« Tu as surestimé les hommes »
« Mais, une fois encore, Tu as surestimé les hommes, car ce sont assurément des esclaves, bien qu’ils aient été créées révoltés. Regarde autour de Toi et juge : quinze siècles ont passé. Va les voir. Qui as-Tu voulu élever jusqu’à Toi ? Je Te le jure, l’homme a été créé plus faible et plus vil que Tu ne le pensais ! (…) Ayant de lui une idée si haute, Tu as agi comme si Tu n’avais pas de pitié pour lui… »
F. Dostoïevski, Le grand inquisiteur au Christ, « La légende du grand inquisiteur »,
Les frères Karamazov.
………
- La révolte de l’homme n’est pas contraire à sa nature. Bien au contraire. Il est dans la nature de l’homme de se révolter, de se soulever. « Je me révolte donc nous sommes », écrit Camus en 1951 dans L’homme révolté. Mais nous sommes comment ? Nous sommes dans quel état après le soulèvement quand on cherche à mettre des réalités derrière les mots de la révolte ? Le grand inquisiteur, ce chef d’Etat, pose cette question finale : et après ? Nous pouvons bien sûr lui retirer le droit de la poser, mettre en avant son cynisme froid et calculateur. Nous pouvons aussi parier sur une politique de l’imagination, une souveraineté non instituée. Cela ne me satisfait pas et j’entends quelque chose dans cette phrase du nonagénaire de Séville : « Tu as surestimé les hommes ». N’aurait-il pas raison ?
- Tous ces appels pathétiques à la liberté, qui se confondent d’ailleurs, comme par hasard, avec ceux du marché sans tête, surestiment les hommes, font comme si les hommes pouvaient être libres sans avoir besoin de cadres institués pour les soutenir. C’est absurde. Personne n’est libre spontanément, la liberté n’est pas une donnée factuelle. Ce mythe de la liberté première de l’homme n’exclut pas, bien au contraire, la révolte qui n’est pas un état mais un agir pensé.
- Mais après l’agir ? On agit encore ? Vers où ? Dans quel sens ? Dans quel état ? Pourquoi assistons-nous à un retour des idéologies religieuses politiquement armées ? Pourquoi des hommes sont prêts à mourir pour une cause, pour un Dieu, pour un maître ? Parce qu’ils sont dupes ? Parce qu’ils manquent d’éducation ? Non, parce que la promotion de la liberté pour la liberté et hors de tous cadres institués leur est absolument intolérable. Ils savent qu’ils sont aussi des esclaves, ils se vivent de la sorte en conscience. La liberté, pour eux, est une intoxication qui les humilie d’autant plus qu’ils la ressentent comme totalement factice. Ils veulent aussi être étayés. On demande aux hommes de prendre part à un projet historique de libération dont ils n’ont aucun désir car il n’a aucune réalité pour eux.
- J’ai beau scruter en moi-même, je ne vois aucun désir de me libérer. De quoi d’ailleurs ? Qui ne se vit pas comme irréductible, condition et support de sa propre déroute, fragment chaotique et fini d’un univers mental et physique impossible à appréhender totalement. Nous mourrons aveugles mais conscients de l’être ce qui éclaire l’image. Qui ne ressent pas le soulèvement de sa psyché n’ayant de compte à rendre qu’à lui-même, cette normativité intérieure à la foi dérisoire et irréductible. « Je suis ce peu » écrivait Jankélévitch. L’anarchisme vient de là, nous le sommes tous un peu. Non pas à partir d’une décision théorique et politique mais depuis cette poussée primaire, ridicule et grandiose, vaine et fondatrice. La souveraineté pour soi, la souveraineté de soi, à laquelle nous croyons plus ou moins.
- Le problème c’est que cette souveraineté n’est pas la seule. Il y en a d’autres en face de moi des poussées, plus ou moins grandioses, plus ou moins débiles. Il y a un dehors. Nombreux sont les hommes qui voient aujourd’hui le dehors comme une extension d’eux-mêmes. Ils s’imaginent s’affirmer eux-mêmes en repoussant toute forme de maîtrise qui ne viendrait pas d’eux, en faisant gonfler leur nombril. Il faut dire qu’on les a dûment formé : soyez maîtres de vos vies, tirez vous-mêmes les ficelles, soyez disruptifs, malins et libres, ne soyez pas des esclaves etc. etc. Mais au fond, qui peut croire sérieusement à de telles niaiseries ? Qui peut se convaincre que cette souveraineté sans condition n’est pas aussi une profonde idiotie ?
- Marx voulait le dépérissement de l’Etat car il pensait, contre le grand Inquisiteur, que l’Etat ne pouvait être qu’une force oppressive, une domination et une aliénation contre l’homme et pas pour lui. Son diagnostic anthropologique n’est pas complètement satisfaisant. La tragique ironie de l’histoire a associé son nom à des régimes politiques qui ont fait de l’Etat le maître absolu et ce n’est pas simplement une ironie, il y a aussi une logique. Nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne pouvons renoncer à notre propre souveraineté. Nous ne nous sentirions pas mieux dans un petit village, une micro communauté, une échelle de l’homme supposée nous rendre plus libre que celle d’un Etat car le fond du problème n’est pas la liberté contre mais le destin que nous voulons offrir à notre souveraineté bancale et torve.
- L’attrait pour le communalisme feint aujourd’hui d’oublier la dimension religieuse et clanique de ces mouvement politiques au XIXe siècle. La dimension sectaire n’est jamais très loin car l’homme libéré de la forme Etat ne se libère pas de lui-même pour autant. Le grand inquisiteur a raison sur ce point. Je veux pouvoir cohabiter dans un espace politique dont j’estime les règles justes sans avoir affaire, au quotidien, à mes amis, à mes voisins, à mon marchand de salade, à l’amour du prochain. Cela n’exclut pas de vivre localement, bien au contraire, mais cela suppose que nous partagions une même idée de l’homme, lointaine, l’idée la plus juste, la plus précise possible, une idée qui ne surestime ni ne dévalorise l’homme. Une idée à hauteur