Les arides
- Les arides : Brel, Jankélévitch, Terzieff… Sans bâton de coudrier, simplement avec leurs os, les arides partagent le même art de la disparition. A mesure qu’ils s’effilent, leur secret grandit et ce secret est incurable : il se confond avec la vie. A quel principe de dévoration répondent-ils ? A quelle fatalité sont-ils soumis ? Les arides se creusent. Les sillons de leur corps ou les stigmates de leurs coups de pioche. Leurs rides ? Des découvertes à ciel ouvert. L’obscène veut la maigreur, mais une maigreur obèse, une maigreur sans ride, une maigreur bouffée par le plein. Le contraire de l’aridité, la saturation. L’envers de la découverte, l’ensevelissement.
- Habillés, sous cape, les arides sont toujours nus. Leurs habits, comme soufflés par un vide avide, cette conscience d’être, se froissent. Aspiré de l’intérieur, leur costume se découvre ridé. C’est cela une scène : une crevasse qui conteste le plein et la saturation. A eux seuls, Jacques Brel et Laurent Terzieff étaient une scène. Le réalisme est à ce prix : montrer la réalité, faire scène. Il faudra bien finir par admettre que la mise en scène peut seule nous sauver d’une forme inédite de terreur, la terreur d’un monde où plus personne ne pourra signifier à d’autres ce qui nous arrive. Je ne parle pas ici de culture. On sait l’usage obscène que le règne de la terreur et de l’intimidation a pu faire de ce nouveau diktat. La culture partout ou l’autre façon de proclamer le règne de l’obscène.
- Regardez la réalité en face, nous ne sommes pas au théâtre ! La mortelle injonction devra être traduite en ces termes : nous allons tout vous montrer, vous ne manquerez plus rien. Et à la fin de l’histoire, vous verrez tout, vous serez la scène, l’orchestre et les coulisses mais vous ne comprendrez plus rien. Vous n’en crèverez même plus car vous aurez vaincu la mort en ayant fait disparaître la disparition. Il n’y aura plus de secret car l’apparence sera parfaite, sans rides, couvertes par votre assurance. Vous apprendrez le grand secret : il n’y a jamais eu de secret et vous serez enfin libre.
- Je n’entends pas les sirènes et pourtant nous sommes sous les bombes. Des bombes virtuels dévastent les scènes du monde. Des bombes de transparence, de lisibilité, de clarification. Des bombes qui pulvérisent au quotidien les fragiles sillons de l’esprit. Des bombes à retardement qui, pour tromper notre vigilance, prennent temporairement la forme de l’information, de la mise à disposition immédiate. Des bombes insignifiantes enfin, des bombes communes, des bombes de tous les jours qui tombent sur nos âmes comme une pluie d’acier. « Bombardez, bombardez, détruisez, mais sachez que chacune de mes paroles sera un bouclier contre votre barbarie, chacune de mes répliques un rempart contre votre règne de terreur… » (1)
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(1) L’habilleur de Ronald Harwood, mise en scène Laurent Terzieff.