L’esprit laïque

L’esprit laïque

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  • Par quel tour de passe-passe la laïcité a fini par devenir une valeur quasi exclusivement de droite en France ? Pour comprendre cette curieuse distorsion, il faut revenir à ce qu’est, pour la vulgate libérale, la conscience politique. Ce détour est indispensable. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, la laïcité, avant d’être une question de principe et de loi, est une question d’esprit.

 

  • L’idée de République chez Rousseau n’a pas à se soumettre à un impératif moral, elle n’est pas une dépendance de l’impératif catégorique. Elle est politique, laïque, car essentiellement démocratique. Elle suppose une éducation à la liberté, critique, pratique et donc révolutionnaire. Jean-Jacques Rousseau, aimé ou haï, est en France le philosophe qui a donné son sens à l’esprit laïque. Il avait compris que la liberté de l’homme ne pouvait se réaliser politiquement sans l’éducation d’une conscience réfractaire aux pouvoirs mondains qui se nourrissent de la séparation des consciences. Cette séparation est avant tout guidée par des intérêts partisans qui n’ont aucune raison de vouloir l’unité des consciences sans laquelle il ne saurait y avoir de République.

 

  • Rien à voir cependant avec la fusion des consciences. Contrairement à ce que pensent les libéraux, incapables structurellement de raisonner en termes politiques à cause de leur mauvaise anthropologie, l’unité n’est pas matérielle mais politique. Les divisions, les conflits peuvent et doivent se faire entendre à condition qu’ils ne soient pas l’expression de « brigues » (Du contrat social, Livre II, ch. III) ou « d’associations partielles aux dépens de la grande ». Les revendications claniques, naturalistes, ne sont pas incompatibles avec la République libérale qui est un vrai libéralisme idéologique et une fausse République. Elles le sont par contre avec la République laïque, une et indivisible.

 

  • Une femme musulmane voilée affirmait récemment sur un plateau de télévision qu’elle était « pro-choix », une intervention appréciée sur les réseaux sociaux. Sa thèse, très claire au demeurant, était celle de la conscience libérale que je résume par cette formule œcuménique : « Mon voile, ma kippa, ma croix, ma vie, mon cul ». Cette conception de la liberté, aujourd’hui dominante à gauche, n’est pas laïque. En effet, l’esprit de la laïcité ce n’est pas la liberté du choix individuel, ce n’est pas non plus l’imposition d’un dogme qui brimerait les croyances religieuses. C’est avant tout une distinction fondamentale entre ce qui relève de la « grande association » et ce qui n’en relève pas.

 

  • Pour des raisons identitaires et nationalistes, une partie de la droite française a récupéré l’esprit laïque en le rabattant sur l’identité nationale. L’entrisme islamique, dont le voile reste l’expression la plus manifeste, a donné l’occasion à cette même droite de se faire la garante de la laïcité. Incapable de réfléchir dialectiquement, donc politiquement, une partie de la gauche française, en particulier depuis 2004 et la loi sur les signes distinctifs à l’école, a été incapable de distinguer ce qui devait être soutenu, du côté du législateur, et critiqué comme logique de dépolitisation et aggravation de la ligne identitaire. 

 

  • En pratique, la laïcité n’est pas simplement un dispositif législatif mais une façon d’être politiquement avec l’autre. Hélas, ce qui devrait être la vertu des citoyens est en passe de devenir la morale des bourgeois car la gauche mondaine – « bobo » manque de fermeté conceptuelle – s’est détournée de l’esprit laïque en acceptant les présupposés anthropologiques de la conscience libérale « pro-choix ». Cette gauche, fragmentée à la hauteur de son individualisme forcené, perdante politiquement, est structurellement dépolitisée. Ses combats, à l’échelle de la représentation nationale, et cela depuis des décennies, sont essentiellement mondains. Ayant abandonné le terrain de la lutte sociale, du travail, du sérieux, de l’exigence (l’école est un exemple paradigmatique de cette démission) au profit de diversions sociétales toujours plus marginales, interroge moins le bien public que le bien pour soi. Elle s’accommode par conséquent de la fragmentation des consciences contraire à l’esprit laïque et n’a plus rien à dire à une femme musulmane qui, tout en affirmant qu’elle ne comprend pas ce qu’est l’Islam politique, met en avant la liberté « pro choix » comme une valeur transcendante et irrécusable.

 

  • L’esprit laïque par conséquent n’est pas une valeur identitaire et ne peut pas l’être. Sa réalité est politique. Sanctifier un discours au seul titre qu’il est pour le choix dans un déni de ce qu’est le politique est justement contraire à l’idée que Rousseau se faisait de la laïcité, à l’idée que nous nous en faisons. La République n’est pas un espace neutre qui devrait garantir la coexistence plus ou moins pacifique des consciences mais une exigence de liberté. Curieusement, les « pro-choix » sont moins diserts quand il s’agit de considérer la réalité des « pseudo-choix », voire des « non-choix », favorisés par une République indifférente à la nature politique de la liberté de ses citoyens.

 

  • Nous sommes ainsi passés de la liberté politique, celle de Rousseau, à la liberté de l’individu, annexe de la liberté d’acheter et de vendre, à la liberté du « pro choix », la plus pauvre possible. Une partie de la gauche est aujourd’hui empêtrée ad nauseam dans les implacables conséquentes de son indifférence à la nature de la chose publique. Si elle se rabat exclusivement sur l’économie, son dernier bastion matérialiste, elle se trouve aussitôt prise au piège du réalisme par des marchands qui ne se sentiront jamais menacés par une critique politique qui accepte leurs prémisses anthropologiques : celles d’un individu libre de choisir, à sa guise, en toute indifférence des consciences qui lui font face.

 

  • L’esprit laïque suppose par conséquent une anthropologie, un discours sur l’homme, sur sa nature comprise aussi bien politiquement qu’historiquement. Il va de soi que cette anthropologie n’est pas dénuée de valeurs et de jugements normatifs. Pour autant, ces valeurs ne sont pas des absolus éternels mais des exigences effectives de justice situées. Il s’agit bien du projet d‘une société républicaine auquel une majorité de citoyens français est viscéralement attachée. La société des semblables en devoirs non simplement des égaux en choix. C’est justement ce projet que ne veulent pas les identitaires nationalistes et les libéraux dépolitisés. Il font d’ailleurs bon commerce ensemble sur Cnews. Cet attachement n’a rien à voir avec les régressions infra-politiques d’un ordre naturaliste du monde, fonds de commerce de discours qui utilisent la laïcité comme un cheval de Troie en s’accommodant des injustices sociales qu’ils attribuent à l’autre, l’étranger forcément. Il est également radicalement distinct de cette société-marché-monde qui dissimule sa brutalité sous une liberté de pacotille, vide politiquement.

 

  • L’esprit laïque est un rempart contre la désagrégation sociale à condition qu’il soit compris politiquement c’est-à-dire comme refus de la séparation des consciences, possibilité de constituer une unité de culture capable de résister aux forces de dislocations naturelles : le fort mange le faible. Le délitement de la gauche française est aussi la conséquence d’un renoncement par confort mondain, petit conformisme social, renoncement d’avoir pour le citoyen des exigences, quitte à froisser quelques narcissismes « pro choix ». L’esprit laïque n’est pas le défilé de l’ostension satisfaite mais l’association des consciences inquiètes pour le bien public et la liberté politique de tous. La conscience politique, contrairement à la conscience libérale « pro-choix », est justement le refus de telles séparations ostentatoires et la volonté autonome de retrouver une synthèse humaine. Il faut pour cela une vertu qui est aussi force de résistance. C’est cela l’esprit laïque.