Le très mauvais calcul de Cédric Villani, apôtre du lycée Blanquer

Le très mauvais calcul de Cédric Villani, apôtre du lycée Blanquer

« Il y aura des mathématiques dans le tronc commun. Il ne faut pas avoir peur de la réforme du lycée à cet égard. »

(Cédric Villani, On n’est pas couché, 2 mars 2019)

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  • Affirmer, comme vient de le faire Cédric Villani, que les mathématiques sortent renforcées de la réforme du lycée n’est pas simplement une contre-vérité. Il s’agit d’une malhonnêteté autrement plus profonde et inquiétante, une corruption intellectuelle d’autant plus sidérante qu’elle émane d’un homme qui a obtenu la plus haute distinction dans la discipline qu’il est supposée défendre. Pour cette raison, nous ne sommes pas simplement en face d’un mensonge factuel (l’enseignement des mathématiques disparaît de fait de l’enseignement du tronc commun au lycée) mais d’une malversation intellectuelle. Comment en effet, aux yeux d’un public néophyte, ne pas accorder de crédit à un expert reconnu de sa discipline ? La probité élémentaire voudrait pourtant que Cédric Villani reconnaisse cette évidence : la réforme du lycée, sous couvert d’une très belle offre « d’autonomie des parcours », substitue, à la logique disciplinaire, une fragmentation des enseignements que ne servira que les plus favorisés.

 

  • Sur la base d’un postulat aussi faux qu’idéologique, cela fait des années que la logique disciplinaire est attaquée sous couvert de « modernisme ». La confusion quasi systématique entre culture et formation de l’esprit est au centre de cette réforme du lycée. Soutenir que des élèves de seconde feront des mathématiques à l’occasion d’un enseignement scientifique possiblement délivré par des professeurs d’une autre discipline au détour d’un cours sur les harmonies  musicales est une ineptie au regard du niveau réel des élèves concernés à la sortie du collège. Tout aussi stupide de proposer en première un cours sur le pouvoir de la parole et l’art oratoire (HLP) à des élèves mal formés, souvent incapables de construire logiquement un raisonnement cohérent sur trois lignes dans une syntaxe adéquate. Dans les deux cas, une même logique est à l’oeuvre  : substituer à la formation réelle de l’esprit des enseignements figuratifs solubles dans l’air du temps.

 

  • Pourquoi ? Il est aujourd’hui admis en hauts lieux que cette formation de l’esprit est nettement moins importante que les économies substantielles qui pourront être faites, sous couvert de modernisation, sur le dos d’élèves n’ayant pas demain à être autre chose que de dociles exécutants de tâches standardisées. Pour cette raison, le cas particulier de l’enseignement des mathématiques pour tous est hautement significatif. Ulrich, dans L’homme sans qualité de Robert Musil, pratique les mathématiques pour « maigrir socialement », conjurer l’empoissement des relations mondaines par une forme d’ascèse et d’exigence spirituelle. Faire en sorte que l’esprit puisse s’affranchir de la caverne à simulacres en visant des réalités intelligibles (accessibles à l’intellection), des objets de pensée par nature réfractaires à la consommation somnambulique d’images insignifiantes dans lesquelles baignent quotidiennement les jeunes esprits pour le plus grand profit des annonceurs. La pensée aveugle et gratuite contre la connerie imagée et rentable en somme.

 

  • Au jeu de la culture animée et divertissante, les vidéastes internétiques sont nettement plus attrayants, « fun » et « sexy » que les professeurs du secondaire. Plus superficiels aussi. En 5 minutes, pas le temps de creuser. Autrement plus « modernes ». Bien sûr, le présupposé qui consiste à vouloir affranchir l’esprit, le former intellectuellement, non pas en lui dispensant un vernis culturel mais en lui donnant les moyens effectifs de se comprendre, est certainement contraire à la logique du marché de l’asservissement cognitif. Comment tolérer collectivement des publicistes au pouvoir, aussi creux que des vieilles souches, quant on a acquis une exigence sur les bancs de l’école républicaine ? Comment souffrir encore des outrages à la rationalité la plus élémentaire quand on est capable de structurer sa pensée ? Mais ce qu’il faut bien comprendre, dans une profondeur à la fois vertigineuse et angoissante, c’est que la non-formation de l’esprit est plus rentable, pour les apôtres du cynisme cognitif que l’exigence de formation.

 

  • Les exigences justement de Robert Musil n’ont pas à quitter une petite sphère sociale endogène. Le reste, la masse agéométrique des exécutants, se doit d’avaler sans broncher les pires malversations intellectuelles, sans avoir les moyens réels de les contester autrement que par une violence physique à la laquelle il sera répondu étatiquement par une violence décuplée et légitimée par des républicains de façade effarouchés. Les valeurs républicaines ne servent alors qu’à protéger ceux qui détournent leur effectivité. Parmi elles, l’égalité de formation des citoyens. Cette tâche est un peu plus empêchée par la réforme du lycée en cours. La réforme « vitamine C » (Blanquer, Dijon, 2018) n’est qu’une nouvelle étape vers la gigantesque déformation collective propice à l’expansion analphabète et agéométrique d’une rentabilité sans substance. Qu’une minorité d’élèves tirent leurs épingles de ce jeu faussé ne saurait justifier une réforme qui aggravera demain les difficultés que nous connaissons déjà aujourd’hui. Au lieu de réfléchir en termes d’objectifs de formation intellectuelle pour tous, de niveaux réels des élèves, le ministère public transforme l’école de la République en un grand marché culturel individualisé. Une masse sous formée aux mains d’une petite élite vaguement qualitative, des techniciens unijambistes et des baratineurs non algébrisés, un beau projet progressiste qui n’a pas à effrayer les professionnels de l’embrigadement mental.

 

  • La résistance interne finira bien par s’épuiser, comme le mouvement des gilets jaunes, comme toutes les forces réfractaires à la liquidation en marche. Voilà pour le petit calcul. La réalité sera toute autre. Après avoir détruit méticuleusement ce qui reste encore debout dans le système éducatif français, les apôtres mi-naïfs mi-cyniques du grand coup de balais progressiste constateront que l’homme nouveau trouvera ses maîtres ailleurs qu’à l’école de la République. Il sera alors trop tard pour regretter ceux que les démocrates inconséquents, les demi-instruits et les salopards en marche aveugle auront éliminé pour les remplacer par des hommes de paille plus économiques. C’est ce qu’on appelle un très mauvais calcul.

Le cauchemar des plus malins

Le cauchemar des plus malins

Solipsisme – Thomas Akhoj Ibsen

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« Quand différents hommes ont chacun leur monde propre, il est à présumer qu’ils rêvent. »

E. Kant, Rêves d’un visionnaire expliquées par des rêves métaphysiques, 1766,

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  • Nous en sommes là. Sans exigence, sans un appel vers le haut, la critique n’est qu’un solipsisme vide. Oui, l’espoir de se croire plus malin que les autres est bien le nouvel opium du peuple. Se sauver seul, agir seul, prendre sur le monde le point de vue d’un dieu indifférent aux autres. Qu’avons-nous encore à objecter à Antoine Roquentin dans la Nausée de Sartre, cette conscience radicalement esseulée qui ne se demande jamais si elle peut être et agir avec les autres ?

 

  • Une fois épuisé le solipsisme, ce divertissement de l’esprit, une question autrement plus vertigineuse se pose : le problème des rapports de l’homme avec d’autres hommes. Non pas rapports abstraits, face à face théorique de deux consciences, mais engagement commun. Combien de livres pour mettre en avant le développement personnel ou l’art malicieux de faire la nique à ses semblables ? Pour combien de réflexions qui contestent le présupposé de départ : « une certitude doit vous animer : le plus clair de ce dont vous jouirez dans votre existence, vous l’aurez soustrait à quelqu’un qui en aurait volontiers joui à votre place. » (1) La tristesse de ce constat, dont on imagine sans difficulté l’existence misérable de celui qui le soutient, ne doit pas nous faire oublier sa principale conséquence : la déshumanisation du monde.

 

  • Impossible d’envisager en effet un monde pleinement humain sans faire confiance à la liberté des autres. « Cela ne cadre pas avec l’image romantique du monde, ajoute le malin,  où nous aurions tous à nous tenir la main dans une grande ronde fraternelle pour instituer le Bonheur universel. Mais c’est la vérité. Ou du moins c’est ainsi que le monde fonctionne généralement. » (2) S’il y aurait beaucoup à dire sur cette conception fonctionnaliste de la vérité (est vrai ce qui fonctionne, ce qui marche), la référence au romantisme naïf est encore plus décisive. Tout espoir de sortir de soi serait donc vain, frappé d’irréalité, par avance ridiculisé. Renvoyés à un doux rêve collectif, nous renvoyons à notre tour ces stratèges de la misère humaine à leur cauchemar sans fin.

 

  • Etre pleinement homme, pour les plus malins, autant dire réussir dans le monde, ne peut se faire que contre les autres. L’idée que nous ayons à nous faire homme en nous-même avec les autres hommes relèverait d’une ronde fraternelle. Comprends bien cela, lecteur, confiant dans ta liberté, je ne ferais, aux yeux des plus malins, que te prendre la main pour la grande ronde fraternelle et romantique. L’alternative est simpliste : soit nous dansons naïvement la bourrée romantique des vaincus ; soit je t’entube en faisant sur ton dos la promotion de mon solipsisme de vainqueur. Au choix.

 

  • Cette alternative, une puissante doxa pour notre temps, est le résultat d’un travail de sape qu’une seule injonction résume : soyez vous-même (3). Elle signifie ceci : indépendamment du monde humain qui vous entoure, de la relation aux autres, votre essence, ce que vous êtes, ne dépend que de vous. En prenant la décision solipsistique d’être vous-même, en toute indifférence aux autres (qui seront plutôt des obstacles à la réalisation de ce beau projet circulaire) vous pourrez pleinement jouir de la réconciliation de votre existence et de votre essence, immédiatement, sans délais. A condition bien sûr d’anéantir subjectivement les parasites qui nuisent à votre bonne entente, en conclave avec vous-même, vous souriez désormais de voir les naïfs se donner la main dans une ronde aussi circulaire que votre cauchemar.

 

  • La relation aux autres n’est pas une question technique et on ne sort pas du cauchemar des plus malins comme on résout une équation algébrique. Mais pour les plus malins, c’est aussi l’origine de leur mauvais délire, l’homme n’est pas un problème posé à l’homme mais un faux problème qui peut être évacué par un bon calcul, une stratégie adéquate à ce qui fonctionne. Pour eux, la déshumanisation du monde n’est pas un problème puisque l’on peut être homme et jouir pleinement de soi-même contre les autres en se faisant machine. Il sait parfaitement jouer le jouer, c’est une belle mécanique, il traite l’information à la perfection, il encode à merveille, autant de formules valorisées par les plus malins, autant de solutions pour liquider le problème de l’homme en face de l’homme.

 

  • Entre la ronde fraternelle et la nique à autrui, se tient l’ambiguïté. La relation que nous-avons aux autres, pour l’avoir à nous-même, est fondamentalement ambiguë. Mais voulons-nous encore vivre cette ambiguïté ? Ne sommes-nous pas las du problème de l’homme, de ses indécisions collectives, des incertitudes de son rapport aux autres ? L’espoir de se croire plus malin que les autres ne porte-t-il pas en lui l’espoir non avoué de régler définitivement le problème de notre ambiguïté ? Le cauchemar des plus malins serait intimement lié à notre volonté de repli, nous faire un monde rassurant dans des temps hostiles quitte à sacrifier la réalité du rapport aux autres ; les fantasmes rassurants du rapport à soi feront l’affaire. Tout cela sur fond d’une grande tristesse, d’une immense dépression collective. C’est peut-être aussi pour cette raison, pour ne pas sombrer seul, que l’on se retrouve avec les autres, dans des combats politiques, pour ne pas renoncer à édifier un monde plus humain.

 

  • Romantisme ? Peut-être. Et alors ? Nous ne pouvons congédier la condition humaine sans en payer le prix. Nous ne pouvons renoncer à associer ces deux termes, homme et monde, sans déchoir. L’homme seul est injustifiable ; le monde sans l’homme n’a plus besoin d’être justifié. Celui qui cherche à se sauver seul est un lâche ; celui qui cherche à sauver les autres en niant leur liberté se nie lui-même. Deux cauchemars : celui des plus malins, libres et seuls, celui des rondes fraternelles forcées. Deux fuites qui se refusent de voir l’homme en face : une liberté ambiguë. Avons-nous la foi en l’homme, nous les incroyants ? Peut-être. Et alors ? A condition de rendre cette foi problématique, elle-même ambiguë. A condition de comprendre que la foi en l’homme est une tâche violentée, un effort, une exigence, un appel vers le haut, sans quoi la critique ne serait qu’un solipsisme vide. La foi n’est pas l’espoir de s’en sortir mieux que les autres. Nous n’avons aucun espoir à ce sujet. Alain donne à cette tâche une très belle définition, pour nous réveiller du cauchemar des plus malins : « La foi en l’homme est pénible à l’homme, car c’est la foi en l’esprit vivant ; c’est une foi qui fouille l’esprit, qui le pique, qui lui fait honte ; c’est une foi qui secoue le dormeur. » (4)

 

(1) Olivier Babeau, Devenez stratège de votre vie, Gérer votre vie comme une entreprise, Paris, Lattès, 2012, p. 25.

(2) Op. cit. 

(3) Une variante gastronomique : « Venez comme vous êtes » (Mac Donald’s)

(4) Alain, Minerve ou de la sagesse.

La philosophie n’est pas soluble dans la culture générale

La philosophie n’est pas soluble dans la culture générale

Lettre ouverte aux associations de philosophie qui pensent mal ce qu’elles prétendent défendre

  • Premier bilan de ce que l’on sait, à ce jour, des conséquences de la réforme Blanquer sur l’enseignement de la philosophie dans le secondaire. Je ne parle pas ici des conditions d’enseignement (dédoublement des classes par exemple). La philosophie serait donc maintenue dans le tronc commun avec un horaire élève de quatre heures. Les professeurs de philosophie ne connaissent pas, pour l’heure, le contenu de ce programme. Ils ne sont consultés actuellement que sur le programme dit de « spécialité » en première. Le seul changement concerne par conséquent les anciens élèves de la série « S ». Il ne s’agit en rien d’un gain exceptionnel d’une heure mais du retour au volume initial de quatre heures pour ces élèves. La principale transformation touche le volume horaire d’enseignement pour les anciens élèves de la série « L ». Il est divisé par deux puisqu’il est entendu que le complément de spécialité, de l’aveu même de ses concepteurs, est un enseignement de « culture générale ». Aucune information officielle n’est donnée sur le partage des heures dans cet enseignement ou sur la garantie que cet enseignement se retrouve dans tous les établissements français. Je laisserai de côté le terme « humanité » qui n’est qu’un effet de communication. Il n’y aura donc plus d’initiation à la philosophie en première comme c’est aujourd’hui le cas dans certains établissements. En ce qui concerne les évaluations, une dissertation « universelle » de philosophie sera proposée aux élèves en fin d ‘année. Je laisse de côté, une fois n’est pas coutume, le terme « universelle » qui n’est ici qu’un effet de communication. Tous les élèves actuellement passent cette épreuve. Pour l’épreuve de spécialité, aucune information officielle n’est communiquée aux professeurs de philosophie quant à la nature exacte de l’épreuve. Voilà pour le bilan globale de l’heure.

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  • Sous l’écume, que devons-nous retenir ? Ceci : nous avons changé de paradigme au sens où l’enseignement de la philosophie dans le secondaire n’est plus une discipline ayant ses objets de pensée propres et une façon bien à elle de les interroger mais une compétence pouvant être exploitée dans d’autres domaines. Il s’agit là d’une transformation inédite et qui fera date. Il est officiellement affirmé, dans le texte officiel, que le professeur de philosophie peut enseigner autre chose que de la philosophie. Il est bon de prendre la mesure inédite de cette transformation. Comme d’innombrables collègues dans l’éducation nationale, les professeurs de philosophie deviennent bivalents. Bien naïfs ceux qui croient que cette rupture inédite ne changera pas grand chose à leur statut, bien peu « philosophes » au fond. A moins que les quelques années qui les séparent de la retraite suffisent à leur contentement intellectuel. Elle est au contraire fondamentale pour les autres. Demain, le professeur de philosophie enseignera la philosophie et la culture générale. La question du nombre d’heures de la spécialité est superficielle. Ce qui est essentiel est ailleurs et mérite, à ce titre, d’être correctement pensé.

 

  • Et alors ? – s’interrogent pèle-mêle le technocrate et le marchand général de culture ou le marchand de culture générale, au choix. Où est le problème ? Il va de soi que si l’on avait dit aux professeurs de philosophie qu’ils devraient désormais enseigner la philosophie et les mathématiques, il y aurait eu un problème réel de compétence. Mais la culture générale, vraiment…

 

  • Pour répondre à cette épineuse question (qui aurait pu être instruite par les associations de philosophie), il faut faire, ce que font les philosophes sérieux, à savoir définir l’objet. Tout le contraire d’une causerie. Qu’est-ce que la culture générale puisque la bivalence se situera demain à ce niveau là ? Derrière elle, cette autre question : qu’est-ce que la culture ? Il va de soi, mais il est bon de le préciser, à l’heure du confusionnisme ambiant, que cette question n’est pas de la culture générale mais une attitude réflexive face au savoir et à ceux qui prétendent savoir : qu’entendons-nous par culture générale quand nous parlons de culture générale, quand nous parlons de culture ? Existe-t-il une différence essentielle entre la culture et la culture générale ?

 

  • Vous constaterez que nous sommes d’emblée, en suivant l’ordre des raisons, confrontés à des questions essentielles, à des questions de définition. Nous devons faire le tri et nous risquer à le faire. Nous allons devoir trancher pour savoir exactement de quoi nous parlons quand nous parlons. Il ne s’agit pas d’un art de la parole mais d’une interrogation sur la vérité de la parole (je dirais plutôt vérité du discours mais c’est un autre sujet de réflexion). Si j’écris  « la culture c’est de la culture générale », j’énonce ce que je tiens pour une vérité. Je prétends dire le vrai (cela ne veut pas dire évidemment que j’y parvienne). Je prétends et j’assume publiquement cette prétention en prenant le risque d’être réfuté par celui qui aura des raisons valables de le faire. Ce risque est politique.

 

  • Voici donc ma définition essentielle en trois temps de la culture générale – 1) La culture générale est ce qu’il reste de la culture dans une société qui se généralise, c’est-à-dire qui s’indifférencie. Comme le rappelle magistralement Hannah Arendt dans le texte La crise de la culture, « ce fut au milieu d’un peuple essentiellement agricole que le concept de culture fit son apparition. » La culture (du latin colere, cultiver, prendre soin) est avant tout travail situé, labeur singulier, artisanat de l’esprit et du corps. Ce travail ne peut pas être général car il n’y a pas de labour en général, d’artisanat en général, d’attention à soi en général. Cela n’existe pas. On ne saurait être professeur en général ou mécanicien en général et il existe bien une culture de la mécanique au même titre qu’une culture philosophique. Ouvrier mécanicien, mon grand-père avait de la culture : il prenait soin de ses outils, ils les entretenait, les préservait. De la même façon qu’Hannah Arendt prend soin des distinctions qu’elle pense. Elle est attentive. Une attention qui commence dès le sous-titre de son texte, un sous-titre auquel, justement par inattention, on ne prête pas suffisamment de sens : « La crise de la culture, sa portée sociale et politique. » L’attention, les soins apportés au travail de la terre, des outils ou de la pensée ne sont pas naturels. Ils relèvent en effet d’un ordre social et politique. Dire que la culture générale est ce qu’il reste de la culture dans une société qui se généralise, revient à prendre en compte cette double dimension sociale et politique. Ne pas le faire, c’est poser artificiellement une culture hors sol, ce qu’est justement la culture générale. La culture générale est une culture hors sol qui ne cultive plus rien.

 

  • 2) En tant que culture hors sol d’une société qui se généralise, la culture générale (qui peut être de masse ou raffinée en fonction de la qualité des rideaux du salon) exprime un rapport au monde et à soi-même de moins en moins situé. Elle prend donc la place de la culture au sens défini précédemment. Là encore, il ne s’agit pas d’opposer la culture générale à une haute culture. Cette opposition est voulue par ceux qui ne veulent pas penser le problème ou n’en ont pas les moyens. Elle relève du divertissement. Basses et hautes cultures, légitimes ou illégitimes, sont des catégories mondaines, sociales, qui ne disent strictement rien de notre rapport singulier à la culture, de ce que la culture fait singulièrement de nous.

 

  • Les habitants des îles Trobriand magnifiquement décrits en 1922 dans le chef d’œuvre de Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental, ont une culture mais pas de culture générale. La culture générale apparaît justement au moment où les hommes perdent leur situation. Exactement ce qu’il est en train d’arriver aux professeurs de philosophie du secondaire et à la suite du supérieur – ces distinctions tribales sont d’ailleurs dérisoires en face du problème que nous affrontons tous ensemble.  Leur singularité inacceptable, comme pouvait l’être celle des habitants de ces îles, doit être généralisée. Une société qui se généralise, qui se désingularise par conséquent, ne peut souffrir la survivance en son sein de singularités situées. Et la philosophie dans l’institution scolaire était, jusqu’à présent, une singularité située. Demain, ce ne sera plus le cas.

 

  • 3) Reste bien sûr la question politique, essentielle et masquée. La culture générale comme impératif indiscutable est une fonction idéologique qui nous enseigne l’indifférence à nous-même, l’inattention aux dimensions finies et situées de notre courte vie, pour finir par imposer, à moindre résistance, un ordre dominant de pensées et d’actions. Il s’agit d’un opérateur qui détruit, en rien d’un savoir qui sauve. Faire enseigner de la culture générale à des professeurs de philosophie consiste à les soumettre, en les déplaçant de la culture située à la culture indifférente. C’est un rapport de force entre ceux qui cherchent à cultiver, au sens précédemment défini, et ceux qui vendent, au sens commun du terme, qui échangent une farine contre une autre. Ce déplacement est le résultat d’un long processus historique doublé d’une cascade de démissions et de lâchetés. Les tours de mains de ceux qui cherchent à cultiver encore sont archaïques mais qu’ils se rassurent,  le grand marché des camelots philosophes est devant eux.

 

  • Non, la philosophie ne disparaîtra pas, c’est exact. Elle sera même partout pour être nulle part. Elle sera, elle l’est déjà, un objet de consommation indifférencié, un élément de culture générale parmi d’autres. Evidemment, le prix à payer sera lourd : encore plus rares seront demain ceux qui pourront apprécier le texte d’Hannah Arendt ou de Bronislaw Malinowski. Il faudra pour cela qu’ils aient la chance d’avoir une famille cultivée par autre chose que des fichettes science po, cette culture des mondains, des Macron, des demi-habiles, des frimeurs mimétiques. Cette chance, vous l’aurez compris, est peu compatible avec l’idée que se font de nombreux professeurs de philosophie du secondaire et du supérieur de leur mission éducative. C’est pour cette raison que tous n’acceptent pas, avec quelques idées, la disparition de leur discipline, la dissolution de leur enseignement  dans cette culture générale qui est l’autre nom de la défaite de la pensée.

 

  • Nous sommes bien en présence d’une guerre symbolique (guerre symbolique aux conséquences évidemment bien réelles), une guerre de civilisation non pas contre une autre civilisation (culture générale science po) mais intestine, à l’intérieur de notre culture. Nous sommes en guerre contre nous-mêmes ce qui explique les lignes de fractures à l’intérieur même de notre discipline et des associations qui la représentent. Cette guerre fondamentale est quasiment invisible dans un espace public tenu par des marchands. Qui peut écrire quoi ? Qui décide de publier qui ? Il y a là un procès à instruire. Nous le ferons. Sommes-nous pessimistes, sommes nous optimistes sur les chances de succès ? Questions mondaines qui trouvent d’assez bonnes réponses dans l’Apologie de Socrate du philosophe Platon.

 

Déontologie du journalisme et critique du CAC 40 : les nouveaux veaux d’or médiatiques

Déontologie du journalisme et critique du CAC 40 : les nouveaux veaux d’or médiatiques

 

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(Grandville, Un autre monde, 1844)

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  • Une pétition circule, comme tout le reste d’ailleurs, pour la création d’un conseil de déontologie du journalisme. La belle affaire que voilà. Pendant de la désormais célèbre mais très comique « moralisation de la vie politique », « la déontologie du journalisme » devra garantir un « droit à l’information objective » selon la formule consacrée. Il va de soi que cette nouvelle instance – si elle voit le jour en France – ne s’appliquera essentiellement qu’aux médias de masse, ceux qui comptent réellement. Rassurez-vous, le droit inaliénable de penser  avec ses pieds, de piger dans un sabir de français et d’anglais les plus insignifiantes sornettes ou d’empoisser le champ d’improbables nuances consensuelles n’est pas l’objet du propos. A fortiori si vous faites tout cela dans des micro revues d’opinion. Mais entendez, chers citoyens, la grande plainte du mois, le dernier hululement critique des chevaliers blancs de la visibilité spectaculaire marchande : faiseurs de talk show, proxénètes médiatiques d’émissions peopolitiques, experts en décryptage de rien, tremblez, un conseil de déontologie veut vous surveiller pour promouvoir une information vraiment citoyenne et démocratique. Quel progrès, quelle vigilance, quel sursaut de lucidité !

 

  • D’anciens journalistes en mal de visibilité réclament aussi leur place au soleil du divertissement intellectuel. Ces laissés pour compte du CAC 40, ce grand Satan, cet anti-Dieu démocratique, cette nouvelle idole, ce dark veau d’or de la critique, ne saurait se contenter des pages confidentielles de revues minoritaires qui ont encore suffisamment de probité pour ne pas laisser la parole aux crétins utiles de l’information de masse. Au risque de surprendre les comateux, les professionnels de la non pensée massifiée et les déontologues du catch politique jouent au même jeu. L’intérêt que les seconds portent aux premiers confère une importance à la nullité du spectacle proposé quand les premiers assurent aux seconds une visibilité « critique ». Ironiquement, le « droit à l’information objective » réclamé aux promoteurs du spectacle par ceux qui se montrent sans rien produire de sérieux consolide des dispositifs à très haut coefficient d’aliénation mentale. Que seulement un tiers des sondés fassent confiance aux « médias d’information » selon un n plus unième carottage de masse publié par Reuters, la chose est plutôt rassurante. Car ce qu’oublient de nous dire les pipeauteurs professionnels du champ médiatique, c’est justement le degré de crétinerie avancée de ces fameux « médias d’information. » La défiance à l’égard de la débilisation de masse est la condition nécessaire de toute prise de conscience critique. Qu’un sondeur vienne me poser la questionnette  sur ma supposée confiance dans le nouveau Média non aligné sur la domination maléfique du grand Satan du CAC et je lui montrerais, en guise de réponse augmentée, comment la même médiocrité se retrouve ici ou là.

 

  • Restaurer la confiance, la formule fait florès, quand il s’agirait plutôt d’affiner la défiance sur cette chose qu’est « le média » en général et son imaginaire associé. Untel a des intérêts avec tel autre qui lui-même est en affaire avec un troisième : vous allez tout savoir sur les dessous des médias dans un nouveau média critique des médias etc. etc. Qu’avons-nous à faire de ces bruits de salons quand la santé mentale consiste à se situer ailleurs. Ceux qui vivent grassement de ces bruits  ont évidemment tout intérêt à augmenter la quantité de mousse médiatique en criant au scandale. Ainsi ce très bon client des médias de masse qui porte plainte contre les secrets de polichinelle d’un média de masse. La bouffonnerie est au moins rafraîchissante. C’est ainsi qu’apparaît une nouvelle classe parasitaire que je tiens pour encore plus nuisible que la première, un raffinement de la nuisance en somme.

 

  • N’attendez pas de cette classe parasitaire le moindre doute sur la valeur de son entreprise. La déontologie du journalisme, c’est bien ; le CAC 40, c’est mal. Discours des plus consensuels, nouvelle doxa des professionnels médiatiques. Avec l’intention toujours louable de sauver les masses des puissances de l’argent, ces nouveaux petits pères du peuple susurrent à l’oreille du flic qui est en nous : porte plainte, signe la pétition, fais un signalement  à la vigie du CSA. Bref, continue de regarder massivement des conneries mais reste vigilant et retweete la plainte. Nouveau dressage, un cran plus loin.

 

  • Cette  classe parasitaire aux mille casquettes (organismes bidons, veilles siglées, etc.) produit également du livre et des analyses en saturant le marché. Cette rébellion de confort vend autant qu’elle flatte. Services rendus. Sa fonction n’est pas de mettre en crise le pourrissement irréversible du champ médiatique mais de proposer « une nouvelle offre ». Cette fonction de régénération est assurée en politique par la fameuse « moralisation ». Son hypocrisie est de faire croire à une libération quand il s’agit le plus souvent de faire passer les plats aux anciens copains. Vous retrouverez ainsi dans ces nouveaux médias critiques des médias les anciens critiques médiatiques et autres divertisseurs professionnels. Comme chez Emmanuel Macron et son mouvement publicitaire « en marche », « la société civile », autrement dit la formule à la mode pour désigner les pékins qui retweetent  les figures de proue du parasitage plaintif, c’est le socle à gogos du grand renouveau. Socios ou marcheurs, à chacun de choisir son veau d’or.

 

Le (nouveau) Média blabla

Le (nouveau) Média blabla

  • Je le répète, au risque de la redondance (1), tout ce qui ne passe pas par un travail critique, au sens noble du mot, un travail de discernement intellectuel sans complaisance, est à jeter. Nous sommes ici dans l’ordre de la parodie qui s’ignore, de la mise en scène « pomo » (pour postmoderne), de la pride, toujours elle,  individualisée, bref de la désormais célèbre bouillie. Cette même bouillie qui a fait Macron cherche à le défaire dans une inefficience politique radicale. La bouillie est réversible, c’est un quasi axiome. Comme l’anneau de Möbius, la bouillie ne possède qu’une seule face. Les pomogressistes sont dans le coup (avec les marchistes) et œuvrent pour une société meilleure « de ouf ». « Un média progressiste c’est tout ce qu’on vient de dire, notre but, l’idée c’est de faire progresser le monde, jusqu’à peut-être le changer, carrément, carrément non, on est des ouf. » Qui prend encore au sérieux, jusqu’à les recopier avec soin, ces borborygmes pomos ? Qui a l’idée d’en faire une critique, de peser leur valeur politique quand il suffit d’en être pour être du bon côté ? Seuls les bricoleurs de la pensée sont encore capables d’une critique « première » pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage.

 

  • Une critique sauvage ? Lisons ici Lévi-Strauss et comprenons finement notre situation intellectuelle inédite dont certains de nos prédécesseurs ont eu l’intuition – une situation plus familière aux sociétés premières étudiées par l’ethnologue qu’aux grandes constructions philosophiques de l’idéalisme allemand. Le bricolage, associé par Lévi-Strauss à « la réflexion mythique, peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. » (2) Le bricoleur critique, à la différence de l’ingénieur du concept qui ne cesse de hiérarchiser ce qui est digne d’être pensé et ce qui ne l’est pas, ne subordonne pas les objets de pensée les uns aux autres. Dans son sens ancien, rappelle Lévi-Strauss, le bricolage évoque « le sens incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. » Face à l’obstacle justement, le bricoleur s’arrange avec « les moyens du bord ». Contrairement au théoricien critique qui a déjà une structure intellectuelle toute faite dans laquelle il fait rentrer les éléments de savoir qu’il recueille, le bricoleur critique, toujours étonné par ce qu’il découvre au hasard de ses divagations,  enrichit son stock. Les signes ou matériaux  du bricolage intellectuel sont ses petits trésors dont il fait l’inventaire.

 

  • « Carrément, carrément non, on est des ouf » : signe d’autant plus intéressant pour le bricoleur critique qu’il se présente comme signe du progrès. Bien sûr, cet objet de pensée hétéroclite ne fera pas sens pour des « intellectuels sérieux » qui n’interrogent que des objets dignes d’être pensés. Jamais surpris par le donné, ils déploient une logique indépendante des contenus.  La production ininterrompue de signes, les flux d’information en continu, la mise en ligne instantanée de tous ces objets de pensée miniaturisés offrent au bricoleur critique un stock quasi illimité de « trésors d’idées » (3). La fin des grands récits dont parlait Jean-François Lyotard, le morcellement idéologique, l’émiettement des discours jusqu’au tweet nous placent sur une scène des discours quasi primitive. « Le monde libre », « Le Média », « changer le monde », « on est des ouf », autant de petits coquillages linguistiques intéressants avec lesquels le bricoleur intellectuel composera. Lui-même n’a aucun projet – ce qui supposerait, comme le remarque Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, une harmonie théorique entre les matériaux et les fins. S’il fait avec les moyens du bord, c’est avant tout que les matériaux qu’il utilise pour élaborer sa critique sont précontraints. S’il constate que ceux qui critiquent la bouillie dans un « nouveau média » répandent la même bouillie que ceux qu’ils critiquent, il fera avec cette donnée de fait. Dans son univers brut et naïf, on ne peut faire qu’avec ce que l’on a.

 

  • La forme, les outils, les résultats de ses bricolages paraîtront étonnants aux ingénieurs rationalistes qui ont le plus grand mal à ouvrir les yeux sur les limites de leur monde. Ce qui fait du bricoleur critique un fin observateur de son milieu auquel il porte un vif intérêt. Combien de fois ai-je entendu, de la part de lecteurs bienveillants : pourquoi vous intéressez-vous à de tels objets ? votre pensée n’est-elle pas plus digne que cela ? ne vous rabaissez-vous pas à répondre ? etc. etc. Réactions typiques de la pensée ingénieur (sans laquelle on ne peut faire carrière à l’université, sans laquelle on ne peut parvenir) à laquelle j’oppose une critique sauvage, quasi mythique. Les résultats et les effets de cette critique n’en sont pas moins aussi « réels » et dérangeants que ceux des « sciences politiques ». Je vais même plus loin : cette critique est aujourd’hui la seule à faire encore quelques effets. Elle relève de modes d’observation que nous avons en partie perdus. Nous redécouvrons ainsi, derrière ces bricolages intellectuels, ces monstrations, le fond, le « substrat de notre civilisation. » (4) Ce que nous appelons « progrès » est une monnaie de singes qu’une « science du concret » renverra à son irréalité. En face de cette vidéo promotionnelle, de ces débris médiatiques qui se prétendent « nouveaux », je me vis comme un sauvage : je les ramasse, les observe et je cherche à en faire quelque chose.

 

  • Chaque débris médiatique, chaque stock disponible, chaque opérateur peut servir à condition qu’il reste dans un état intermédiaire, indécidable. Est-ce simplement une image, une « petite vidéo » insignifiante ou une idée, un concept ? Plutôt un signe que je ramasse, un être concret, particulier, mais qui renvoie à autre chose. Par exemple à cette question plus intellectuelle : que pouvons-nous faire de ça ? Pouvons-nous en faire quelque chose ? Au moyen de quel bricolage ? Le signe est limité, ce qui dérange les ingénieurs des sciences politiques qui préfèrent, pour leur confort et leur carrière, manipuler des théories abstraites et hors sol. Mais il est déjà trop abstrait (comme ce texte d’ailleurs) pour ceux qui consomment des images et des « petites vidéos » sans réfléchir à ce qu’ils font. Le bricoleur sauvage se tient justement à mi-chemin, ce qui rend la compréhension de son travail délicate pour les idiots et les ingénieurs. Il recueille ce qui est partout disponible mais autrement. Ce que fait justement la pensée sauvage, penser autrement.

 

  • Certains aujourd’hui se plaignent qu’il n’y a plus de pensée dans les médias. Celle-ci serait « prise en otage » par « les médias dominants ». Comme s’il existait quelque part un stock de pensée empêché par une force obscure, comme si la pensée existait comme une nature, comme si le moyen (Le Média) allait libérer la pensée. A cette pensée magique justement, j’en oppose une autre. La tribu du Média blabla n’aura pas simplement à composer avec « des médias dominants », ces adversaires taillés sur mesure, ces Golem utiles de la critique politique de salon. Non, elle aura affaire à une critique sauvage, à des braconniers, un peu sorciers, capables de bricoler au moyen de leurs miettes de jolis tableaux. Ceux-là sont sont-ils de gauche, de droite, du média, du « système » ? Difficile à dire. Ils montent des décors à la Méliès, une architecture fantastique afin d’honorer les dieux du vide.

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(1) Certains sous-estiment encore ma constance métronomique.

(2) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage.

(3) Formule reprise par Lévi-Strauss de Marcel Mauss à propos de la magie.

(4) C. Lévis-Strauss, La pensée sauvage.

Souchiens or not souchiens

Souchiens or not souchiens

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  • Par quel étrange sortilège la mélanine finit-elle par enraciner les hommes, jusqu’à les enchaîner  ? L’épiderme fait office de racine quand les racines, justement, disparaissent. Une « culture » hors-sol (« Johnny, c’est la culture française », « Johnny, un héros national », « on a tous en nous quelque chose de Johnny ») se mesure à l’incapacité qu’elle a de tisser des liens plus profonds, de créer des identifications durables, d’unir les hommes par autre chose que d’imbéciles slogans (aujourd’hui de préférence en anglais). N’en déplaise aux crétins qui tirent de bons bénéfices en léchant la surface, la société du spectacle dont Johnny est un parangon ne relie les hommes qu’en surface. C’est ce qu’à voulu dire Alain Finkielkraut dans une grande confusion lexicale (« petit peuple blanc », « souchien ») et une ironie somme toute assez fumeuse.

 

  • La société du spectacle intégral propose à la consommation des signes d’identification : ma jeunesse, mon enfance, ma nostalgie, ma musique, ma Harley, mes années Johnny. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon, des parts de marché. Un exemple parmi d’autres : lors de la descente des Champs-Elysées, seuls les bikers passés par des concessionnaires Harley Davidson avaient le droit de défiler en rangs serrés. Les amis du brélon – dont je suis – n’étaient pas conviés à la grande parade. Non pas hommage national donc mais pride vrombissante de l’homme blanc, Alain Finkielkraut a raison, n’en déplaise aux aboyeurs de peu. La référence au « souchien » est certes idiote (l’usage de ce terme imbécile fut popularisé par une cruche dont l’existence médiatique est proportionnelle aux aboiements qu’elle produit). Derrière, le constat est juste mais largement inaudible pour tous ceux qui se gavent sur le dos plat du marché : la société du spectacle intégral ne peut produire que des pride de particularismes, des marches pour la fierté qui segmentent plus qu’elles ne rassemblent. Aucun mouvement d’unification nationale ne peut sortir de ce morcellement dérisoire. Seule la culture (encore faut-il s’entendre sur le sens à donner à ce mot, je m’y attacherai) le peut et la société du spectacle intégral est profondément inculte.

 

  • Cette inculture-là blesse Alain Finkielkraut autant qu’elle me blesse, autant qu’elle blesse tous ceux qui n’ont pas en eux « quelque chose de Johnny » pour reprendre la formule imbécile de notre caméléon président, capable de tout simuler afin d’être, à tout moment, dans le sens de la marche. Entendre sur les ondes une député « en marche » justement, dont la conscience critique et politique avoisine celle du bigorneau, comparer Johnny et Victor Hugo est extrêmement pénible. Alain Finkielkraut prend cette peine au sérieux. Affecté, il cherche à en faire quelque chose, au risque du cafouillage. Ce que l’on nous vend comme « un grand moment de communion nationale » est un leurre, un de plus dans la grande bouillie spectaculaire marchande. La population qui assistait à la dernière parade de Johnny n’est pas représentative de la population française. C’est un fait. Le délire commence quand on travestit le fait pour en faire une valeur nationale. Johnny est un « héros national » (Emmanuel Macron) à la seule condition de changer le sens des mots. Jean Cavaillès et Georges Politzer étaient des héros de la France, certainement pas Johnny.

 

  • Ceux qui changent le sens des mots, qui déforment la réalité pour se réchauffer en meutes du bon côté du Bien devront désormais compter avec des hommes et des femmes qui refusent de laisser au spectacle intégral l’écriture de l’histoire. Alain Finkielkraut est trop masochiste dans sa critique (comment peut-il utiliser le terme « souchien », fusse de manière ironique, sans savoir ce qu’il allait récolter) pour être réellement audible. Après lui, d’autres viendront. Ils parleront clairement, ne se prendront pas les pantoufles dans les chausse-trappes des petits pieds. A la différence de Finkielkraut, ils fédéreront non sur le buzz mais sur l’idée. Il seront de ce fait autrement plus menaçant pour les kapos du spectacle. Cette opposition sera fatale. Il est un degré d’absurdité où le néant de nos démocraties marchandes se cannibalise. Nous sommes arrivés à ce point, avec ou sans Alain Finkielkraut, souchiens or not souchiens.

le love de l’humanité mondiale

Le love de l’humanité mondiale

 

Humanity should be our race. Love should be our religion.

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  • Le racialisme du love épouse à la perfection le marché mondial de la consommation indifférenciée. Un jugement de valeur ? Le racialisme du love vous en dispense pour le bien de l’humanité. Regardez ces enfants. N’avez-vous pas honte de vous dresser les uns contre les autres ? Une religion : le love. Une seule race : l’humanité. Une civilisation : la mondiale. Cela donne bien sûr, en mettant tout cela bout à bout : le love de l’humanité mondiale. La solution était pourtant simple, à portée d’une main d’enfant. Open your mind, voyez plus grand et remplissez vos couches.

 

  • Ces mises en scène régressives, destinées à un public abruti de bons sentiments, de gif de chatons et de câlins virtuels, ne sont pas faites pour être pensées. Qu’est-ce qui d’ailleurs aujourd’hui est mondialement produit pour être pensé ? L’attaque ultime sera portée contre nos capacités à élaborer, à partir d’un jugement critique et raisonné, des représentations symboliques qui nous mettent à distance de la fusion avec le placenta originel, la glaire organique initiale, la matrice dont on sort par le logos. L’enfant est le terminus ad quem et ad quo du love de l’humanité mondiale. Incapable de juger, il est le consommateur parfait, le non sujet politique par excellence, l’être de la désymbolisation consommée. C’est pour cela qu’il triomphe.

 

  • Les conséquences de cette monstrueuse régression anthropologique, d’autant plus implacables qu’elles ne peuvent plus être pensées, réduiront l’homme au statut  d’éternel passif. Comme l’enfant en bas âge qui ne comprend pas ce qui lui arrive, il pleurera souvent, fera des colères parfois, s’attendrira devant des gif de chats. Cette substance affectable, connectée des oreilles à l’anus, fera du love comme elle chiera dans ses couches virtuelles. Plus de religion, plus de politique, plus d’athéisme, plus de conflits de valeurs mais une religion unique, le love, saccagée aléatoirement par le terrorisme, son envers, cette abomination planétaire que tout le monde se devra de combattre mais sans savoir comment faire, sans quitter le love.

 

  • Moins il y aura d’hommes et de femmes pris de nausée anthropologique en face du love de l’humanité mondiale, plus il y aura de désarmés en face de ce napalm, moins nous aurons de chance d’échapper au collapse final, celui qui nous invaginera à rebours, faisant de chaque homme le fœtus qu’il a été. Ceux qui ne veulent plus être des sujets politiques, c’est-à-dire des sujets conflictuels, écrasent en nombre les nauséeux. Ils repandent leurs petits cœurs partout, avec ou sans voile, avec ou sans religion, la couche pleine de merde bonne et gentille, tous en train de converger vers le marché planétaire de la bouillasse du love. Il va de soi que ce sirop tendra vers le plus petit degré d’énergie, le néant de différence de potentielle, le niveau zéro de la substance excitable écrivait Freud dans Au-delà du principe de plaisir : la mort civilisationnelle pour tous.

 

La vie d’ange

La vie d’ange

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  • Contacté par l’hebdomadaire chrétien  La Vie à propos d’Emmanuel Macron, je me suis prêté, la semaine dernière, au jeu des questions réponses. Ce n’est évidemment pas la première fois que ma critique suscite la curiosité des chrétiens de France. Il y a cinq ans déjà, Vieux réac !, truffé de références à la gauche critique et athée des années 60-70, avait fait l’objet d’une recension dans Témoignage chrétien. L’article signé Arthur Lamaze est d’ailleurs très habile et ce fut de loin le meilleur. Il s’intitule L’ère de la mayonnaise.

 

  • Dois-je encore expliquer aux étourdis que le journalisme Libé-Obs-Marianne est devenu totalement imperméable à une critique qui ne joue pas le jeu du marché, autrement dit de la mayonnaise. Que ce même journalisme ouvre depuis longtemps ses tribunes aux pires escrocs de la nullitogentsia parisienne connus de tous ne surprendra plus. Dans un paradoxe apparent, des auteurs critiques et athées des années 70 reviennent par la bande du côté tradi. Cette curiosité répond à une logique fort simple : qui conteste encore l’ordre moisi de la cité des hommes sinon ceux qui ont une règle de comparaison, une norme transcendante, en l’occurrence la cité bénie de Dieu ? C’est aussi pour cette raison que Valeurs actuelles peut titrer cette semaine : « Chassez le christianisme, vous aurez l’islam. » Voilà donc la critique athée (au sens de Michel Clouscard : « Si Dieu existe, tant mieux pour lui ») coincée entre les anges et les démons, entre le petit Jésus rehaussé en force de résistance et le fion de Christine Angot devenu grande littérature. Il se trouve que j’ai l’ambition de garder les pieds sur terre, entre ciel et enfer, ce qui rend, hélas, la décence critique de moins en moins audible.

 

  • Cela étant dit, Pascale Tournier me posa une série de questions à propos du nouveau président de la République afin de nourrir un article que je découvre ce jour et qui s’intitule : Emmanuel Macron est-il vraiment progressiste ?  Le couple progressiste/conservateur n’est pas simplement essentiel pour Pascale Tournier. Il aimante des pans entiers de la réflexion actuelle sur le politique. En cela, il est certainement légitime qu’elle le mobilise ici. Il n’a pourtant qu’une fonction de divertissement. A la hache (mais j’aime la manipuler), le progressisme, c’est le fion littéraire d’Angot ; le conservatisme, le petit Jésus qui résiste. La pensée critique n’a aujourd’hui de compte à rendre ni à l’un ni à l’autre. Minimum respect écrivait Philippe Muray. Pour une raison simple : des ennemis de la pensée critique, pour des raisons différentes, se tiennent des deux côtés. La radicalité intellectuelle, à laquelle je ne suis pas le seul à vouloir redonner ses lettres d’irrévérence, n’a que faire des étiquettes et des drapeaux. Elle renonce à avoir une vie d’ange en posant ses fesses sur le ring de catch du « débat d’idées ». Elle frappera donc des deux côtés. C’est d’ailleurs ce que fait Emmanuel Macron, capable de simuler l’un et l’autre mais avec des intentions bien différentes des miennes. Être à la hauteur de ce qui nous arrive exige une forme critique inédite qui (hormis chez quelques avant-gardistes inspirés) n’a aucun précédent dans l’histoire. Voici donc ses questions et mes réponses :

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– Comment définissez-vous le macronisme ? 

Le « macronisme » (bien que je n’utilise pas ce néologisme) n’est pas une idéologie politique mais une stratégie, à la fois symbolique, rhétorique et mimétique, pour faire accroire que les conflits idéologiques, et avec eux politiques, sont derrière nous. C’est en somme le simulacre de la supposée « fin des idéologies » au nom d’une adaptation pragmatique aux intérêts de l’heure. Comme je l’explique dans le livre, il ne s’agit pas d’un système de pensée mais d’une bouillie, autrement dit une production de messages susceptibles de prendre une forme et son contraire sans susciter la moindre contradiction. Un exemple parmi tant d’autres. En juillet 2015, au journal « Le Un », Emmanuel Macron affirme : « Je crois à l’idéologie politique, c’est une construction intellectuelle qui éclaire le réel. » Par contre, quand il s’agit de s’adresser à un très large public cela devient : « le prisme idéologique ne marche plus. » (TF1, 27 avril, 2017). Le discours tenu à une élite intellectuelle est aux antipodes de celui tenu à la masse des électeurs. Le macronisme, si l’on tient encore à ce mot valise, est un opportunisme vide qui prend la forme de celui qui le reçoit en fonction d’intérêts indifférents à toute interrogation sur les fins ou les valeurs.

– Pourquoi, selon vous, Macron, veut-il imposer le clivage progressisme/conservateur ?
Je ne pense pas que Macron veuille imposer ce clivage hérité. La stratégie consiste plutôt à substituer à ces anciennes oppositions, un vocabulaire insensé qui, dans un sabir d’anglais et de français, veut nous faire croire que tout est nouveau sous le soleil. Là encore, l’opportunisme est de rigueur. Les Emmanuel Macron (car Emmanuel Macron est tout autant une forme qu’un individu) ont compris que toute défense de valeurs (sous les termes du progressisme ou du conservatisme) est faible car toujours susceptible d’être critiquée. Ce qu’il veut imposer ce sont des schémas de pensée acritiques (sur lesquels la critique n’a plus de prise) car indifférents et flous. Cela suppose, comme je l’explique, qu’il soit capable d’une grande plasticité intellectuelle et d’une indifférence quasi totale à ce qu’il raconte en fonction du public concerné.
– Qu’est-ce qui se cache derrière le mot progressisme d’Emmanuel Macron ?
Dans le fond, Emmanuel Macron n’a plus besoin de poser la question du progrès qui peut être elle-même sujette à caution : progresse-t-on réellement ? pour aller où ? pour quelles finalités ? Il la remplace par celle de l’efficacité. C’est ce qu’il écrit dans son livre au titre ubuesque « Révolution » : « la politique doit être efficace ». Pour reprendre une formule de Max Weber dans Le Savant et le politique, Emmanuel Macron est « l’histrion » de l’efficacité qui entérine l’anéantissement du politique, à savoir, Pour Weber, « la passion au sens de l’attachement à une cause ». D’où le titre de mon livre en écho : Le Néant et le politique.
– En imposant un type de pouvoir concentré autour de sa personne, n’envoie-t-il pas des signaux aux conservateurs ? 
Emmanuel Macron est un sémaphore. Il envoie des signaux à tout le monde, c’est justement cela sa fonction. C’est aussi pour cette raison qu’il fait le vide. Je suis intimement convaincu qu’il n’a aucune conviction. C’est une sorte de caméléon qui correspond bien à la situation des élites économiques dirigeantes pour qui la politique n’est plus qu’une variable d’ajustement, un cadre neutralisé dénudé de toute réflexion sur les valeurs et les finalités de l’action politique pensée comme action sur un marché. C’est l’homme politique de la dépolitisation consommée. Ces nouvelles stratégies de pouvoir demandent aussi d’autres outils d’analyse. Les intellectuels de la génération précédente trouvent dans Emmanuel Macron ce qu’ils veulent bien y voir (un néo-protestantisme, un retour des Lumières etc.) sans mesurer à quel point ils sont eux-mêmes victimes de cette stratégie du vide. Cette stratégie repose bien sur la personne d’Emmanuel Macron dont la manière de gouverner n’est pas plus démocratique qu’il n’est un « philosophe en politique ».

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  • Si vous tenez à savoir ce que Pascale Tournier a fait de mes réponses, il vous faudra verser un euro. Je me charge d’allumer la petite bougie.

 

 

La librairie des frères Floury

La librairie des frères Floury

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  • Je ne peux que remercier Hervé et Eric Floury pour leur accueil hier soir. Depuis quelques temps, les représentants de la maison Hachette ne passent plus dans cette librairie. Ces marchands de papier, dont la seule logique consiste à saturer les étals de productions clonées sur le modèle économique et lessivant de Procter & Gamble, ne sont pas les bienvenus dans cette librairie de quartier qui résiste tant bien que mal aux stratégies concentrationnaires de la distribution du livre. Mon travail, le leur, celui de L’Echappée et d’autres maisons d’édition qui sauvent ce qui doit l’être – ou ce qui peut l’être encore – est une guerre. Plutôt une guérilla. Cela fait déjà un moment que la pensée (que j’appelle par usage et abus d’usage « critique ») a pris le maquis. Cette résistance a un coût. Libérer les étals pour y glisser quelques travaux artisanaux – dont ne parlent jamais ceux qui ont les micros et s’offrent pourtant le luxe de pester contre le déclin de l’esprit – se paye en pourcentages de ventes. Pour un libraire, avoir une politique éditoriale n’est jamais sans conséquence économique.

 

  • Il y a dix ans, un libraire, chez qui je souhaitais laisser en dépôt une lecture critique de Michel Onfray (devenu depuis une entreprise nationale d’épandage livresque d’opinions « philosophiques » avec l’assentiment de certains hebdomadaires à la botte), me dit ceci : « Monsieur, on ne tire pas sur la vache à lait. J’ai des lecteurs d’Onfray ». Il refusa tout net de prendre les livres en question. J’essayais de lui expliquer le bien fonder de l’entreprise. Peine perdue. En quittant sa boutique, sans savoir s’il consommait lui-même le beurre produit par la vache, je me souviens avoir ruminé cette phrase, mon pack « d’Onfray » à la main : « on ne tire pas sur la vache à lait ». Dans l’armée, l’origine de l’ordre ne fait pas question. Il vient d’en-haut, d’un grand Sujet. Mais ici ? Ce libraire n’a-il aucune curiosité, celle de jeter un œil sur le livre afin d’en évaluer les forces et les faiblesses ? En quoi consiste au juste son travail ? Poser mécaniquement des livres sur ses étals surchargés sous les ordres du kapo d’Hachette Procter & Gamble ? Quelle fierté lui reste-t-il ? Quelle idée se fait-t-il de lui-même ? En quoi cette dérisoire insoumission économique a-t-elle une quelconque incidence sur son commerce ?

 

  • Cette expérience, autrement plus instructive que la lecture des graphomanes qui associent des mots à la chaîne en fonction de l’air vicié du temps, me fit comprendre une chose simple. En bout de chaîne, qu’il s’agisse de journalisme, d’édition, de diffusion, de création intellectuelle nous avons toujours affaire à des hommes et à des femmes situés. Des hommes et des femmes qui font le choix de se soumettre ou de résister, de se coucher ou d’être fidèles à quelques convictions irréductibles. Des hommes et des femmes qu’on peut acheter ou qui ont suffisamment de fierté pour savoir ce qu’ils font et ce qu’ils se doivent à eux-mêmes. La finance, le CAC 40, l’économie mondialisée, le pouvoir de l’argent, qu’est-ce que ceci ? Des escrocs font commerce de la dénonciation de ces méchants mots sur les plateaux télé de l’identique à perte de vue.

 

  • Nietzsche l’a écrit dans son Zarathoustra. Il n’est plus temps, mes amis, de se morfondre, de pleurnicher sur la décadence de l’Occident dans des zéniths de province, de critiquer le tapin des faiseurs d’opinion philosophique en général mais de parler à la fierté des hommes. Toi, oui toi le libraire, toi qui te pique de mots et de littérature, quelle est la hauteur de ta servilité en face des vaches à lait ? Toi, oui toi le philosophe, après quelle défaite acceptes-tu de te prostituer pour vendre une palette de plus ? Toi, oui toi le médiatique, quel renoncement t’habite ? Je parlerai à la fierté des hommes, écrit Nietzsche, quitte à passer pour un fou ou un cadavre dans « la ville de la vache tachetée ». Dans la petite salle de la librairie des frères Floury, hier soir à Toulouse, je n’ai pas vu de fans, de groupies, de spectateurs dociles et des moutons suiveurs mais une poignée d’hommes et de femmes que l’on n’achète pas. Il y avait du Beckett, du Ionesco et une forme de mélancolie critique dans cette rencontre. Quelques idées rayonnantes aussi. L’envers de la « start-up nation » du président des ombres.

 

 

 

Le tapin des faiseurs d’opinion

Le tapin des faiseurs d’opinion

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  • Parmi les conditions expresses pour participer aux combats de catch de la critique politique : être identifiable (Figaro, Libé, En marche ?), utiliser les mots repères (laïcité, progressisme, conservatisme), les mots repoussoirs (islam, islamophobie, antisémitisme, finance,  multiculturalisme, réactionnaire), enfoncer des portes dégondées (crise de l’école, perte de repères, crispation identitaire, évasion fiscale), sonner la révolte (sursaut, renouveau, révolution, changement de logiciel), apporter des solutions (efficacité, pragmatisme, bon sens) sans oublier, il va de soi, d’être « impertinent et critique ». Une méthode : noircir le tableau blanc de l’opinion moyenne par des constats triviaux. La chose est certaine, l’opinion fait vendre. Ceux qui vendent le plus sont donc, en toute conséquence, ceux qui se rapprochent le plus de l’opinion. Une opinion customisée par la touche « intellectuelle », « critique », « philosophe ». Le consommateur aime le contenu de son pot à condition qu’on le lui présente bien. Les saillies iconoclastes qu’il reçoit à 19 heures sont partout, les tabous démontés existent déjà en pièces détachées, les sommets qu’on gravit pour lui sont accessibles en tire-fesses. Le tapin des idées consiste à dire ce qui se dit sur ce qui a été dit et qui sera dit demain matin dans la matinale. Une machine célibataire qu’il ne faut surtout pas perturber. Qui, dans le milieu, a d’ailleurs intérêt à déranger ceux qui font la promotion de ce grand vide ?

 

  • Vous reconnaitrez là le petit monde des faiseurs d’opinion en France, autant de professionnels qui vivent grassement de ce qu’ils appellent « le débat d’idées ». Tous se connaissent, se fréquentent, se « clashent ». Autant de marques qui ne sont pas faites pour être lues, encore moins discutées à partir des problèmes qu’elles poseraient ou éluderaient. La promotion narcissique de soi sera rappelée à chaque apparition télévisuelle : quantité d’ouvrages vendus, tirages monstrueux, phénomènes de l’édition. Le propos, mille fois rebattu, est attendu car toujours déjà énoncé. Il précède l’intervention réduite à n’être plus qu’un spot promotionnel prisé par les maisons d’édition mercenaires.  Aucune différence entre le livre et l’interview, la présentation radiophonique et la quatrième de couverture, la mini vidéo et la mégalo conférence. Tout est recyclable. L’idée formulée doit être simple et immédiatement compréhensible par le stagiaire journaliste et le lecteur embrumé de 20 Minutes. Rentabilité maximale.

 

  • Mettre en avant une critique en citant l’extrait, faire apparaître un problème un peu consistant en commentant un texte qui n’est pas fait pour être lu mais acheté ? Mauvaise stratégie : pourquoi faire de la publicité au concurrent, valorisez plutôt votre camelote. Ce napalm achève la désertification. C’est ainsi, en une dizaine d’années, vingt tout au plus, que l’espace critique a quasiment disparu sous un amoncellement de « critiques » rentables. Quelle idée de discuter les égarements et les impasses réciproques de critiques pourtant très proches… de loin. C’est ainsi que la logique du marché renforce les postures partisanes binaires et que ces mêmes postures offrent l’occasion aux marchands de transformer les idées en marques-repères. Donner du fric et des armes à l’ennemi, c’est tout un quand la logique mercantile a définitivement écrasé toute forme de conflictualité intellectuelle, quand il n’y a plus d’ennemis. Sans oublier les pleurnicheurs professionnels qui n’ont pas le courage d’attaquer le seul adversaire sérieux : la collusion de la pensée et du commerce. Trop risqué, trop peu rentable, trop imperceptible.

 

  • La chute est à ce point vertigineuse que le dernier président de la République élu a pu passer pour un héritier de Paul Ricoeur, « un philosophe en politique »,  sans émouvoir grand monde. Pire, sans que cette grossière arnaque fasse sens politiquement ou qu’elle suscite, au moins, un sain éclat de rire. Comme si la critique politique consistait simplement aujourd’hui à choisir le bon mot dans un répertoire de vingt titres-slogans qui tournent en boucle chez des journalistes qui n’ont plus le temps (version optimiste) ou les moyens (plus pessimiste) de penser. Ce processus n’emportera pas simplement les suffrages des marchands mais ringardisera définitivement ce qu’il reste de la pensée « critique » dans les universités françaises – la pointe de l’irrévérence consistant aujourd’hui à compiler les sentences de Foucault ou de Derrida dans une nostalgie muséale stérile. On ne peut pas en même temps penser contre l’opinion et la flatter, pas plus qu’on ne peut à la fois vendre massivement et se présenter comme un « critique du système » (la formule d’usage) sans prendre les gens pour des cons.  En définitive, et contrairement à ce que pensent les zélotes d’un énième « nouveau média » qui changerait tout, la responsabilité est globale : paresse et satisfaction des lecteurs-spectateurs-consommateurs, complaisance imbécile d’une profession qui ne sait plus ce qu’elle fait (une écrasante majorité de journalistes qui enregistrent et valident ce qui est déjà partout), indifférence des universitaires qui se complaisent dans une spécialisation souvent prétentieuse et indifférente au monde qu’ils habitent. Je ne parle même pas du nombre non négligeable de professeurs de l’Education nationale intellectuellement démissionnaires. Bref, une immense débandade qui fait aujourd’hui de la France un pays de tapineurs professionnels, sans pétrole et sans idées.