aussi) ou pour le dire avec Foucault un « art de l’inservitude involontaire« . La formule est plaisante mais ne dit pas grand-chose. La critique comme un art, comme un ethos, une vertu ou une inservitude ? Pourquoi pas. Beaucoup plus efficiente m’apparaît la caractérisation de Karl Marx : la critique entre en lutte contre l’état des choses, non pas passion de la tête mais tête de la passion. Mais voilà, on ne rentre jamais, par le discours au moins, en lutte contre l’état des choses. C’est la limite réelle de toute critique. Qu’une borne de biométrie vienne à être installée sur un lieu de travail et il faudra bien se poser la question de savoir si le risque (il y a toujours un risque en de telles circonstances) de la démonter à la main ou au piolet vaut d’être couru. Critiquer la biométrie est une chose, casser du matériel en est une autre. Mais que vaut la critique si le matériel, avec ou sans critique, tient toujours debout ? On pourra toujours reprendre la question, replâtrer une critique à l’exposant, délivrer des mandats etc… Avant d’être une affaire de concepts, la propriété privée traduit un état des choses. Au seuil de l’insupportable, la question ne se posera plus : la tête laissera faire la passion.
- Une autre question se pose, théoriquement indécidable celle-là aussi : quels discours doivent être pris pour objet de la critique (Marx s’en prend ici à Monsieur Edgar) ? Pour parler le langage des normographes scribouilleurs adeptes des normativités déposées dans de lourdes notes en bas de pages sagement blotties dans quelques mémoires d’habilitation : où est le critère ? Là encore, au risque de décevoir, il n’y a pas de critère. Le statut du critique critique, l’importance symbolique de son discours, son écoute, ses relations avec les jeux de pouvoir, le caractère exemplaire de sa prose sont autant d’indices. Cela demande certainement d’acquérir une sensibilité au présent, un odorat développé, à moins que ce ne soit un flair de Teckel. Un devenir-animal?
- J’en reviens à cet éditorial de la revue Tracés sur le beau sujet, qu’il est beau le sujet, Où en est la critique ? Il se termine sur ceci : « Comme le dit Bernard Stiegler dans ce numéro, la « nouvelle critique » désigne cette capacité à s’extraire de notre propre bêtise, ce sursaut de désir qui nous dégoûte de notre vilenie. La critique comme éthique, c’est donc s’offrir le luxe du doute. En d’autres termes, c’est avoir le courage de se décentrer par rapport à une situation de sujet individuel – savoir que notre identité est toujours construite – et par rapport à la situation de sujet d’un pouvoir – savoir remettre en cause le sens que les institutions assignent aux événements. Etre critique, c’est ainsi n’être pas condamné au contentement servile mais être producteur de sa position au sein de la communauté politique ». (3) S’offrir le luxe du doute ? Et l’état du monde, le dégoût, la passion de la tête ? Soyez « critiques » mes bons enfants, cultivez votre jardin de l’Epicure, s’y nique c’est mieux, offrez vous le luxe du doute, oser philosopher nom de Dieu, avec Larousse pour le bas de gamme les éditions de l’ENS pour le haut du panier. Permettez mes bons Messieurs, les critiques critiques, je m’en tiens plus simplement à l’idée de Marx : entrer en lutte contre l’état des choses. Plus profane, merdifier.
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(1) K. Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
(2) K. Marx, La Sainte Famille, Tome II, chapitre IV.
(3) Tracés, revue de sciences humaines, Où en est la critique ?, Lyon, ENS éditions, 2007, numéro 13.
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22 mai 2008