« Tu as surestimé les hommes »

« Tu as surestimé les hommes »

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« Mais, une fois encore, Tu as surestimé les hommes, car ce sont assurément des esclaves, bien qu’ils aient été créées révoltés. Regarde autour de Toi et juge : quinze siècles ont passé. Va les voir. Qui as-Tu voulu élever jusqu’à Toi ? Je Te le jure, l’homme a été créé plus faible et plus vil que Tu ne le pensais ! (…) Ayant de lui une idée si haute, Tu as agi comme si Tu n’avais pas de pitié pour lui… »

F. Dostoïevski, Le grand inquisiteur au Christ, « La légende du grand inquisiteur »,

Les frères Karamazov.

………

  • La révolte de l’homme n’est pas contraire à sa nature. Bien au contraire. Il est dans la nature de l’homme de se révolter, de se soulever. « Je me révolte donc nous sommes », écrit Camus en 1951 dans L’homme révolté. Mais nous sommes comment ? Nous sommes dans quel état après le soulèvement quand on cherche à mettre des réalités derrière les mots de la révolte ? Le grand inquisiteur, ce chef d’Etat, pose cette question finale : et après ? Nous pouvons bien sûr lui retirer le droit de la poser, mettre en avant son cynisme froid et calculateur. Nous pouvons aussi parier sur une politique de l’imagination, une souveraineté non instituée.  Cela ne me satisfait pas et j’entends quelque chose dans cette phrase du nonagénaire de Séville : « Tu as surestimé les hommes ». N’aurait-il pas raison ?
  • Tous ces appels pathétiques à la liberté, qui se confondent d’ailleurs, comme par hasard, avec ceux  du marché sans tête, surestiment les hommes, font comme si les hommes pouvaient être libres sans avoir besoin de cadres institués pour les soutenir. C’est absurde. Personne n’est libre spontanément, la liberté n’est pas une donnée factuelle. Ce mythe de la liberté première de l’homme n’exclut pas, bien au contraire, la révolte qui n’est pas un état mais un agir pensé.

 

  • Mais après l’agir ? On agit encore ? Vers où ? Dans quel sens ? Dans quel état ? Pourquoi assistons-nous à un retour des idéologies religieuses politiquement armées ? Pourquoi des hommes sont prêts à mourir pour une cause, pour un Dieu, pour un maître ? Parce qu’ils sont dupes ? Parce qu’ils manquent d’éducation ? Non, parce que la promotion de la liberté pour la liberté et hors de tous cadres institués leur est absolument intolérable. Ils savent qu’ils sont aussi des esclaves, ils se vivent de la sorte en conscience. La liberté, pour eux, est une intoxication qui les humilie d’autant plus qu’ils la ressentent comme totalement factice. Ils veulent aussi être étayés. On demande aux hommes de prendre part à un projet historique de libération dont ils n’ont aucun désir car il n’a aucune réalité pour eux.

 

  • J’ai beau scruter en moi-même, je ne vois aucun désir de me libérer. De quoi d’ailleurs ? Qui ne se vit pas comme irréductible, condition et support de sa propre déroute, fragment chaotique et fini d’un univers mental et physique impossible à appréhender totalement. Nous mourrons aveugles mais conscients de l’être ce qui éclaire l’image. Qui ne ressent pas le soulèvement de sa psyché n’ayant de compte à rendre qu’à lui-même, cette normativité intérieure à la foi dérisoire et irréductible. « Je suis ce peu » écrivait Jankélévitch. L’anarchisme vient de là, nous le sommes tous un peu. Non pas à partir d’une décision théorique et politique mais depuis cette poussée primaire, ridicule et grandiose, vaine et fondatrice. La souveraineté pour soi, la souveraineté de soi, à laquelle nous croyons plus ou moins.

 

  • Le problème c’est que cette souveraineté n’est pas la seule. Il y en a d’autres en face de moi des poussées, plus ou moins grandioses, plus ou moins débiles. Il y a un dehors. Nombreux sont les hommes qui voient aujourd’hui le dehors comme une extension d’eux-mêmes. Ils s’imaginent s’affirmer eux-mêmes en repoussant toute forme de maîtrise qui ne viendrait pas d’eux, en faisant gonfler leur nombril. Il faut dire qu’on les a dûment formé : soyez maîtres de vos vies, tirez vous-mêmes les ficelles, soyez disruptifs, malins et libres, ne soyez pas des esclaves etc. etc. Mais au fond, qui peut croire sérieusement à de telles niaiseries ? Qui peut se convaincre que cette souveraineté sans condition n’est pas aussi une profonde idiotie ?

 

  • Marx voulait le dépérissement de l’Etat car il pensait, contre le grand Inquisiteur, que l’Etat ne pouvait être qu’une force oppressive, une domination et une aliénation contre l’homme et pas pour lui. Son diagnostic anthropologique n’est pas complètement satisfaisant. La tragique ironie de l’histoire a associé son nom à des régimes politiques qui ont fait de l’Etat le maître absolu et ce n’est pas simplement une ironie, il y a aussi une logique. Nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne pouvons renoncer à notre propre souveraineté. Nous ne nous sentirions pas mieux dans un petit village, une micro communauté, une échelle de l’homme supposée nous rendre plus libre que celle d’un Etat car le fond du problème n’est pas la liberté contre mais le destin que nous voulons offrir à notre souveraineté bancale et torve.

 

  • L’attrait pour le communalisme feint aujourd’hui d’oublier la dimension religieuse et clanique de ces mouvement politiques au XIXe siècle. La dimension sectaire n’est jamais très loin car l’homme libéré de la forme Etat ne se libère pas de lui-même pour autant. Le grand inquisiteur a raison sur ce point. Je veux pouvoir cohabiter dans un espace politique dont j’estime les règles justes sans avoir affaire, au quotidien, à mes amis, à mes voisins, à mon marchand de salade, à l’amour du prochain. Cela n’exclut pas de vivre localement, bien au contraire, mais cela suppose que nous partagions une même idée de l’homme, lointaine, l’idée la plus juste, la plus précise possible, une idée qui ne surestime ni ne dévalorise l’homme. Une idée à hauteur

 

 

L’inquiétante critique du Dr Faust

L’inquiétante critique du Dr Faust


G. Doré, L’Énigme

« Ils ont de pauvres mots plein la gueule, mais leur cœur est à cent mille milles de là… »

Thomas Munzer, Prague, 1521.

 

  • Faust a la dimension d’un personnage historique aussitôt devenu récit et fiction littéraire autour d’éléments invariants de sa vie : le pacte avec le diable, une mort effroyable, l’aspiration au savoir et un rapport très puissant à la sensualité. Faust fait partie des grands récits édifiants qui entourent Martin Luther (1483-1546), tous publiés en allemand au milieu du XVIe siècle. En particulier ceux de Melanchton (1497-1560). Faust est un mythe qui ne provient pas de l’antiquité mais de la crise du savoir à la Renaissance. Le Faust mythique est l’incarnation littéraire d’un désir qui n’hésite pas à transgresser toutes formes de limites.

 

  • Du point de vue de l’histoire, il faut se tourner vers des documents d’archive : l’expulsion à Ingolstadt d’un astrologue sodomite et mécréant, ainsi qu’à Nuremberg en 1532. Nombreuses évocations d’un magicien, charlatan, astrologue au XVIe siècle et qui aurait connu une mort particulièrement violente qui peut nous faire penser au sort réservé par les disciples de Calvin aux hommes lecteurs de mauvais livres. Il serait né à Roda, petite ville de Thuringe (Sadtroda) sous le règne de Frédéric III (1415-1493). Les dates correspondent à la naissance de Luther (1483) également en Thuringe. Les milieux sociaux serait très proches, dans les deux cas, des paysans aisés. Tout comme Thomas Munzer (1489-1525). 

 

  • Le contexte social et économique doit être précisé. Le début du XVIe siècle voit la naissance d’une forme de néo-prolétariat urbain. Les premières cités ouvrières apparaissent : la « Fuggerei » à Ausbourg. Dans cette même ville, Jacob Fugger (1459 – 1525) et ses banquiers ont financé l’élection de l’archevêque de Mayence. Afin de rembourser Fugger, le pape donna l’autorisation de prêcher en 1514 une indulgence (rachat des années de purgatoire au profit des finances pontificales). C’est contre ces pratiques que s’élève Martin Luther le 31 octobre 1517. Les « 95 » thèses à l’origine de la réforme protestante sont affichées sur la porte de l’Église de Wittemberg, ville dans laquelle étudia Faust. L’exploitation de ces paysans chassés de leur lopin de terre vivants en marge des corporations se redouble d’une implacable domination religieuse. Faire des études de théologie c’est aussi, au début du XVIe siècle, se confronter aux ressorts cyniques d’une exploitation économique sur fond de redécouverte du grec et du latin, des philosophes de l’antiquité. Pour Thomas Munzer, il saurait y avoir de véritable réforme religieuse sans une réforme sociale. Se mélange ainsi la haute aspiration et le rappel incessant des hiérarchies de l’Église sur fond de révoltes paysannes et de nouvelles exploitations économiques.

 

  • Le rapport à Martin Luther est essentiel pour comprendre la naissance d’un nouvel esprit critique en Europe et pas simplement d’une nouvelle philosophie humaniste. Érasme (1467-1536) est autrement plus connu que le Faust historique ou que Thomas Munzer. Son Éloge de la folie (1511) sera mis à l’index en 1557 lors de la contre-réforme. Le texte d’Érasme est truffé d’érudition et d’humour. C’est un texte de voyageur, écrit « pour s’occuper à tous prix ». Ce texte, de l’aveu de son auteur, a un statut étrange : à la fois trop léger pour les théologiens et trop mordant « pour ne pas blesser la réserve chrétienne ». Texte de l’entre-deux, critique qui se place sous le haut patronage de Lucien de Samosate : « ils crieront sur les toits que je ramène à l’ancienne comédie et à Lucien, et que je déchire tout le monde à belles dents. » Double référence au kunisme de Diogène et au cynisme de Lucien dans la même phrase. Les bagatelles servent l’esprit mieux que les dissertations, écrit Érasme, à condition que le lecteur fasse preuve d’un peu de nez. Il faut pourtant noter le juste équilibre d’Érasme, celui d’une folie plus raisonnable qu’enragé – le mot est de lui. Une folie douce, raisonnée, à côté de laquelle Faust fait figure d’iconoclaste. Faire parler la folie, un projet des plus raisonnables.

 

  • « Critiquer les mœurs des hommes sans attaquer personne nominativement, est-ce vraiment mordre. » La question décisive de la profondeur de la morsure est en jeu dès le début de l’ouvrage. « Au reste », ajoute Érasme, « ne fais-je pas sans cesse ma propre critique ? Une satire qui n’excepte aucun genre de vie ne s’en prend à nul homme en particulier, mais aux vices de tous. » Cette approche philosophique, équilibrée, se distingue nettement des turpitudes spirituelles et sensualistes d’un Faust. Mise en scène de la douce folie d’un humanisme érudit à bonne distance du monde. Comme le note Maurice Pianzola en 1962 dans Thomas Munzer ou la guerre des paysans à propos de Thomas Munzer : « Les adages bien balancés d’un Érasme ne doivent pas non plus lui être d’un grand secours ». Si l’humanisme est la libération des gens qui sont en haut, les esprits les plus critiques de ce début de XVIe siècle ne sont pas humanistes en ce sens.

 

  • Faust, comme Munzer, ont suivi les prêches de Luther. Son esprit de libre penseur radical et inquiétant s’est formé à l’école de l’invective et non de la disputatio. Comme Dante, poète et homme politique florentin (1265-1321), il dénoncera les abus de la hiérarchie ecclésiastique mais se tournera vers les secrets de la nature encore inexplorée. Cette impulsion, dans le contexte de ce début de XVIe siècle, ne peut être que diabolique. Comme Munzer, Faust est un adversaire résolu de la religiosité contemplative et des concours d’éloquence. Le paysan prédicateur Thomas Munzer se dresse lui contre les impies, les injustes. Faust fait de l’indépendance spirituelle l’essence de sa relation au savoir. Il conteste la stérilité scolastique, prend conscience de l’importance des textes antiques, des philosophes grecs. Il lit Homère, Ptolémée, Hippocrate. Mais l’insatisfaction domine. Il sort de son cabinet d’étude, observe les minéraux, les plantes. Il prélève ce qu’il veut observer, trie, sélectionne dans l’infini profusion du réel ce qu’il entend soumettre à son jugement. La nef des fous (1494, Bâle), texte très populaire au début du XVIe siècle, a donné l’image d’un monde renversé dans lequel la folie n’épargne personne, surtout pas ceux qui se croient préservés de la déraison du monde. Renversement des ordres que l’on retrouve dans cette confession de Luther à son ami Spalatin : «  Je ne sais trop (je vous le dis à l’oreille) si le pape n’est pas l’Antéchrist lui-même où l’Apôtre de l’Antéchrist. » Ou encore chez Thomas Munzer : « Ils dérobent sur les lèvres de leur prochain la Parole qu’ils n’ont eux-mêmes jamais comprise. Je les ai bien entendus lire mot à mot l’Écriture qu’ils ont volée dans la Bible, en pillards et en bandits roués qu’ils sont tous ».

 

  • A cette époque, autour des prêches prophétiques, le diable fonctionne comme une figure critique. Il est cette force qui plonge le monde dans la crise et l’origine d’une corruption, d’une transformation et d’un dépassement de l’esprit. Nous pouvons rattacher la figure de Faust à celle de Paracelse (1494-1541). Lui aussi sera chassé de très nombreuses villes, pratique l’alchimie et la méthode expérimentale. Il expérimente la médecine par les plantes et les soins curatifs par administration de petites quantités actives. Faust ne veut pas transformer le plomb en or (chrysopée) ou fabriquer un élixir de jouvence (panacée) mais explorer l’univers, maîtriser des connaissances qui échappent aux écritures. Il tourne en dérision l’Église comme Thomas Munzer a pu le faire au nom d’une « Justice divine » qui est irréductible au pouvoir de l’Église. Cela se traduit par un esprit mélancolique car le savoir est aussi décevant qu’inaccessible.

 

  • Faust est une figure inversée de Martin Luther et un contrepoint spirituel de Thomas Munzer. A moins qu’il ne soit un Sebastian Brant ayant fait de La nef des fous sa propre vie (1494). Doit-on se soumettre à l’autorité ou faut-il aiguiser son esprit critique quitte à emprunter des chemins qui ne correspondent à rien de balisé ? Faust est l’homme de la déchirure critique dans un contexte, celui de la Renaissance, qui voit naître de nouvelles représentations du monde (Copernic, 1543, De revolutionnibus). La première biographie de Faust, datée de 1587, insiste sur la représentation du monde par Faust, une représentation empreinte de gnosticisme, doctrine datant du IIIe siècle qui soutient que l’esprit humain est emprisonné dans un monde inférieur qui est l’œuvre du diable. Prendre le parti du diable, autrement dit de la critique et de l’irrévérence, ce n’est pas fauter contre le diable mais comprendre la logique diabolique du monde.

 

  • On retrouve dans l’Historia, cette première vie de Faust, le même renversement que dans La nef des fous, le livre le plus lu en Europe au XVIe siècle. A première vue, La nef des fous serait un catalogue des folies du monde mais c’est bien le monde dans son ensemble qui est fou. C’est de cette folie dont veut témoigner Faust, cette figure qui va irriguer tout un imaginaire populaire. Figure de la condition humaine, à la fois dérisoire et profonde, Faust représente à lui seul le drame de l’existence. L’identification au diable est une façon de critiquer la pastorale chrétienne, de retourner à une vision tragique de l’existence et à l’impulsion cynique originaire. C’est le dramaturge anglais, Christopher Marlowe (1564-1593) qui va donner à Faust une nouvelle vie littéraire : The Tragical History of Dr. Faustus. Faust représente la révolte pathétique contre l’idée de Dieu, là où Méphistophélès devient le porte-parole de la vérité nue.

 

  • Que reste-t-il après la grande volonté de savoir ? Faust refuse l’auto-limitation, l’ontologie de la finitude, avec cette conscience que nous ne pouvons connaître ce que nous voulons réellement connaître. C’est ainsi que la volonté de dépasser la frontière, d’outrepasser les limites reste plus forte que la compréhension rationnelle des limites de notre connaissance. Le désir brûlant de savoir quitte à se perdre. La volonté de savoir est portée par tout autre chose que le savoir lui-même et ne pourra jamais être assouvie par lui. Ce n’est pas non plus une volonté de pouvoir. Œdipe veut savoir et ce savoir lui coutera le pouvoir et les yeux. Le désir de savoir n’est pas désir d’un objet mais mouvement, dépassement. C’est cela qui caractérise l’inquiétante impulsion critique de Faust. Les finalités du savoir n’appartiennent pas au savoir. C’est à cela que sert le diable, une puissance d’outrepassement en l’homme. La morale, l’idée du maître, exige ce qui doit être pour une fin ; l’impulsion critique se bat, dans le magistère des choses, avec ce qui est le cas, sans fin. Nous sommes rarement prêts à faire l’épreuve de ce grand désenchantement.

 

  • Le voyage vers les choses de Faust, vers les hommes de Munzer, porté par une impulsion à la fois cynique et kunique, apporte avec lui son lot de désespoir. Il est autrement plus redoutable que les prêches de Luther confiant dans l’ordre du monde et la réalité du diable. Il est la véritable traversée du désenchantement et de la perte. Être en vie, pour Faust, penser cette vie et dans cette vie, c’est devoir composer avec des vies déclinantes, avec son propre déclin. Mais cette composition est une grande puissance, une force créatrice qui n’a pas l’esprit pour limite mais le tombeau du corps. Faust ne peut plus revenir en arrière. Il est co-auteur de sa conscience diabolique, incapable de s’extraire de cette immense négativité que constitue désormais son rapport au savoir et à lui-même. Que reste-il du regard sur les choses une fois affranchi de la religion, de la philosophie et même de la science ? Est-ce encore un regard ? N’est-ce pas déjà une transgression, une monstruosité et une épreuve qui renvoient l’homme à la tragédie de sa condition ? Faust dit-il autre chose que ceci : les professeurs sont des tigres de papier qui dérivent à la surface des choses dans une nef de folles idées. Il est temps désormais de mettre un pied à terre. Tous ces bavards sont incapables de rejoindre le monde. Au plus loin du kunisme grec, la terminologie prétentieuse des facultés est une fuite qui se prend pour un contact d’ordre supérieur. Thomas Munzer, formé dans les meilleures universités, ne veut plus composer qu’avec la Bible in concreto. L’humilité n’est rien sans un contenu social. De là sa rage, équivalente à celle de Faust : « Ils ont de pauvres mots plein la gueule, mais leur cœur est à cent mille milles de là… » Thomas Munzer Prague, 1521.

 

  • Que faire contre la sottise doctrinale quand nous sommes les surgeons disciplinés de cette même sottise, quand notre savoir n’est que le résultat d’une accumulation de doctrines. Être fidèle à l’impulsion critique ? Mais à quel prix. Et Pourquoi ? N’est-ce pas une autre folie ? N’est-ce pas le triste sort de ce fou qui, délaissé par son imprimeur, finit par servir à boire au tripot : « Si l’homme fait l’âne ou l’inverse ? Sortes ou Platon : quel fit l’autre ? Beau savoir vend la faculté ! Sont-ils pas de vrais fous et sots, à perdre ainsi leurs nuits et jours, à se signer, contresigner, sans une once de science en tête. » (La Nef des fous, §27).

 

  • L’impensé de la condition humaine n’est pas révélé par le savoir qui ne fait que nous en détourner mais par la conscience tragique que nous pouvons en former. Faust élargit, non pas le savoir, mais l’imaginaire et le sens critique. Cet élargissement est une errance et une poussée, ajoute Elisabeth Brisson dans son très beau Faust, deux termes que l’on trouve liés dans le Sturm und Drang, ce drame en 5 actes de Maximilian Klinger de 1776. La vie de Faust se confond avec l’imaginaire critique illimité comme celle de Thomas Munzer avec une critique politique qui ne peut plus se payer de mots. Donner une forme sensible à l’aspiration et à l’errance, n’est-ce pas aussi cela le geste critique ? 

 

Le chiffon brun de Jacques Attali

Le chiffon brun de Jacques Attali

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« Le souverainisme n’est que le nouveau nom de l’antisémitisme. Les juifs et les musulmans, menacés tous les deux par lui, doivent s’unir face aux fantasmes du grand remplacement. » J. Attali, 4 octobre 2019.

  • Cette dernière sortie du mondialiste Jacques Attali, conseiller et faiseur de princes depuis quarante ans en France, est symptomatique. Il faut en effet, pour les prophètes du gouvernement mondial, que la souveraineté politique, celle de Rousseau dans Du contrat social, à l’échelle d’un État, la France, soit ethnicisée, rabattue sur un nationalisme étroit et identitaire. Soit pour la disqualifier chez Attali, elle serait donc antisémite ; soit pour la valoriser chez Zemmour, elle sera blanche et chrétienne. Zemmour et Attali sont l’envers et l’endroit d’un même processus de dépolitisation global. Ils en sont à la fois les symptômes pathétiques et les agents actifs. Vous n’entendrez pas parler chez eux de gilets jaunes, de travailleurs déclassés, de souffrance des personnels dans les services publics, d’exploitation économique, de mépris social, de manifestations politiques matées et de népotisme assumé.

 

  • Dans ce contexte, tous ceux qui flattent les communautarismes à des fins électorales et clientélistes servent d’idiots utiles. Leur stratégie à courte vue condamne les plus fragiles économiquement, et de toutes obédiences, à subir la loi d’airain d’un libéralisme autoritaire qui oscillera désormais entre la trique et la com sur fond d’un no alternative généralisé. Dans une société qui ne parvient plus à se penser, faute de formation, les logiques pulsionnelles dominent. La couleur de peau fait office de muleta quand les identités religieuses seraient censées redonner un semblant d’ossature à un individu mollusque auquel on aurait retiré la colonne vertébrale pour le rendre toujours plus flexible et adaptable. Dans ce contexte, le retour des grands délires ethnicistes, favorisés par des problèmes migratoires réels et complexes, sert d’alibi et de faux nez. Alibi quand les plus cyniques gestionnaires des états de fait menacent du retour de la bête. De faux nez car le problème n’est pas là. Incapables de redonner à l’action publique une efficience contre les fossoyeurs du bien commun, nous démultiplions à l’infini, comme autant de signes de notre impuissance politique, des catégories qui ne renvoient à rien de réel dans nos expériences vécues et nos aliénations subies. Embarqués dans un naufrage à grande échelle, nous assistons comme impuissants à une auto-dévoration du capitalisme tardif qui prend la forme inquiétante d’un abandon de notre souveraineté dans tous les domaines.

 

  • Il est certainement illusoire de croire que nous pourrons retrouver le contrôle de nos vies et de nos actions en ne faisant que réduire l’échelle, en nous recroquevillant à des échelles de plus en plus petites : la ville, le quartier, la rue, la maison, le lit. Au mondialisme d’Attali nous devons certes répondre par un rétrécissement d’échelle qui peut seul nous redonner une forme de souveraineté perdue. Pire, une souveraineté aujourd’hui taxée, dans un délire qu’il faut prendre au sérieux, d’antisémitisme ou de nationalisme identitaire. Il est certain que l’action publique se mesure à l’échelle locale mais la démolition des États souverains ne sera pas le prélude à un retour à des échelles de souveraineté plus petites. Bien au contraire. L’effritement des structures collectives, la démolition programmée de ce qui garantit la cohésion politique d’un peuple, ce mot honni par les mondialistes, se paiera au prix très lourd d’un effondrement de toutes les échelles. Le sauve-qui-peut sera général, il commence à l’être, malheur aux innombrables perdants.

 

  • Nombreux sont ceux qui ne croient plus à l’avènement d’une République sociale, partant du constat que la politique n’a plus aucune efficience, qu’elle assiste impuissante au déploiement d’un ordre tératologique qui emportera tout. Le paradis des cochons des 1 % contre l’exploitation sans limite du reste sur fond de désastre écologique pour tous. C’est aussi ce que pense Attali. Cet acharnement contre la République, aussi brutal que systématique, ne doit pas nous faire oublier le retour en force de l’État dans les logiques de prédation du capitalisme avancé. Il est faux de dire que les nouvelles formes de prédations économiques peuvent fonctionner sans l’État. L’État y est au contraire omniprésent. Mais cet État s’éloigne chaque jour passant de la chose publique et du bien commun. Penser qu’il suffirait de se situer à côté de l’État pour retrouver une souveraineté politique est un leurre dans la mesure où la lutte se situe aujourd’hui à l’intérieur de l’État. Ceux qui défendent les services publics en France défendent la République égalitaire pas l’État policier. Ceux qui luttent pour vivre dignement de leur travail défendent la République sociale pas L’État au service des fonds de pension. Ceux qui luttent pour ne pas finir broyés et marginalisés défendent la République pas la République en marche vers un État garant de l’écrasement des peuples. Si l’on ne parvient pas à extirper la question de la République de celle de l’État, si l’on refuse de se battre, à l’échelle d’un pays, politiquement, nous finirons par perdre le peu qui nous reste. L’éclatement mental convient parfaitement aux mondialistes, amis des communautés les plus étriquées et des sectes élitistes les plus puantes qui les dominent cyniquement. Ce qu’ils ne supportent pas, c’est la souveraineté, le refus collectif, car enraciné dans la liberté de chacun, de marcher au pas, de suivre les jingles de la trique et de la com, de marcher tout court. Ceux qui refusent collectivement seront taxés de tous les maux, antisémitisme pourquoi pas, nationalisme sûrement. Les esprits libres et souverains n’ont pas à se laisser impressionner par de telles baudruches.

Le chiffon rouge Zemmour

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Le chiffon rouge Zemmour (PDF)

  • Le diable en personne, l’ennemi absolu, le retour de la bête immonde. Voilà pour le plat de résistance. Ce matin, sur France Inter, Jean-Marie Le Pen apporte tout son soutien au courageux polémiste (c’est le terme officiel, il en faut toujours un). Il y a deux jours LCI offrait une tribune de 30 minutes à l’infâme quand BFMTV nous offrait le mauvais discours de Marion Maréchal Le Pen. Demain le procès de l’ordure sera sur toutes les chaînes. L’union sacrée. Contre la politique gouvernementale ? Contre la casse du service public ? Contre la liquidation de l’école républicaine ? Contre les innombrables ruptures du pacte d’égalité entre les citoyens français ? Contre le clientélisme communautaire ? Contre la démagogie des « citoyens du monde » qui, heureux d’en être, ne font plus de politique ? Non, contre Eric Zemmour, le « venin de la République ».
  • Vous ne nous convaincrez pas. Le venin véritable n’est pas dans la République, il est devenu la République ou plutôt ce que les traîtres en ont fait et ce que d’autres traîtres taisent. Une pseudo République, soi-disant en marche, qui a aujourd’hui un besoin vital du chiffon rouge Zemmour. Les délires névrotiques d’un homme peuvent parfaitement servir les desseins de tous ceux qui n ‘ont aucun intérêt à ce que l’on regarde leur compromission avec l’ordo-libéralisme de trop près. Ce petit monde de la culture qui ne parle politique que pour se donner bonne conscience a aujourd’hui grand besoin de Zemmour comme il avait hier et encore aujourd’hui besoin de Jean-Marie Le Pen, de sa fille, de sa petite-fille et de ses chiens. Mais cette stratégie se brise désormais sur une contestation sociale qui ne croit ni au diables ni au bons dieux. Une contestation sur fond de collapse économique, de déclassement, de mépris vécu, de morgue gouvernementale et de trahisons au sommet de l’État.
  • Zemmour est un être de papier, une marotte qu’il est bon de gonfler afin de masquer l’incurie du politique. Car c’est à une liquidation sans précédent sous la cinquième à laquelle nous assistons, stratégique et concertée, voulue et planifiée : celle de la République et de ses valeurs. Ici, Zemmour rivalise avec Attali. Les deux forment le rotor et le stator idéologiques de la démolition contrôlée. L’équilibre passera d’ailleurs entre les deux.
  • A côté, dans les marges de cette grande logique qui aimante les cœurs sensibles et les marchands du temple, Raphaël Glucksmann et Yannick Jadot, faux nez du politique, finiront pas siphonner le peu qui reste en poussant des hauts cris contre la République et sa souveraineté, contre les réactionnaires, les esprits étroits et les frontières qui divisent les hommes. En face du prurit Zemmour, les niaiseries d’une gauche (elle se fantasme encore ainsi) qui ne parle que pour nous distraire de la conflictualité politique réelle. Elle a d’ailleurs substitué la culture au politique, la morale de l’info à sa critique radicale et lucide. La créature médiatique Zemmour donne l’occasion aux néo-sophistes de faire des effets de tribune sur le retour de la bête en passant sous silence le discours d’autres intellectuels, d’autres politiques. Michel Onfray joua aussi ce rôle, un causeur confus sans aucune ossature, un bavard qui participa pleinement à l’enfumage collectif et au fond de l’air anti-républicain depuis dix ans. Quid de Michéa, de Dufour ? Hier Lefebvre ou Clouscard.
  • Le tautisme médiatique veut ses baudruches, il les gonfle jusqu’à explosion, soit pour défendre les « blancs », soit pour défendre les « noirs ». Le divertissement doit être maximal, binaire et accessible aux indignations de l’épiderme. Des pseudo critiques, de fausses consciences éclairées, reprennent tout cela pour achever la dépolitisation en parlant d’une société du scandale, du spectacle permanent et de la post-critique tout en prenant bien soin de ne pas nommer les copains qui les font vivre loin des salles de cours d’une République qui agonise. Le chiffon Zemmour n’est pas Zemmour, il est autrement plus vicieux, autrement plus effectif. Le premier finira sa vie dans un enfermement mental auquel ont participé, avec cynisme et intérêts calculés, ceux qui ont pour unique vocation d’exploiter la crédulité des hommes ; le second est l’assurance vie de l’exploitation économique et de l’ordo-libéralisme, faible avec les forts et fort avec les faibles. Zemmour ira visiter la 17eme chambre correctionnelle sous le crépitement des caméras dans une forêt de micros et de journalistes outrés par ses propos inacceptables afin de faire du clic pendant que des travailleurs, des hospitaliers, des professeurs, des pompiers et j’en passe seront gazés de lacrymo pour oser faire encore de la politique en France. Les responsables, si prompts à agiter des chiffons rouges pour mieux se gaver sur le dos de la bête, et celle-là n’est pas en papier, savent tout cela très bien.

 

  • Nous le savons aussi.

Une grève contre les destructeurs de la valeur

Une grève contre les destructeurs de la valeur

Fin de la grève, à Bordeaux, 9h, rectorat.

 

  • Fin de la grève, Rectorat de Bordeaux, 9h, remise des copies, trois jours de retenue de salaire – ce qui est normal et juste.

 

  • Ce qui l’est moins par contre, c’est le tombereau de saloperies et d’infamies déversées à jets continus par une clique de causeurs surpayés et indigents intellectuellement, des censeurs de petites vertus que j’accuse PUBLIQUEMENT et OUVERTEMENT  de soutenir un gouvernement qui vient d’enterrer, avec les grands cris d’une opinion encore trop enténébrée, le diplôme national du baccalauréat en France. Cette clique n’a pas de quoi s’étonner des barbouzeries administratives étant donné qu’elle conforte  son pouvoir de nuisance sur les mêmes principes ou peu s’en faut.

  • Ce qu’il fallait bien comprendre dans cette affaire de prise d’otage un peu rocambolesque, il faut le dire, c’est que les professeurs accordaient au fond une plus grande valeur à l’otage que le ministère. Peut-être pensions-nous naïvement qu’il était impossible de siéger sans copies ? Que nenni les amis. L’enjeu est ailleurs et il est autrement plus profond. Il pose le problème de la valeur.

 

  • Pour moi, voir Platon en face de Beigbeder dans un livre Humanité, littérature, philosophie, dans un enseignement loufoque,  CHOISI SANS CONSULTATION REELLE DU CORPS PROFESSORAL CONCERNE, qui nous impose la bivalence, en remplacement de la SERIE LITERAIRE, fondamentale pour la philosophie,  et tout cela en douce avec la complicité des éditeurs et de quelques professionnels de la communication, cela justifie un motif à lui seul suffisant pour faire trois jour de grève dure en période d’examen. Cette question rejoint les demandes démocratiques du RIC portées par les gilets jaunes et des milliers de citoyens durement réprimés, violentés et méprisés par le pouvoir d’Etat pendant des mois. C’est une négation des principes démocratiques, un mépris des citoyens, au profit d’une administration violente et managériale, pleine de morgue. NOUS NE VOULONS PAS DE CELA DANS LA REPUBLIQUE FRANCAISE.

 

  • Sadisme, perversité, zadification,  désobéissance ? Non, grève au motif d’une destruction de mon instrument de travail sans consultation. Cela s’appelle la cohérence politique. Cette destruction là, la destruction de la valeur, qui s’en émeut ? Destruction de la valeur quand une poignée de cuistres a osé faire de Macron un « philosophe ». Destruction de la valeur quand Jean-Christophe Lagarde de l’UDI demande la radiation de professeurs de philosophie en grève. Destruction de la valeur quand on remplace des notes de philosophie par d’autres pour ne pas perdre la face symboliquement en toute hâte. Destruction de la valeur enfin quand l’on prend les citoyens pour des enfants. Nous demandions un dialogue, nous n’avons rien eu. Par contre, toujours plus de destruction de la valeur. Le service public en est une.

  • Nous devons par conséquent, pour lutter contre ces nihilistes de supermarchés, reconstruire de la valeur et pour cela, nous devons mettre un peu de notre peau sur le tapis. C’est imparable, nous devons payer de nous-mêmes pour reconstruire de la valeur. Pour l’heure ce sera trois jours de grève. Eric Brunet ? Destruction de la valeur esprit. Ruth Elkrief ? Destruction de la valeur probité. Accuser des professeurs en grève de saborder le baccalauréat alors qu’ils le défendent contre des destructeurs qui justifient la barbouzerie administrative. Bandes de comiques !

  • Oui, tout cela est risible et nous nous sommes payés le droit de rire de vous, nihilistes résignés. Nous allons reconstruire de la valeur, pierre par pierre dans votre infâme bouillie macronisée. Nous allons venir vous chercher chez vous, comme chantaient les gilets jaunes, souvenez-vous, mais mesurez bien la valeur de ce « vous ». Nous allons démasquer vos ruses qui détruisent de la valeur, vos arnaques qui enfument l’auditoire, vos logiques dégueulasses qui préfèrent au fond des pets de bouche au travail d’instruction. Oui, misérables cruches serviles, nous sommes vos ennemis et vous l’avez parfaitement compris. Nous nous connaissons bien. A partir de demain, vous aurez en face de vous un COLLECTIF qui va défendre des valeurs contre vos logiques de pourrissement et de destruction, ces anti-valeurs qui vous vont si bien, misérables traitres.

Un collègue professeur de philosophie, le 29 juin 2019

Message envoyé par un professeur de philosophie, le 29 juin 2019

 

  • « A une majorité, nous avons pris la décision de faire grève le jour de la remise des notes. Cette action est purement symbolique puisque les délibérations se dérouleront comme prévu ou avec un jour de retard. Mais l’essentiel est de frapper les esprits quand on ne peut frapper rien d’autre. Notre métier est en train de changer dans des proportions vertigineuses : flicage, tâches administratives, contenus d’enseignement  pitoyables, autorité et liberté pédagogique bafouées, choix du profil d’enseignement par le chef d’établissement (place au copinage, au népotisme et au clientélisme), recrutement par contrat d’étudiants sous formés et corvéables, classes surchargées et indifférenciées et j’en passe. C’est l’effondrement de l’école de la République, méritocratique, exigeante et égalitaire. C’est l’intrusion brutale des méthodes de management néo-libérales dans une machine bureaucratique qui, historiquement et culturellement, voue une méfiance crasse à l’égard de toute expression de singularité et d’originalité en son sein. Les têtes creuses du formalisme pédagogique et du flicage administratif ont gagné la bataille. Nous voilà déconsidérés et marginalisés au sein même de l’institution que l’on sert et que l’on fait perdurer dans le même temps. »

J’ajoute que nous y perdrons tous, y compris les malins qui devront vivre dans une société où la bêtise collective nuira aussi à la jouissance stérile de leur indifférence individuelle.

 

 

L’incendie pascalien – Gnôthi séauton

L’incendie pascalien

Gnôthi séauton

 

 

  • « La cathédrale a été la réussite unitaire d’une société qu’il faut bien appeler primitive, enfoncée beaucoup plus loin que nous dans la misérable préhistoire de l’humanité. » Cette phrase, écrite il y a exactement soixante ans (Internationale situationniste, III, décembre 1959) a deux têtes. La première, stupidement progressiste, veut nous faire croire que nous avançons, que le regard rétrospectif sur l’histoire nous rend modernes, avant-gardistes, quelque chose de ce genre. Laissons de côté ces puérilités qui ne sont énoncées que pour satisfaire l’ego flottant. La seconde tête de la phrase est plus essentielle : « la réussite unitaire d’une société ». La construction séculaire d’une cathédrale comme Notre-Dame  de Paris n’est pas simplement « un libre exercice de formes plastiques », ce à quoi se résume bien souvent l’urbanisme aujourd’hui : une production à la va-vite de structures désocialisées à haut coefficient de rentabilité immédiate. La cathédrale, ajoute le texte, a une « réalité psycho-fonctionnelle ». Elle est, à un moment de l’histoire, l’âme d’une société toute entière, le centre de gravité, politique, économique, spirituel d’un peuple. Sans cela, est-elle autre chose qu’un parc à thème ?

 

  • En effet, à coups de milliards d’euros, de mécénat public-privé, d’appels aux dons, de décennies d’échafaudages et de kermesses médiatiques, la cathédrale Notre-Dame sera reconstruite. Mais que signifie aujourd’hui exactement ce mot, reconstruire ? De quelle réussite collective et unitaire sommes-nous encore capables ? Une speakerine parmi d’autres (il est inutile de surcharger sa mémoire d’éphémères patronymes) s’aventurait hier soir : « nous sommes des bâtisseurs de cathédrales ». De toute évidence, une flèche en cache une autre.

 

  • Un détail lui échappe, ce nous n’existe plus. Ce nous unitaire dont parlent les situationnistes, réalité psycho-sociale d’une époque, a été savamment, avec quelques profits, remplacé par un je sans dimension, un je flottant auquel il arrive, par spasme, de se ressouvenir ému de son enracinement. Hormis quelques débiles incapables de ce peu, torche-culs d’un marché sans tête, rares sont ceux hier qui ne priaient pas pour que l’ensemble de l’édifice, partiellement dévasté, résiste aux flammes. J’utilise le mot prière pour nommer le sanglot de la créature impuissante et avec plus de discernement que les zombies dépolitisés ne le font pour le mot laïcard. Prière, ne signifie pas forcément prière à Dieu mais aussi recueillement de soi à soi. C’est ici que la philosophie, celle qui échappe par chance aux magazines de la prostitution publicitaire, a quelque chose à nous dire, au-delà des mots d’ordre et des éléments de langage.

 

  • Notre époque, globalement négligente, la preuve encore hier soir, affectionne par dessus tout les étiquettes. Chacun est tenu de jouer son rôle, de répondre à la demande réelle ou fantasmatique, de coller à une image de soi. Dans cet atelier de gommettes, une question est pourtant rarement posée  : qu’est-ce qui peut encore nous arracher à nous-même, nous sortir de l’isolement et du repli ? Ludwig Feuerbach, que l’on associe souvent sommairement à la critique de l’aliénation religieuse, a ce mot essentiel dans L’essence du christianisme : « la distinction entre l’humain et le divin n’est pas autre chose que la distinction entre l’individu et l’humanité. » En ce sens, comme le rappelle justement Henri de Lubac dans Le drame de l’humanisme athée, Feuerbach repousse le titre d’athée. « Le véritable athée, écrit Feuerbach, c’est celui pour qui les attributs de la divinité, tels que l’amour, la sagesse, la justice ne sont rien. » Le véritable athée est au fond un nominaliste qui casse les outils en jouissant de sa pose dans un onanisme intellectuel à la fois stérile et vain. Un fétichiste qui se dispense de concevoir le fond en jouant sur la forme, pensant liquider l’essence en refusant l’existence. Ces nominalistes courent les rues et les boutiques du savoir. Aujourd’hui, ils seront catholiques, demain philosophes, humanistes si le mot, dans trois jours, est plus porteur. Libertaires pourquoi pas, libéraux, admettons. Ils ne défendent rien mais ils se positionnent. Les symboles sont pour eux des chaises musicales.

 

  • Faut-il abattre Dieu pour avoir foi en l’homme ? Feuerbach le pensait, il en faisait même le problème de l’homme, comme si des idéalités bouchaient le long chemin de l’émancipation. Sacrifier toute forme de transcendance pour parvenir à la conscience délivrée de l’humanité. Hier soir, c’est justement cette question que nous pouvions intimement nous poser en regardant brûler Notre-Dame, en espérant que tout ne s’effondre pas  : où en sommes-nous de ce sacrifice, où en sommes-nous de nous-mêmes, quelle « réussite unitaire » pouvons-nous encore espérer ? Les plus grands maîtres de la critique critique, Feuerbach en fait assurément partie, ne pouvaient pas se figurer que tout cela conduirait au triomphe sans partage d’un nominalisme de pacotille, à ce marché débilitant, à ce tourisme sans âme dans les restes de « l’aliénation religieuse », cette supposée « préhistoire de l’humanité ». 

 

  • En référence au gnôthi séauton, ce précepte des Pères de l’Eglise, Ludwig Feuerbach portait une exigence dans sa critique, celle d’une inscription dans le monde. Il n’était pas un idolâtre de la contemplation vide de soi, de la jouissance idiote. Il pensait puissamment et conjointement la critique radicale des illusions de l’esprit et la conservation lucide des valeurs de l’homme. C’est justement cette ligne fragile, hautement philosophique, que nous ne parvenons plus à tenir lorsque nous plaquons des idéalités sans contenus sur une matérialité de plus en plus vulgaire. Un exemple, l’idée de Dieu en supplément d’âme d’une crétinerie démagogique consommée dans l’individualisation somnambulique des parcours scolaires.

 

  • « Les attributs ont une signification propre, indépendante ; par leur valeur ils forcent l’homme à les reconnaître ; ils s’imposent à lui, ils se prouvent immédiatement à son intelligence comme vrais pour eux-mêmes. » Pascal ne dit pas autre chose que Feuerbach ici : la raison a besoin de se sentir humiliée pour ne pas divaguer. Qu’est-ce qui peut encore humilier cette raison fonctionnelle et son sentiment de toute puissance, qu’est-ce qui peut encore s’imposer à une intelligence qui fait de sa malice le tout de la vie de l’esprit ?

 

  • L’incendie de Notre-Dame ne nous rapproche pas de l’idée de Dieu mais de nous-même, de ce que nous devenons, du souci que nous portons à ce devenir. A la fin d’Anarchie et christianisme (1988), un livre puissant, Jacques Ellul laisse la parole à un prêtre, Adrien Duchosal qui se dit catholique et anarchiste : « Finalement affirmer ou nier l’existence de Dieu est sans intérêt, ce qui compte c’est le goût que donne la vie. Elles sont vaines les discussions des philosophes et des théologiens cherchant à prouver qu’ils ont raison en s’imposant comme maîtres penseurs. » Nous n’avons plus que cela pourtant, des discoureurs, des faiseurs d’arguments, des prosélytes morbides et sans joie, des sceptiques mondains, des nominalistes dans l’air du temps, des matérialistes sans matière à penser. Le grand cirque des identités en péril dresse son chapiteau pour faire de tous ces bruits un spectacle de plus. Les donateurs suivront, à grands bruits, des dizaines de millions par ici, des centaines de millions par là, de quoi redorer le blason des plus gros faiseurs de fric de l’époque.

 

  • La charpente de Notre-Dame, à jamais détruite, nous rappelle, encore fumante, qu’en dépit de tous les délires infinitistes, tout finit. Rien n’est immortel. A son terme, tout disparaît. Tout ne peut pas être simultanément. Il existe des contradictions essentielles et irréductibles. Tout ne peut pas être reconstruit, la rationalité technologique est aussi impuissante et finie que nous le sommes. C’est face à cela que nous pouvons nous situer en faisant taire par la critique sans reste le vacarme des mots creux démultipliés par les technologies de communication planétaire  : « nous sommes des bâtisseurs de cathédrales » ? Redescends sur terre, irréelle gargouille, médite sur tout ceci. Ce pari vaut bien une messe.

Tiens, j’ai 44 ans.