La dénationalisation de l’école publique
- Jeudi 12 novembre, le ministre de l’Éducation nationale a confirmé que l’Éducation nationale ne l’était plus. Ce ministre de la dénationalisation de l’école a ainsi fait de l’exception la règle, du chacun pour soi le principe régulateur et de la démission de l’autorité publique la porte ouverte aux plus criantes injustices. L’absence de décision commune pour tous les établissements scolaires (y compris hors contrat, les lieux de culte n’y échappant pas eux-mêmes) est sans précédent dans l’Éducation nationale. Une rupture d’égalité majeure qu’il faut dénoncer comme telle, aussi bien pour des raisons sanitaires que pour des raisons de justice sociale. Chacun manœuvre dans son coin au détriment de l’intérêt général et tout cela avec l’aval du ministère. Et ces gens osent encore parler des « valeurs de la République » ?
- Les établissements scolaires peuvent ainsi choisir et pour une durée indéterminée leur formule d’enseignement : certains, que ce soit au collège ou au lycée, n’ont strictement rien changé. Les cours continuent dans des classes à 35 élèves, voire plus, ce qui est aujourd’hui la norme, les élèves se retrouvant dans des couloirs étroits et à la cantine sans masques. Ainsi l’université Bordeaux-Montaigne qui appliquait pourtant un protocole sanitaire strict depuis la rentrée (cours à distance, cours alternés) est aujourd’hui fermée (plus aucun cours n’est délivré à l’université) alors que des lycées de centres-villes peuvent continuer, c’est le cas du lycée Montaigne, d’ouvrir des classes préparatoires à 40 dans un établissement où le respect du fameux protocole est tout simplement impossible quand on tient encore au principe de réalité. En somme, on peut ne pas faire de demi-groupes en classes préparatoires avec des effectifs à 40 dans des classes étriquées mais on peut tranquillement fermer des TD à l’université avec 30 étudiants dans des amphithéâtres de 200 places.
- D’autres ont anticipé le passage en demi-groupes pendant les vacances scolaires afin d’éviter le pire, une fermeture complète des lycées et des collèges. Les premiers, c’est le cas à Bordeaux, sont des lycées publics fréquentés par des catégories sociales plus favorisées ou des établissements privés. Est-ce un hasard ? Absolument pas. Il s’agit même de la logique profonde de cette dénationalisation de l’éducation voulue par le gouvernement. Son nom ? Autonomie des établissements. Sa réalité ? La logique de classe. La concurrence entre les établissements scolaires, ouvertement voulue par le ministère, renforcée par la réforme du lycée, est aussi le fait d’une classe de professeurs minoritaire, bourgeoise, qui a toute l’attention du pouvoir politique, une attention qui ne correspond absolument pas à ce qu’elle représente réellement dans l’Éducation nationale.
- Des professeurs qui se plaignent à juste titre du protocole sanitaire inapplicable sans aménagements, raison d’être du passage en demi-groupes, ne mesurent pas toujours très bien ce qui se joue derrière cette rupture d’égalité, une lutte des classes, à tous les sens du terme, au sein de l’Éducation « nationale ». Dans ce contexte inédit, comprenons bien que les classes populaires, désinformées sur cette question pourtant cruciale, ne peuvent se former une idée claire de ce qui est en train de se passer : la mise en place de dispositifs définitifs d’exclusion, au sein de la République, des élèves et étudiants non CSP+. Cette désinformation est elle-même un fait de classe tant les analyses médiatiques sur l’école, écartant la question politique, se résument bien souvent à de petits coloriages bienveillants sur les élèves en général sans jamais rentrer dans le détail des opérations. Trop pénible pour les intéressés qui sont aussi parents d’élèves. Après tout, si mes enfants sont bien lotis… aux autres les signifiants creux, les « valeurs de la République » et la laïcité à coups de talons, l’heure n’étant pas à la promotion de l’esprit critique mais « aux classes qui se tiennent sages » (Mantes-la-Jolie). Pour les autres, il va de soi.
- Dans le même temps, des lois sont votées sur la pénalisation des mobilisations dans les universités en plein confinement alors que celles-ci n’accueillent plus d’étudiants et pour une durée indéterminée. Si la question n’était que sanitaire, la fermeture des classes préparatoires et la mise en place des demi-groupes seraient effectives depuis longtemps. Mais au fond, que valent des étudiants en sciences humaines en face de la future élite autoproclamée de la nation, que pèse l’avenir de lycéens en grande difficulté sociale en face d’un programme de classes préparatoires qu’il faut impérativement boucler, Covid ou pas, pour tenir son rang dans la grande compétition nationale aux places réservées et cela au détriment de l’intérêt général. Le baratin sur la démocratisation de l’excellence ne résiste pas à l’épreuve des faits pas plus que les arguments malhonnêtes qui consistent à dire que nous en voulons à ceux qui travaillent et qui méritent. Rien ne peut expliquer le traitement d’exception qui est réservé, dans cette situation calamiteuse, à ce petit groupe social très homogène et certains de ses nouveaux privilèges.
- La logique profonde de cette dénationalisation de l’Éducation nationale reste l’autonomisation d’une classe sociale de plus en plus désocialisée. « Nous, pour notre classe, ce sera en classe entière ! » Au fond, peu importent les conditions de travail des hospitaliers, les conséquences d’un choix individuel, les inégalités de traitement d’un établissement à l’autre. L’autonomie des universités, des lycées, des collèges, des écoles, cela sert essentiellement à cela : se dispenser de prendre, au sommet de l’État, des décisions politiques qui iraient dans le sens du commun et de l’intérêt général en laissant faire les rapports de force économiques. Dans ce contexte, l’idée d’un retrait de l’État, supposément jacobin, dans un contresens historique majeur, n’a aucun sens. Cette idée, antirépublicaine, ne fera qu’accentuer l’iniquité aujourd’hui gravée dans la loi.
- Le courage politique serait, au contraire, de redonner une direction à l’Éducation nationale qui soit socialement républicaine, une orientation qui favorise l’égalité des chances réelles. Tout le contraire de ce bidouillage inique, mélange d’amateurisme et de cynisme, au profit d’une classe qui se serre les coudes en ayant parfaitement conscience de ses intérêts bien compris. Cette classe est au pouvoir depuis des décennies et elle finit aujourd’hui par détruire ce qu’il reste du pacte républicain. Elle se trouve confortée par tous ceux qui tapent sur la République pour flatter un public égoïste et consommateur de formules magiques sans comprendre que la question prioritaire était celle du dévoiement de ses principes dans l’institution pas les révolutions libertaires fantasmatiques. Comme le note avec justesse Henri-Pena Ruiz dansQu’est-ce que la laïcité ?, « veiller à ce que l’idéal ne sonne pas faux ne signifie pas invalider l’idéal lui-même ».
- Au fond, les meilleurs alliés de ces démolisseurs dans l’Éducation nationale ce sont tous ces demi-habiles qui, en pensant viser une clique au pouvoir, s’en prennent à l’idéal lui-même, aux principes sans lesquels l’ordre social se disloque en engendrant un chaos d’injustice. Ce chaos réclamera, en retour, toujours plus de police pour mater des injustices subies de plus en plus manifestes. Pire, instituées, légales. Mais pour comprendre cela, il faut sortir de la logique militante stricte et refaire de la politique au sens noble du terme, au service de tous. Retrouver le sens de principes directeurs raisonnables en sortant de cette pseudo-liberté qui n’est autre que le masque de l’égoïsme et du cynisme. Le peuple, laos, transcende les intérêts particuliers, les brigues, les petits arrangements entre amis. Certains y voient là une abstraction ? Ce sont souvent les mêmes qui ne trouvent rien à redire à une gestion de crise qui laisse à chacun le loisir de se débrouiller avec son petit réseau maison. Ce qui se passe actuellement dans l’Éducation nationale, ces mensonges répétés, cette incapacité à gouverner dans le sens de l’intérêt général n’est pas simplement une honte au sens moral mais une déclaration de guerre politique contre tous ceux qui croient encore à l’école de la République et aux principes d’égalité et de justice qui doivent la guider.
- Comment accepter enfin que les orientations dans le supérieur qui en passent par un algorithme opaque, Parcours sup, ne soient pas anonymes. La rupture d’égalité est flagrante entre les établissements scolaires, certains ayant aménagé la scolarité en limitant les contaminations possibles et d’autres non. Y aura-t-il, ce qui serait bien le couronnement de l’iniquité et de l’obscène, une prime d’orientation pour ceux qui viennent d’établissements qui n’ont strictement rien à faire de la santé publique et de l’intérêt général ? Si tel est le cas, nous revendiquons le droit de traiter ceux qui ne font rien pour dénoncer cet état de fait de complices. Ils préparent et nourrissent la violence sociale hors de leur classe à l’air complètement vicié.