Alexis Lacroix, baleineau sorti de la « matrice macronienne »
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« Il faut être un peu entomologiste avec les intellectuels. »
Alexis lacroix
Avis critique, France culture, 26 novembre 2017
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- Tout avis critique est bon à prendre ; une belle idée que cette émission. En cela, je remercie, avant de faire le travail critique de la critique, Alexis Lacroix. On ne peut pas d’un côté s’attrister de la disparition programmée du polemos dans la bouillie en marche et de l’autre ne pas louer les mérites, quels que soient les moyens des impétrants, de ceux qui s’y collent. Alexis Lacroix n’a pas aimé mon Néant. Cela tombe plutôt bien, je n’aime pas le sien. Avec Alexis Lacroix plus question d’être « en même temps ». Les breloques du « macronisme » censées mesurer la profondeur de la « matrice macronienne » resteront ici au vestiaire. Nous voilà adversaires, un noble mot. Est-ce à dire que je nourris vis-à-vis de notre homme une animosité de fond, un coupable ressentiment comme aiment l’écrire, un œil sur la pige du voisin, ceux qui ont renoncé à penser au profit d’un nietzschéisme pour les nuls ? Non, l’individu m’indiffère à hauteur de l’intérêt que je porte à sa critique de l’heure. L’opposition dont il va être question est en cela politique. Encore un noble mot, hélas bousillé par les communicants sans dimension aujourd’hui au pouvoir. Bien sûr, d’aucuns ont intérêt à dire que tout cela est violent, pamphlétaire ou vain. Je les fais, une fois encore, moutons et ânes. En l’occurrence, je ne m’adresse pas à eux. Historiquement, ces moutons et ces ânes ont tendance à suivre comme un seul troupeau le berger de saison. La marche des moutons passionne quand il s’agit de mesurer la distance qui les sépare de l’abîme.
- L’enjeu est de taille. Il est question, dixit Alexis Lacroix, « d’attraper cette Moby Dick politique qu’est Emmanuel Macron. » Il est des métaphores plus pénibles aux oreilles que celle-ci. Côté imaginaire, je préfère en effet cette figure du surhomme qu’est Achab, conscience face à l’abîme, que le gros mammifère qu’il combat. Ce sera donc Achab, je prends. Mais qui sera Alexis Lacroix ? Un baleineau tout droit sorti de la « matrice Macron » ? L’hypothèse me séduit, je la conserve avant de la mettre en boîte. Il faut dire qu’à la différence de Pierre-André Taguieff, je n’ai pas eu droit au vilain oxymore : « passionnément modéré ». Imagine-t-on Achab traquer sa baleine dans le petit bain de la piscine municipale. Le decorum importe, de la passion, des vagues, des embruns, tout ce qui manque aux vieux jeunes de la « matrice macronienne ». C’est d’ailleurs ici que tout commence et, nous le verrons plus loin, que tout s’achève.
« J’aimerais citer comme exemple d’une mauvaise foi philosophique la page qui est consacrée à Bernat par cette amitié particulière. Très bizarrement, il fait un reproche qui m’a paru spécialement déplacé, peut-être même à la limite de l’imbécilité. Il dit en gros Macron s’est comporté des l’âge de 23 ans comme une sorte de vieux avant l’âge qui cherchait le compagnonnage d’un grand aîné puisque Ricoeur atteignait presque les 80 printemps à ce moment-là. Mais comme c’est bête, dans la culture par définition on va se chercher disait Hannah Arendt des compagnons et parmi ses compagnons il y a des gens qui sont de l’âge de nos pères, c’est comme ça que ça marche, la philosophie s’est toujours écrite en référence à des œuvres d’aînés et parfois d’aînés qui sont morts donc le fait que Ricoeur est adopté le jeune Macron ne dit rien contre l’homme politique qu’il est ensuite devenu, cela dit qu’il y a certainement à son actif la tentative de matricer son engagement politique. Après on peut critiquer cette engagement politique mais il faut reconnaître qu’il y avait dans sa démarche de jeune homme allant sans doute sonner à la sonnette de Paul Ricoeur quelque chose qui était absolument authentique.
– C’est une défense pro domo d’Alexis Lacroix qui a fait exactement la même chose avec Alain Finkielkraut.
– Vous révélez des choses intimes, vous n’avez pas le droit (sourire). »
- « On donne le sérail à l’eunuque ». Cette magnifique formule de Nietzsche vous la trouverez dans La seconde considération inactuelle. Oubliez le pénis, conservez l’impuissance ; écartez le sexuel, retenez la soumission. Celui qui à vingt an brûle d’un authentique feu philosophique, celui qui parcourt la pensée le doute au cœur, celui qui veut défier les plus grands au risque de se consumer en nuits blanches face à leurs textes, celui-là n’a que faire des vieux mandarins de 87 ans – l’âge exact de Paul Ricoeur quand Emmanuel Macron en avait 23 et lui tenait la chandelle dans ses belles soirées de transmission philosophique. Je me souviens de Michel Haar traversant la cour de la Sorbonne. Il était atteint de la maladie de Parkinson. La petite troupe d’étudiants qui le suivait partout me faisait horreur. En philosophie, l’esprit des grands aînés souffle dans leurs textes, leurs idées suffisent. Si tant est que Paul Ricoeur soit un grand éducateur au sens nietzschéen, un de ceux qui intensifient le sentiment de votre propre vie, tout était déjà dans son œuvre. Il suffisait de le lire et non de le toucher. Justement, j’ai trop lu Nietzsche pour me laisser bercer par cette fable de transmission et de pères. Les épigones sont souvent les plus stériles. Ils pompent du dehors, avec leurs yeux de biches et leur fausse trompe, une énergie spirituelle, une force vitale qu’ils n’auront jamais eux-mêmes. S’ils ont tant besoin du contact direct avec le maître, c’est qu’ils connaissent déjà l’étendue de leur stérilité. C’est cela leur secrète vengeance, celle qui fera d’eux, plus tard, des hommes de pouvoir. A l’époque, pour savoir qui finirait bien placé à l’université, qui errerait dans le labyrinthe des idées, qui enfin passerait à autre chose, il suffisait de mesurer la proximité des étudiants avec les vieux mandarins. Le critère est implacable. Emmanuel Macron fait partie de la race des stériles. Une telle sentence, je le sais, vous propulse aussitôt, avec le dingo de Sils-Maria, sur la plus mauvaise case du jeu des oies qui font double six. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à Emmanuel Macron mais un constat : Emmanuel Macron n’a toujours été qu’un courtisan. Devenu prince, il est de bonne guerre que l’esprit des courtisans soigne son aura de philosophe en politique.
- Mais laissons de côté cette histoire de fin de vie et de jeunes suiveurs arrivistes pour nous pencher sur le cœur de la critique, la partie certainement la plus substantielle du discours d’Alexis Lacroix. Il est nécessaire de la reproduire in extenso pour mesurer finement la logique à l’œuvre. Alexis Lacroix repère « le cœur du Bernat » – ce qui, je dois l’avouer, m’a ému. La relation ami-ennemi sûrement. C’est assez juste et plutôt fin. La référence à Karl Schmitt est d’ailleurs très habile. Derrière le juriste, c’est l’ombre portée du nazisme qui plane, l’ombre de la violence quand la guerre des dieux se paye en millions de cadavres d’un Etat inflexible qui a tranché la relation ami-ennemi en projetant l’ennemi vaincu dans les charniers de l’histoire. Alexis Lacroix aurait pu parler de Karl Kraus dont je me sens autrement plus proche que de la Théologie politique de Karl Schmitt. Moins utile, plus encombrant pour la démonstration qu’il entend mener. Toute la stratégie – que je décortique dans Le néant et le politique – consiste à extrémiser tout discours qui ferait naître de la conflictualité dans la cité et derrière elle des conflits de valeur. En ce sens, Alexis Lacroix nous fournit ici une sorte de canevas intellectuel en situation. Il nous montre comment, de glissements en raccourcis, partant d’une idée plutôt habile, nous aboutissons invariablement « au rouge-brun ». Il se trouve que je ne plaque rien sur Emmanuel Macron, je le lis, je l’écoute, je l’observe. Ce que je vois, c’est bien un ennemi politique (Alexis Lacroix a raison sur ce point), non pas pour être d’un bord et lui de l’autre (à le lire, il n’est d’ailleurs d’aucun bord), mais au sens où il est l’ennemi du politique et par conséquent de l’activité philosophique que je défends. A la différence des marchants de culture philosophique, ces néo-sophistes capables de citer Epicure au MEDEF ou Thoreau en s’engraissant la panse et en pissant de la copie hédoniste, je conçois l’activité philosophique comme une activité politique au sens strict (1). La réalité du soi-disant « macronisme » n’est ni mouvante, ni difficile à penser. Elle est au contraire tristement évidente. Dans une situation de délabrement avancé des forces spirituelles d’opposition au principe de libéralité suffisante, quand la soumission aux manies du temps assure une promotion mondaine recherchée par tous, il est somme toute logique de voir apparaître des dirigeants qui tirent de ce confusionnisme ambiant un programme politique. Le « en même temps » (aujourd’hui titre d’une émission de blabla « politique » sur BFMTV, tout se tient) d’Emmanuel Macron est un « il n’y a rien d’autre » et sa prétendue pensée dialectique le cache misère de ceux qui ont tout intérêt à ce qu’il n’y ait plus de renversement dialectique du tout. Résumons avant de laisser place à la lecture du texte : apologue et nostalgique d’une défunte conflictualité, je théoriserais, dans l’orbite plus que problématique de Karl Schmitt, le retour de la relation ami-ennemi faisant ainsi une sorte de soudure entre le brun et le rouge. Je propose une autre version de la même situation : faisant état d’une conflictualité bien réelle et partagée face à la bouillie mondialiste, je cherche à comprendre les ressorts imbéciles qui font de toute critique de l’Europe telle qu’elle est et du libéralisme tel qu’il ne fait plus question l’antichambre, forcément schmittienne, des pires saloperies de l’histoire récente. Avant de lire l’intervention retranscrite d’Alexis Lacroix, mon texte, page 136 : « La stratégie du principe de libéralité suffisante consiste par conséquent à isoler silencieusement les critiques internes à son ordre, à ne pas leur donner droit, pour mieux dénoncer ensuite leur caricature. Stratégie redoutable qui ne peut conduire, à terme, qu’à l’avènement d’un parti unique, le parti présidentiel, face à des marges toujours plus violentes et caricaturales, le tout sous couvert de sauver la démocratie en danger. » Illustration :
« Au cœur du Bernat, il y a naturellement une sorte d’apologie, et peut-être aussi de nostalgie, de la conflictualité défunte que pouvait représenter à sa manière l’existence d’un parti très fort, au cœur de la vie politique française jusqu’à la fin des années 70 qui était le parti communiste français et je pense, à le lire, qu’il y a chez Bernat une thèse qui peut plaire à une partie de la droite la plus dure aujourd’hui, celle qui se reconstruit disons à l’interface de Monsieur Wauquiez et d’une partie du front national car il partage l’un et l’autre, je veux dire l’auteur et cette droite là, le même postulat néo-schmittien selon lequel l’essence de la politique, comme le disait Karl Schmitt dans le Nomos de la terre, c’est la relation amis ennemis. Mais c’est justement en plaquant cette relation-là sur la réalité mouvante et difficile du macronisme qu’on y comprend plus rien. Car il y a chez Macron je crois, en tout cas c’est les bribes de son enseignement philosophique des années 80 et 90, plutôt 90, il y a le désir justement de dépasser l’écueil de cette conception schmittienne du politique qui a été, il faut le rappeler, le berceau des totalitarismes du vingtième siècle. Tous les totalitarismes du XXeme siècle, même sur leur forme amodiée ou modérée, le fascisme italien, le pétainisme en France, se fondent sur une conception schmittienne du politique, le politique c’est la décision qui rompt le consensus et tant pis si au passage on casse des œufs, c’est-à-dire si on tue des hommes. Voilà effectivement le fond de la conception schmittienne et je suis étonné d’entendre quelqu’un comme Bernat qui, a priori, se situe plutôt du côté d’une gauche radicale, reprendre à son compte cette conception là pour détruire le macronisme. Qu’est-ce que cela nous dit ? Cela nous dit effectivement qu’il y a dans le macronisme une tentative de revectoriser la vie politique, c’est-à-dire de dépasser le droite gauche en lui substituant progressiste-conservateur, sur ça je pense qu’il est éminemment criticable, mais en même temps il a aussi à l’esprit (et oui je m’y mets moi-aussi) le fait qu’aujourd’hui il y a aussi bien à l’extême gauche du spectre politique du côté d’un certain mélenchonisme que du côté de la droite la plus dure, le retour d’une conception schmittienne de la politique qui est à la fois culturellement anti-libérale et politiquement anti-européenne et c’est effectivement contre cette culture là, contre cette alliance rouge-brune nouvelle qu’il a positionné, contre ces complicités, ces œillades qui vont de la droite de la droite au parti de Jean-Luc Mélenchon qu’il a essayé de reformater sa doctrine, peut-être pour le meilleur et peut-être parfois pour le pire. »
- Ne nous laissons pas impressionner par la chute, purement rhétorique, à l’occasion de laquelle le baleineau se tortille: « pour le meilleur et parfois pour le pire ». Un « pire » auquel personne ne croit après une pareille tirade. Ce qui est par contre très inquiétant, ce qui justifie l’attaque que j’ai porté contre cet « avènement Macron », c’est de voir la critique du n’importe quoi (ici rebaptisé « néant »), du confusionnisme intellectuel le plus évident, de la plus délirante mystique (« la politique, c’est magique » ; « la politique, c’est mystique » – Emmanuel Macron) érigée en garde fou démocratique contre les dangers « rouge-brun » d’une critique qui n’a pas le bon de goût d’être, pour le plus grand bonheur des communicants, « passionnément modérée ».
« Là où je maintiens mon différent avec Bernat, c’est que Bernat veut à tout pris faire rentrer la baleine Macron, le Moby Dick macronien dans le filet de sa propre grille interprétative, alors c’est vrai qu’on est avec des auteurs séduisants, Baudrillard, Agamben, tout ça, il veut absolument faire ployer la baleine Macron dans les filets ou sous les harpons de sa grille explicative et je crois très sincèrement que la baleine s’échappe, que la baleine s’esquive, qu’elle échappe à son Achab, c’est le drame de ce livre qui est une belle réflexion mais à mon avis complètement hors sol. »
- Il est bien possible, cher ennemi de la « matrice macronienne », que la baleine s’échappe. Pour une raison simple : la baleine n’était finalement qu’une toute petite anguille, aussi visqueuse à saisir que le beurre fondu de complaisance qui lui a fait et lui fera demain office de tapis rouge. Le drame de ce livre, si drame il y a (il me semble qu’à ce sujet il est bon de mesurer le limites du langage), c’est qu’il pose un problème politique devenu quasiment insoluble : peut-on encore attraper, avec les filets d’une certaine probité, des êtres protéiformes, des baleines-anguilles, des caméléons-Moby Dick et des baleineaux suiveurs. Comme ceux qui s’accrochent encore à quelques empans de raison (au discours « hors-sol » pour ceux qui ne le voient plus depuis belle lurette), j’ai des doutes. Mais il se trouve que j’aime la chasse. La figure d’Achab (je remercie d’ailleurs Alexis Lacroix pour cette valorisante trouvaille) me plaît, passionnément. Pour autant, je comprends que certains, par peur de se mouiller, préfèrent enfiler des vecteurs et des matrices au sec dans les cadavres intellectuels qu’ils empaillent avec modération.
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(1) Socrate, je l’ai déjà écrit, n’est pas mort de faire de la philosophie ou de la politique, mais de faire de la politique en philosophe. Non pas des cours de philosophie politique mais des interventions philosophiques dans la cité, in situ, des interventions aux finalités éminemment politiques. Corruption de la jeunesse, n’oublions pas l’acte d’accusation.