Adieu finesse

Adieu finesse

« Mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente, d’accord mais de mort lente. »

G. Brassens

8b8de32f376b812498db91189f6d887e[1]

  • Le plus jubilatoire dans la pensée c’est peut-être d’arriver à ce point où l’on parvient à décoller deux idées, à les différencier pour établir entre elles un petit écart, comme une respiration. L’identité n’était finalement qu’une illusion d’optique. De plus près, si l’on regarde bien, les opinions des uns, les croyances des autres se détachent et se présentent plus singulièrement à l’examen. Plus fragiles. Avec de fines nuances. Grossissez un œil bleu, vous y trouverez de petits filaments blancs sur fond noir. Il ne s’agit pas simplement de faire apparaître une plus grande complexité de points de vue mais de pouvoir circuler entre elles sans s’attacher définitivement à aucune.

 

  • Au contraire, la pensée régresse et avec elle la joie quand l’urgence est aux états plus qu’aux mouvements, quand l’on vous somme de prendre position, de livrer en blocs vos papiers, vos pensées et vos intentions. Cette régression ne date pas d’hier, du 13 novembre ou du 7 janvier 2015. Si les médias, dans leur écrasante majorité, lui font une spectaculaire chambre d’échos, ils n’en sont pas la cause mais un symptôme. Cette régression est autrement plus profonde et spirituelle, elle touche ce que l’homme a de plus essentiel, sa conscience. Si la sottise, comme l’écrit Vladimir Jankélévitch, « est de s’en tenir là, et d’adopter définitivement un exposant déterminé, et d’en prendre goût » (1), la conscience inquiète refuse le statu quo qui est aussi sa propre mort

 

  • Cette finesse, celle qui décolle les sottes évidences, fait partie de notre culture, elle en est peut-être la pulsation la plus intime. Sans que nous en ayons toujours conscience – la conscience sait se masquer à elle-même – elle nous unit plus sûrement que les drapeaux, les hymnes ou le bruit des bottes. Elle est notre inépuisable richesse, une subtilité qui nous éloigne aussi bien de la bestialité instinctive que de l’angélisme niais. Elle n’est pas plus du côté du bien que de la gentillesse. Elle n’a d’ailleurs aucun côté, que des arrêtes. Il y a parfois une grande cruauté à ne pas vouloir s’en tenir là, une violence aussi qui s’exerce contre la satisfaction, la complaisance, l’adhérence au monde tel qu’il est.  Une insatisfaction chronique qui ne demande qu’à se résoudre dans un sourire complice.

 

  • Il paraît que nos libertés sont menacées, que l’urgence de l’Etat prend inexorablement le dessus sur la lenteur des poètes ? Mais qu’est-ce que la  liberté quand l’imaginaire disparaît ? Une liberté sans conscience libératrice, une liberté de pouvoir faire, de pouvoir jouir, de pouvoir acheter, une liberté qui réclame grassement son droit à la circulation des corps quand les esprits sédentaires déclinent leurs convictions plombées ? Qui veut de cette liberté-là ? Ouvrir son sac, mettre à nu ses babioles, décliner son identité pour que dure la liberté de s’en tenir là ?

 

  • Hélas, il ne s’agit pas simplement de rhétorique ou de jeux de langage, le plus fragile est le plus essentiel, le plus imperceptible ce qu’il faut défendre. Mais l’on ne défend pas la pensée des interstices comme l’on défendrait un territoire, une zone géographique ou une aire d’embarquement. Défense de la culture, des poètes, des artistes. Et pourquoi pas défense de la conscience ? La conscience critique élue grande cause nationale et produit de l’année 2015. Les journées de l’esprit, de la liberté de penser et du patrimoine… Je défends au contraire mon désir de ne rien vouloir défendre jusqu’au bout, de m’arrêter en chemin, de biffer la conclusion, de saccager la chute. Désir de ne pas être totalement Charlie, de penser entre-deux, d’adresser mes prières à la mauvaise adresse, de manquer le train de la guerre, de traîner les pieds sur la place des martyrs.

……………

V. Jankélévitch, Le pur et l’impur, Paris, Flammarion, 1998, p. 750.

Publié dans : Fin |

Laisser un commentaire