Si nous sommes en guerre, ce n’est pas contre un virus, c’est contre notre indifférence sociale politique
Dans un entretien accordé à Médiapart le 12 avril, l’historien de la guerre de 1914-1918, Stéphane Audouin-Rouzeau, cherche à établir des liens entre la grande guerre et la situation actuelle de crise sanitaire et de confinement sans précédent dans l’histoire récente. Cette comparaison vaudrait, selon lui, plus du côté des civils que de celui des combattants, ce qui constitue déjà une nuance de taille à cette comparaison. Il rappelle que l’ancien directeur de la mission du centenaire, Joseph Zimet, a rejoint l’équipe de communication de l’Élysée. La com, toujours. Peut-être est-ce à ce dernier que l’on doit l’expression d’Emmanuel Macron en parlant des soignants, « ils ont des droits sur nous », référence à une phrase de Clémenceau à propos des soldats. En France, cette rhétorique guerrière, car il s’agit bien d’un discours qui ne résiste pas à l’épreuve des faits, détonne avec celui du président allemand pour qui « cette pandémie n’est pas une guerre » mais « un test d’humanité ». La guerre suppose en effet un adversaire, plus précisément une relation conflictuelle d’État à État. C’était le cas en 1914. L’idée de test est autrement plus profonde et juste. Mise à l’épreuve plus précisément, pas de notre humanité dans l’abstrait, ce qui ne veut pas dire grand chose, mais de la conception que nous nous faisons d’une société humaine, en pratique, la nôtre.
Quelle conception nous nous faisons de la fin de vie dans notre société ? Du travail des auxiliaires de vie, des soignants dans les EHPAD ? Quelle valeur ont-ils dans une société où les métiers les moins socialement utiles sont aussi les plus économiquement rentables ? Quelle relation avons-nous à la mort, rendue de plus en plus invisible, de notre propre finitude quand l’urgence est à la croissance sans limite ? Quelles places ont encore ces questions quand le seul imaginaire social mobilisé est celui de la start-up numérique ? Quand avons-nous exactement le temps, plutôt le loisir, de mettre à l’épreuve concrètement la conception que nous nous faisons de la société dans laquelle nous vivons, la société que nous sommes collectivement ? S’il n’y pas de société, comme le répète depuis Thatcher les chantres de la compétition individuelle tout azimut, qu’est-ce que nous pourrions bien mettre à l’épreuve si ce n’est nous-même ? De là le succès indéniable d’une autre rhétorique, solidaire de la rhétorique guerrière, celle de la survie, la sienne et celle de ses proches en l’occurrence. Succès du survivalisme et autres stratégies nombrilistes de la survie sans idée, là où les livres feront office de combustible pour les zombies du stock for life. Cet imaginaire omniprésent, mélange indigeste d’Hunger Games et de Je suis une légende, est aussi celui de la rupture : avant/ après. Rien ne ne se passera plus comme avant, cette fois nous y sommes, le grand basculement a commencé ? Certainement pas. Sans une volonté politique d’instituer la société autrement, en la tournant vers d’autres finalités, d’autres valeurs aussi, nous continuerons. En pire.
Étonnamment, cet imaginaire du « plus comme avant » est aussi convoqué par Stéphane Audouin-Rouzeau, dans une analyse pourtant sérieuse, lorsqu’il affirme : « Je peux et je souhaite me tromper, mais je pense que nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois. » Au-delà des précautions d’usage sur une possible erreur de jugement que nous pouvons tous faire, cette sentence prophétique, teintée d’irréalisme, ne déplaira certainement pas aux prophètes justement de la disruption et du choc. Tout changer, redistribuer les cartes, faire peau neuve. Le discours néo-libéral qui a aujourd’hui, en France, contaminé une très grande partie de la même classe politique, raffole de ces coups de grisou symboliques. Il est très à l’aise avec les anticipations, plus ou moins délirantes, du jour d’après. Jacques Attali, grand spécialiste du futur, récemment, y est allé de la sienne. Ces discours permettent évidemment, il ne servent d’ailleurs qu’à cela, de préparer la suite sur le même modèle tout en s’exonérant de l’incurie politique du jour d’avant dont on est responsable. Inutile, dans ces conditions, de mettre à l’épreuve la conception que vous vous faites de votre société puisque cette société est celle du jour d’avant. Passons vite à la suite après un énième baratin édifiant. Ce principe d’amnésie, fort utile, fait fi d’une dimension absolument fondamentale, l’anthropologie. Là encore, celle-ci n’est pas écartée par Stéphane Audouin-Rouzeau qui évoque un « véritable choc anthropologique » sous la forme d’un retour de la mort dans le quotidien. Elle me paraît pourtant mal pensée et cela pour deux raisons.
En premier lieu, nous avons déjà lu des propos assez similaires en parlant du terrorisme islamiste qui a durement touché la France. Souvenons-nous des victimes de Nice, de ce crime de masse insensé le jour de la fête nationale. Le choc était bien là mais a-t-on politiquement tiré toutes les conséquences politiques d’un tel acte, avons-nous réellement mis à l’épreuve notre conception de la société, des affrontements idéologiques et religieux qui la traversent violemment ? De leurs raisons profondes aussi ? Rien n’est moins sûr. Le rappel de notre « substrat biologique » était bien là pourtant, de notre fragilité humaine, mais nous sommes collectivement passés à autre chose car nous ne mettons que très rarement à l’épreuve notre conception de la société et de ce qui nous relie. « Le choc anthropologique » reste une formule vague si elle ne devient pas l’occasion d’une réflexion politique sur l’anthropologie, ce que savaient parfaitement les philosophes des siècles passés. Quel homme sommes-nous, quel homme devenons-nous, dans quel type de société ? Ne pas poser ces questions c’est ne pas penser la question anthropologique sérieusement, à savoir politiquement.
En second lieu, le capitalisme, affiné dans sa version néo-libérale, a produit un certain type anthropologique de masse. C’est d’ailleurs son ambition, le dressage collectif d’une masse docile et dépolitisée, infra-critique. Croire que ce type d’homme peut devenir radicalement autre parce qu’il ne peut plus consommer les mêmes résidus du spectacle et se divertir comme à son habitude pendant quelques mois est un peu léger. Croire que l’organisation du monde va changer d’elle-même, et en mieux, est là encore une façon de nous détourner de la question politique. Les entreprises les plus fragiles, les petites structures, sans une réorientation industrielle profonde, seront balayées. Il en va de même pour les commerces de proximités, ce qui renforcera encore un peu plus les plate-formes à distance et les structures qui optimisent au mieux, pour leurs actionnaires, la masse salariale. Le Medef brille d’ailleurs aujourd’hui par ses sorties martiales alors que des millions de salariés sont plongés dans une terrible incertitude financière. Du « coup de collier » de sa vice-présidente au « travailler plus » de son président, l’esprit n’est pas au choc anthropologique mais à la violence économique la plus brutale. A partir de là, qui l’emportera ? La force du dressage collectif, l’inertie des masses dépolitisées ou la révolte politique, une large prise de conscience qui demande enfin des comptes à ceux qui l’enfument ?
Dans ce contexte, il est peut-être temps d’arrêter de se payer de mots sans poser la question des rapports de force politiques et en revenant à quelques évidences. La France n’était pas du tout préparée pour affronter une telle crise sanitaire. L’Allemagne parle de test, la France de guerre ; l’Allemagne avait 27000 lits de réanimation, équipés, opérationnels ; la France 7000 lits. On compense par le verbe martial une défaite sanitaire résultat des politiques néo-libérales. Rien de plus. Faites la différence et comptez le nombre de morts dont les politiques qui détruisent sciemment l’hôpital public seront responsables en sortie de cette crise. C’est très simple et autrement moins grandiloquent que les références à la première guerre mondiale. Ce n’est pas moins tragique pour les familles endeuillées qui auraient pu ne pas l’être avec une autre politique.
Au fond, cette crise sanitaire d’ampleur nous invite enfin au plus grand sérieux et ce sérieux est politique. Quant à ce fameux « ennemi invisible », il ne le reste qu’à défaut de tests. Là encore, l’épreuve des faits dégonfle sensiblement les rodomontades belliqueuses qui, de Trump à Macron, dessinent un axe qui est bien celui de la défaite sociale de politiques qui affectionnent le substrat biologique mais seulement quand il s’agit d’en tirer de bons subsides. Quand ce substrat décide de se prendre en main, collectivement, pour instituer un destin plus humain, par le politique, il devient un ennemi à abattre. Le gouvernement d’Emmanuel Macron ne manquera jamais de masques à gaz pour sa police, ni de munitions contre un peuple dont il flatte aujourd’hui la supposée résilience pour éviter qu’il ne le renverse demain, tout simplement.
« Le discours médiatique porté sur l’École est trop souvent celui du déclin et du discrédit. Il vante le retour à des méthodes traditionnelles qui bloquent la démocratisation de l’École. Il fonctionne sur des logiques d’exclusion. Il se méfie des TICE alors que la culture du XXIème siècle est numérique. » Ce beau programme était celui du forum des enseignants innovants en 2017. Cette litanie du numérique est ancienne. Déjà en 2012, lors de la cinquième édition de ce forum à la pointe des « nouvelles pédagogie du numérique », dans un article fort peu critique, Mattea Battaglia et Aurélie Collas, anticipaient ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « continuité pédagogique » en période de confinement sanitaire. Les distinctions sont clairement posées : d’un côté les super profs qui innovent ; de l’autre, les dépressifs ringards. « De ces deux journées pleines d’échanges et de rires, on retiendra l’optimisme, la passion, la grande créativité de ces « super profs », qui ne se lassent pas de chercher, d’inventer, de tester des manières d’enseigner, et ce dans un seul but : faire réussir tous leurs élèves. On est loin, très loin, des clichés souvent véhiculés sur les enseignants moroses, dépassés, déprimés », lit-on dans Le Monde. Continuité pédagogique donc et non continuité professorale ou continuité de l’instruction. C’est que la pédagogie est devenue, avec le temps et autant de démissions critiques, une variable indépendante, une substance magique qui peut se passer de la présence d’un professeur face à une classe. De la parole incarnée à clé USB, continuité. De l’échange vivant avec des élèves et des étudiants dans une salle de classe, à un assemblage d’icônes régressifs, continuité toujours. De la position de maîtrise effective à la virtualisation du rapport d’enseignement, continuité, on vous le dit sur tous les tons.
Georges Gusdorf dans un grand texte publié en 1963, « Pourquoi des professeurs ?« , affirmait, à juste titre, que derrière les questions dites « pédagogiques », il était toujours question de l’homme dans son ensemble. La connaissance, quelle qu’elle soit, n’est jamais une accumulation de données, on dit aujourd’hui des data. La continuité pédagogique porte en elle une idée fausse et il est décisif de la nommer. Cette idée fausse consiste à penser que l’enseignement peut ne pas se poser la question du pourquoi. Obnubilé par le comment, par les moyens techniques, les plateformes et autres interfaces, les Google drive sans oublier les inénarrables classes virtuelles, la question de l’enseignement se réduirait à celle-ci : comment optimiser le transfert de données d’un esprit à un autre ? Socrate pourtant, dans le Banquet de Platon dont on ne peut que conseiller la lecture pour le sujet qui nous occupe, avait pourtant prévenu Agathon qui voulait être instruit par ses soins : on ne remplit pas des têtes comme on remplit des vases.
Une antique version pour dire que ce n’est pas en bourrant du contenu, des data, en faisant crouler un lycée connecté sous son propre poids numérique, en saturant des plate-formes dédiées avec derrière des techniciens qui s’arrachent toute la nuit pour faire tourner l’usine, que l’on obtient forcément un résultat à la hauteur du sacerdoce technologique. Georges Gusdorf a raison de dire du pédagogue qu’il se contente de « dissocier pour régner ». Il fait triompher la technique et les problèmes précis. C’est d’ailleurs à ce prix qu’il peut nourrir le discours irréel du technocrate qui parlera des moyens, jamais des fins, du comment certainement pas du pourquoi. Le pédagogique, aujourd’hui greffé sur des machines pour sa continuité, ne sait pas ce qu’il veut ni si il veut quoi que ce soit d’ailleurs. A moins qu’il ne s’agisse en fin de compte que de justifier des outils déjà en place, de valider dans l’urgence d’une crise sanitaire, le devenir insensé de l’enseignement.
De là à ne rien faire pour les élèves et les étudiants livrés à eux-mêmes, il y a une nuance et c’est justement cette nuance qu’il faut penser dans cette période difficile. La vraie question est plutôt de savoir que faire exactement dans sa discipline (tant qu’il reste encore des disciplines) sans que cela rentre en contradiction manifeste avec son esprit, son essence pourrait-on dire si on ne craignait pas d’effrayer les techniciens du savoir pour qui tout peut finir dans une clé USB ou une plate-forme interactive. Qu’est-ce qui, dans ma discipline, échappe à la continuité quand l’absence des corps interdit la rencontre des esprits ? C’est une question fondamentale, aujourd’hui tabou car elle dérange les administrateurs du contrôle intégral et des big data sans conscience. C’est une question réflexive qui suppose une maîtrise que l’on ne peut pas transmettre n’importe comment. On ne fait pas un cours de philosophie par courriels et la fameuse classe virtuelle interactive dans laquelle les élèves peuvent rentrer et sortir comme dans un moulin avec des pseudo type BG33 ou faire histoire et Minecraft en même temps ne correspond à rien de bien consistant.
Dans une période où la préoccupation de ses proches, l’angoisse de perdre une grand-mère ou un grand-père, l’emportent a priori sur l’urgence de se connecter à l’heure exacte à laquelle doit commencer le cours, le sérieux doit prévaloir. Sans oublier que la continuité en question ne s’interroge pas non plus sur la réalité des moyens alloués aux élèves, aux étudiants. Un premier tour d’horizon des étudiants à l’Université de Bordeaux Montaigne a recensé 125 étudiants sans ordinateur ou connexion internet. Avoir un ordinateur, une connexion qui fonctionne, disposer d’un espace de travail à la maison quand d’autres membres de la famille, pour leur travail, peuvent, dans le même temps, mobiliser ces moyens, est déjà un marqueur de classe. Est-ce la fonction d’un professeur de l’école républicaine de faire reposer l’illusoire continuité de son enseignement sur des considérations matérielles hautement discriminantes ? Le sérieux, là encore, consisterait à envoyer les cours par la poste. L’égalité est à ce prix et elle ne saurait être négociée. Ce n’est pas aux professeurs avec leurs propres deniers de faire cela. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, avec quels moyens techniques ? Combien d’étudiants travaillent enfin en bibliothèques universitaires et n’ont d’accès à internet que par ce biais. Quant à la rédaction d’une dissertation sur un smartphone, c’est une mauvais blague qui ne peut séduire que les toutous numériques.
« Facebook a, selon Françoise Cahen, plusieurs vertus pédagogiques. En premier lieu, celle de faire disparaître la « muraille imaginaire » des lycéens entre leur vie et la littérature » Ce monument de sottise, repris dans l’article du Monde précédemment cité a déjà plusieurs trains de retard. Quel lycéen confiné pour cause de virus va utiliser Facebook pour abattre « la muraille imaginaire » entre la vie et la littérature ? Rapatrions à ce titre et au plus vite la littérature du côté de Facebook à défaut de pouvoir pulvériser l’imaginaire Facebook avec un peu de littérature. La vertu pédagogique de la littérature est de pouvoir bien au contraire abattre la muraille techno-abrutissante qui éloigne les collégiens, lycéens, étudiants de tout ce qui pourrait les élever, c’est-à-dire les faire sortir d’eux-mêmes. Les promoteurs de l’anéantissement intellectuel côté en bourse à grands coups de milliards ne demandaient pas mieux que de recevoir l’improbable soutient d’un bataillon de pédagogues payés au lance pierre mais capables de justifier les instruments de la servilité comme autant de moyens incontournables à l’émancipation collective et à ses profits. Le tout entériné par l’urgence sanitaire et le tour est joué.
Y a-t-il une solution ? Non, car le problème de l’absence du maître ne peut pas être réglé par des artifices. Écrire ses cours à la main pour éviter d’être encodé avec tout le reste par les programmes du contrôle intégral si l’on souhaite les mettre en ligne, envoyer les cours à domicile pour tous, ne rien exiger qui contrevienne au principe d’égalité qui donne un sens à nos missions d’enseignement. N’en déplaise aux technopédagogues, le mirage de la planification technicienne échoue sur la singularité de toute transmission. Georges Gusdorf le savait parfaitement lorsqu’il écrivait en 1963 : « On peut certes remplacer le maître par un livre, par un poste radio ou par un électrophone, et les tentatives en ce sens ne manquent pas. A la limite, tous les enfants d’un pays pourraient recevoir, chacun chez soi, l’enseignement d’un seul et unique professeur (le plus créatif il va de soi) indéfiniment répété d’age en âge et de génération en génération . » N’est-ce pas cela le rêve orwellien des technopédagogues de la continuité devenu réalité avec les moyens techniques contemporains ? Plus de fonctionnaires, plus de classes, un budget réduit, une docilité sans limite. Mais que les professeurs ne se trompent pas, la bienveillance et la continuité pédagogique au service des big data, ce n’est certainement pas la survie de l’école mais son échec terminal et sa liquidation. Sans nous.