Le destin contre la liberté libérale
(la vérité est sans patronyme)
- L’action révolutionnaire n’est pas seulement la révolte mais un travail de déplacement à l’intérieur des dispositifs d’un certain ordre. Le mot d’ordre de cet ordre : la liberté. C’est bien la liberté, libérale nous insistons, qui assure le lien entre le parasitisme mondain et l’exploitation des économies de subsistance uberisées – le mot désigne aujourd’hui une idéologie fonctionnelle à haut coefficient de rentabilité. La liberté libérale, ce nouveau Dieu profane, cette idole du vide, prête à accueillir tous les corps, tous les esprits, toutes les têtes pensantes et tous les culs du progressisme régressif. A condition d’en être, il va de soi.
- Combien de fois ne nous sommes-nous pas demandés, à propos d’institutions que nous connaissons bien et qu’il s’agirait de rendre « plus libres » : mais de quoi parlent ces déments ? Comme si la parole censée désigner l’institué ne servait plus désormais qu’à cela : ne surtout rien dire. Le déplacement idéologique fondamental, celui que permettent les innombrables diversions de la liberté, consiste à évider la liberté de toute dimension politique. La liberté, un fait de nature pour les ordo-libéraux de la trique et de la com, une donnée première, un fait irrécusable que risquent d’entraver les défenseurs de la cause du peuple. « On ne revient pas sur une liberté », clamait Raphaël Enthoven au congrès des conventions de la droite et sur les plateaux télévisés de l’écho en meutes d’insignifiance sans adversité réelle. Quel beau programme autistique.
- Fonction syncrétique, cette notion est particulièrement prisée par les intellectuels de diversion, toujours très en vue lorsqu’il s’agit de dénier à la réalité toute réalité. Ce triomphe du modèle libertaire, aujourd’hui soutenu par des milices « pro choix », prêtent à faire le coup de poing dans des universités pour empêcher la conflictualité politique, est une véritable machine de guerre contre le politique justement, contre tout ce qui permet aux citoyens de se penser dans un destin commun et de l’affronter. Notion essentielle – le destin – car inscrite dans le principe de réalité et le sérieux du procès de travail. Si le destin n’est pas la fatalité, il s’éprouve dans la confrontation avec un ensemble de nécessités sociales, historiques, culturelles. Il est lutte. Professeur de philosophie en 2019, ce n’est pas être libre de penser (formule totalement creuse et publicitaire, bonne pour les troubadours de la fraude fiscale) mais affronter le destin collectif d’une éviction de la pensée, d’une marginalisation de sa discipline. C’est cela le destin : le non-choix de notre situation sociale, historique, culturelle.
On affronte son destin ; on consomme sa liberté libérale.
- Le modèle libertaire, celui qui fut la matrice idéologique de la liberté libérale, est une puissance de séduction, il tapine contre la nécessité : tu es libre, susurre-t-il à l’oreille des flottants, viens flotter avec nous et boire des cocktails avec les philosophes de la liberté. Cette nouvelle relève dépressionnaire vieillit à vue d’œil. Las, le grand tapinage sociétal de cette liberté libérale s’essouffle. C’est que tout le monde ne peut pas participer à ces agapes et la frustration monte chez ceux qui ne peuvent pas s’extraire de leur condition destinale : les bouseux, les gueux, les déclassés, les chômeurs, les vrais marginaux, ceux du procès de production, les exclus pas les loufoques, pas ceux du show-biz.
- Alors le tapinage redouble et devient menaçant. En marche forcée vers la liberté libérale, indiscutable, irrépressible. « On ne revient pas sur une liberté », la menace est à peine voilée. Les opposants, ceux qui ont compris que cette liberté n’était pas leur destin, ceux qui reviennent aux nécessités économiques, à leur exploitation, ceux-là deviennent des opposants à la liberté. La mécanique est rodée pour celui qui se soumet aux lois de la mécanique. Hier encore, la fille d’une famille populaire parlant des manifestations de gilets jaunes à Bordeaux, dans la rue : « il faut prendre une putain de voiture et leur rouler dessus, il font trop chier ». Parfaite involution contre-révolutionnaire, parfaite soumission à la liberté libérale, incontestable politiquement. La domination sans faille des esprits et des corps tout en bas de l’échelle.
- La liberté libérale est le mot d’ordre de la soumission à des modèles de consommation pré-contraints, déjà façonnés. On rentre dans des canevas, des modèles, les intellectuels n’y échappent pas. Eux encore moins que les autres. Ils se savent menacés, déclassés, ils s’adaptent, acceptent le deal du tapinage pour une maigre visibilité (Le Monde, Libé, Obs). D’ailleurs, ils n’ont plus d’idées, ça tombe plutôt bien. C’est offert avec la promotion mondaine. D’où l’angoisse de ces causeurs, structurelle. Une angoisse qui pourrait se transformer en littérature. Non, ce sera clito prostate et nombrilisme pour tout le monde.
- On ne choisit pas son destin mais on peut y faire face, lucide. On choisit sa liberté libérale, celle des bêlants « pro-choix » mais dans l’obscurité, en mode zombie selon le vocabulaire de saison. Le destin est tragique ? Sûrement. Mais il a une réalité. Le reste, c’est la liberté des spectres flottant dans l’Hadès à simulacres, les pseudo en tout. Incapables d’énoncer quoi que ce soit, de prendre parti, d’assumer une position, de trancher dans le mou, les VRP du modèle libertaire finissent par ne plus croire à eux-mêmes. Ils se singent eux-mêmes. Cette liberté misérable, la liberté mon cul de Philippe Katerine, est le pire des étouffoirs, le chantage terminal des résignés. De là cette nouvelle alliance, le rejet d’un type d’homme avec la lutte politique contre l’exploitation que cette pseudo liberté permet. L’alliance de l’anthropologie valorielle et de la critique sociale. Le modèle libertaire est oppressif, violent, injuste. Une machine à déréaliser et à frustrer.
- Le mondain est en train de passer de mode. Les libertaires libéraux sont les nouveaux ringards du siècle et Rousseau reprend du poil de la bête, n’en déplaise aux voltairiens-cocktails dépassés par la marche du monde – pas celle des petits arrivismes. D’où la position initiale : l’action révolutionnaire n’est pas seulement la révolte mais un travail de déplacement à l’intérieur des dispositifs d’un certain ordre. Mais pour faire quoi ? Se libérer ? Mais non, tu rechutes, se redonner un destin collectif, exigeant spirituellement et juste socialement mon ami. De ce destin ne seront exclus, et sans ménagement excessif, que les parasites de la liberté, les profiteurs de la crise. Ils seront isolés – ce qui ne leur déplaira pas forcément à condition qu’il y ait toujours des cocktails. La liberté libérale qui pourrit la vie du plus grand nombre réduite à ce qu’elle est, un onanisme pour glace pillée. Cela suppose une prise de conscience étrangère aux mondains dépolitisés qui jugent le monde avec leur moraline. C’est cela la nouvelle lutte des classes : l’alliance transversale du travail et de l’esprit.