L’inquiétante critique du Dr Faust
G. Doré, L’Énigme
« Ils ont de pauvres mots plein la gueule, mais leur cœur est à cent mille milles de là… »
Thomas Munzer, Prague, 1521.
- Faust a la dimension d’un personnage historique aussitôt devenu récit et fiction littéraire autour d’éléments invariants de sa vie : le pacte avec le diable, une mort effroyable, l’aspiration au savoir et un rapport très puissant à la sensualité. Faust fait partie des grands récits édifiants qui entourent Martin Luther (1483-1546), tous publiés en allemand au milieu du XVIe siècle. En particulier ceux de Melanchton (1497-1560). Faust est un mythe qui ne provient pas de l’antiquité mais de la crise du savoir à la Renaissance. Le Faust mythique est l’incarnation littéraire d’un désir qui n’hésite pas à transgresser toutes formes de limites.
- Du point de vue de l’histoire, il faut se tourner vers des documents d’archive : l’expulsion à Ingolstadt d’un astrologue sodomite et mécréant, ainsi qu’à Nuremberg en 1532. Nombreuses évocations d’un magicien, charlatan, astrologue au XVIe siècle et qui aurait connu une mort particulièrement violente qui peut nous faire penser au sort réservé par les disciples de Calvin aux hommes lecteurs de mauvais livres. Il serait né à Roda, petite ville de Thuringe (Sadtroda) sous le règne de Frédéric III (1415-1493). Les dates correspondent à la naissance de Luther (1483) également en Thuringe. Les milieux sociaux serait très proches, dans les deux cas, des paysans aisés. Tout comme Thomas Munzer (1489-1525).
- Le contexte social et économique doit être précisé. Le début du XVIe siècle voit la naissance d’une forme de néo-prolétariat urbain. Les premières cités ouvrières apparaissent : la « Fuggerei » à Ausbourg. Dans cette même ville, Jacob Fugger (1459 – 1525) et ses banquiers ont financé l’élection de l’archevêque de Mayence. Afin de rembourser Fugger, le pape donna l’autorisation de prêcher en 1514 une indulgence (rachat des années de purgatoire au profit des finances pontificales). C’est contre ces pratiques que s’élève Martin Luther le 31 octobre 1517. Les « 95 » thèses à l’origine de la réforme protestante sont affichées sur la porte de l’Église de Wittemberg, ville dans laquelle étudia Faust. L’exploitation de ces paysans chassés de leur lopin de terre vivants en marge des corporations se redouble d’une implacable domination religieuse. Faire des études de théologie c’est aussi, au début du XVIe siècle, se confronter aux ressorts cyniques d’une exploitation économique sur fond de redécouverte du grec et du latin, des philosophes de l’antiquité. Pour Thomas Munzer, il saurait y avoir de véritable réforme religieuse sans une réforme sociale. Se mélange ainsi la haute aspiration et le rappel incessant des hiérarchies de l’Église sur fond de révoltes paysannes et de nouvelles exploitations économiques.
- Le rapport à Martin Luther est essentiel pour comprendre la naissance d’un nouvel esprit critique en Europe et pas simplement d’une nouvelle philosophie humaniste. Érasme (1467-1536) est autrement plus connu que le Faust historique ou que Thomas Munzer. Son Éloge de la folie (1511) sera mis à l’index en 1557 lors de la contre-réforme. Le texte d’Érasme est truffé d’érudition et d’humour. C’est un texte de voyageur, écrit « pour s’occuper à tous prix ». Ce texte, de l’aveu de son auteur, a un statut étrange : à la fois trop léger pour les théologiens et trop mordant « pour ne pas blesser la réserve chrétienne ». Texte de l’entre-deux, critique qui se place sous le haut patronage de Lucien de Samosate : « ils crieront sur les toits que je ramène à l’ancienne comédie et à Lucien, et que je déchire tout le monde à belles dents. » Double référence au kunisme de Diogène et au cynisme de Lucien dans la même phrase. Les bagatelles servent l’esprit mieux que les dissertations, écrit Érasme, à condition que le lecteur fasse preuve d’un peu de nez. Il faut pourtant noter le juste équilibre d’Érasme, celui d’une folie plus raisonnable qu’enragé – le mot est de lui. Une folie douce, raisonnée, à côté de laquelle Faust fait figure d’iconoclaste. Faire parler la folie, un projet des plus raisonnables.
- « Critiquer les mœurs des hommes sans attaquer personne nominativement, est-ce vraiment mordre. » La question décisive de la profondeur de la morsure est en jeu dès le début de l’ouvrage. « Au reste », ajoute Érasme, « ne fais-je pas sans cesse ma propre critique ? Une satire qui n’excepte aucun genre de vie ne s’en prend à nul homme en particulier, mais aux vices de tous. » Cette approche philosophique, équilibrée, se distingue nettement des turpitudes spirituelles et sensualistes d’un Faust. Mise en scène de la douce folie d’un humanisme érudit à bonne distance du monde. Comme le note Maurice Pianzola en 1962 dans Thomas Munzer ou la guerre des paysans à propos de Thomas Munzer : « Les adages bien balancés d’un Érasme ne doivent pas non plus lui être d’un grand secours ». Si l’humanisme est la libération des gens qui sont en haut, les esprits les plus critiques de ce début de XVIe siècle ne sont pas humanistes en ce sens.
- Faust, comme Munzer, ont suivi les prêches de Luther. Son esprit de libre penseur radical et inquiétant s’est formé à l’école de l’invective et non de la disputatio. Comme Dante, poète et homme politique florentin (1265-1321), il dénoncera les abus de la hiérarchie ecclésiastique mais se tournera vers les secrets de la nature encore inexplorée. Cette impulsion, dans le contexte de ce début de XVIe siècle, ne peut être que diabolique. Comme Munzer, Faust est un adversaire résolu de la religiosité contemplative et des concours d’éloquence. Le paysan prédicateur Thomas Munzer se dresse lui contre les impies, les injustes. Faust fait de l’indépendance spirituelle l’essence de sa relation au savoir. Il conteste la stérilité scolastique, prend conscience de l’importance des textes antiques, des philosophes grecs. Il lit Homère, Ptolémée, Hippocrate. Mais l’insatisfaction domine. Il sort de son cabinet d’étude, observe les minéraux, les plantes. Il prélève ce qu’il veut observer, trie, sélectionne dans l’infini profusion du réel ce qu’il entend soumettre à son jugement. La nef des fous (1494, Bâle), texte très populaire au début du XVIe siècle, a donné l’image d’un monde renversé dans lequel la folie n’épargne personne, surtout pas ceux qui se croient préservés de la déraison du monde. Renversement des ordres que l’on retrouve dans cette confession de Luther à son ami Spalatin : « Je ne sais trop (je vous le dis à l’oreille) si le pape n’est pas l’Antéchrist lui-même où l’Apôtre de l’Antéchrist. » Ou encore chez Thomas Munzer : « Ils dérobent sur les lèvres de leur prochain la Parole qu’ils n’ont eux-mêmes jamais comprise. Je les ai bien entendus lire mot à mot l’Écriture qu’ils ont volée dans la Bible, en pillards et en bandits roués qu’ils sont tous ».
- A cette époque, autour des prêches prophétiques, le diable fonctionne comme une figure critique. Il est cette force qui plonge le monde dans la crise et l’origine d’une corruption, d’une transformation et d’un dépassement de l’esprit. Nous pouvons rattacher la figure de Faust à celle de Paracelse (1494-1541). Lui aussi sera chassé de très nombreuses villes, pratique l’alchimie et la méthode expérimentale. Il expérimente la médecine par les plantes et les soins curatifs par administration de petites quantités actives. Faust ne veut pas transformer le plomb en or (chrysopée) ou fabriquer un élixir de jouvence (panacée) mais explorer l’univers, maîtriser des connaissances qui échappent aux écritures. Il tourne en dérision l’Église comme Thomas Munzer a pu le faire au nom d’une « Justice divine » qui est irréductible au pouvoir de l’Église. Cela se traduit par un esprit mélancolique car le savoir est aussi décevant qu’inaccessible.
- Faust est une figure inversée de Martin Luther et un contrepoint spirituel de Thomas Munzer. A moins qu’il ne soit un Sebastian Brant ayant fait de La nef des fous sa propre vie (1494). Doit-on se soumettre à l’autorité ou faut-il aiguiser son esprit critique quitte à emprunter des chemins qui ne correspondent à rien de balisé ? Faust est l’homme de la déchirure critique dans un contexte, celui de la Renaissance, qui voit naître de nouvelles représentations du monde (Copernic, 1543, De revolutionnibus). La première biographie de Faust, datée de 1587, insiste sur la représentation du monde par Faust, une représentation empreinte de gnosticisme, doctrine datant du IIIe siècle qui soutient que l’esprit humain est emprisonné dans un monde inférieur qui est l’œuvre du diable. Prendre le parti du diable, autrement dit de la critique et de l’irrévérence, ce n’est pas fauter contre le diable mais comprendre la logique diabolique du monde.
- On retrouve dans l’Historia, cette première vie de Faust, le même renversement que dans La nef des fous, le livre le plus lu en Europe au XVIe siècle. A première vue, La nef des fous serait un catalogue des folies du monde mais c’est bien le monde dans son ensemble qui est fou. C’est de cette folie dont veut témoigner Faust, cette figure qui va irriguer tout un imaginaire populaire. Figure de la condition humaine, à la fois dérisoire et profonde, Faust représente à lui seul le drame de l’existence. L’identification au diable est une façon de critiquer la pastorale chrétienne, de retourner à une vision tragique de l’existence et à l’impulsion cynique originaire. C’est le dramaturge anglais, Christopher Marlowe (1564-1593) qui va donner à Faust une nouvelle vie littéraire : The Tragical History of Dr. Faustus. Faust représente la révolte pathétique contre l’idée de Dieu, là où Méphistophélès devient le porte-parole de la vérité nue.
- Que reste-t-il après la grande volonté de savoir ? Faust refuse l’auto-limitation, l’ontologie de la finitude, avec cette conscience que nous ne pouvons connaître ce que nous voulons réellement connaître. C’est ainsi que la volonté de dépasser la frontière, d’outrepasser les limites reste plus forte que la compréhension rationnelle des limites de notre connaissance. Le désir brûlant de savoir quitte à se perdre. La volonté de savoir est portée par tout autre chose que le savoir lui-même et ne pourra jamais être assouvie par lui. Ce n’est pas non plus une volonté de pouvoir. Œdipe veut savoir et ce savoir lui coutera le pouvoir et les yeux. Le désir de savoir n’est pas désir d’un objet mais mouvement, dépassement. C’est cela qui caractérise l’inquiétante impulsion critique de Faust. Les finalités du savoir n’appartiennent pas au savoir. C’est à cela que sert le diable, une puissance d’outrepassement en l’homme. La morale, l’idée du maître, exige ce qui doit être pour une fin ; l’impulsion critique se bat, dans le magistère des choses, avec ce qui est le cas, sans fin. Nous sommes rarement prêts à faire l’épreuve de ce grand désenchantement.
- Le voyage vers les choses de Faust, vers les hommes de Munzer, porté par une impulsion à la fois cynique et kunique, apporte avec lui son lot de désespoir. Il est autrement plus redoutable que les prêches de Luther confiant dans l’ordre du monde et la réalité du diable. Il est la véritable traversée du désenchantement et de la perte. Être en vie, pour Faust, penser cette vie et dans cette vie, c’est devoir composer avec des vies déclinantes, avec son propre déclin. Mais cette composition est une grande puissance, une force créatrice qui n’a pas l’esprit pour limite mais le tombeau du corps. Faust ne peut plus revenir en arrière. Il est co-auteur de sa conscience diabolique, incapable de s’extraire de cette immense négativité que constitue désormais son rapport au savoir et à lui-même. Que reste-il du regard sur les choses une fois affranchi de la religion, de la philosophie et même de la science ? Est-ce encore un regard ? N’est-ce pas déjà une transgression, une monstruosité et une épreuve qui renvoient l’homme à la tragédie de sa condition ? Faust dit-il autre chose que ceci : les professeurs sont des tigres de papier qui dérivent à la surface des choses dans une nef de folles idées. Il est temps désormais de mettre un pied à terre. Tous ces bavards sont incapables de rejoindre le monde. Au plus loin du kunisme grec, la terminologie prétentieuse des facultés est une fuite qui se prend pour un contact d’ordre supérieur. Thomas Munzer, formé dans les meilleures universités, ne veut plus composer qu’avec la Bible in concreto. L’humilité n’est rien sans un contenu social. De là sa rage, équivalente à celle de Faust : « Ils ont de pauvres mots plein la gueule, mais leur cœur est à cent mille milles de là… » Thomas Munzer Prague, 1521.
- Que faire contre la sottise doctrinale quand nous sommes les surgeons disciplinés de cette même sottise, quand notre savoir n’est que le résultat d’une accumulation de doctrines. Être fidèle à l’impulsion critique ? Mais à quel prix. Et Pourquoi ? N’est-ce pas une autre folie ? N’est-ce pas le triste sort de ce fou qui, délaissé par son imprimeur, finit par servir à boire au tripot : « Si l’homme fait l’âne ou l’inverse ? Sortes ou Platon : quel fit l’autre ? Beau savoir vend la faculté ! Sont-ils pas de vrais fous et sots, à perdre ainsi leurs nuits et jours, à se signer, contresigner, sans une once de science en tête. » (La Nef des fous, §27).
- L’impensé de la condition humaine n’est pas révélé par le savoir qui ne fait que nous en détourner mais par la conscience tragique que nous pouvons en former. Faust élargit, non pas le savoir, mais l’imaginaire et le sens critique. Cet élargissement est une errance et une poussée, ajoute Elisabeth Brisson dans son très beau Faust, deux termes que l’on trouve liés dans le Sturm und Drang, ce drame en 5 actes de Maximilian Klinger de 1776. La vie de Faust se confond avec l’imaginaire critique illimité comme celle de Thomas Munzer avec une critique politique qui ne peut plus se payer de mots. Donner une forme sensible à l’aspiration et à l’errance, n’est-ce pas aussi cela le geste critique ?