Jean-Jacques Rousseau, le pacte social ou plus rien
(ce qui peut tenir lieu aussi de réflexion sur le RIC)
« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. »
- Les premières lignes du chapitre VI, du livre I, Du Contrat social (1762) pourraient être mal lues. Rousseau fait référence ici au second état de nature, celui auquel les hommes parviennent du fait de leur perfectibilité. Un état coincé entre nature et culture, un entre-deux invivable. Cet état n’est pas situé dans un temps reculé. En effet, le problème de Rousseau n’est pas de sortir de l’état de nature mais de savoir, comme l’écrira Kant dans son dernier ouvrage, Anthropologie au point de vue pragmatique (1798), à quelles conditions notre espèce pourrait s’engager « dans la direction où elle se rapprocherait continûment de sa destination. » Dans cette recherche, la civilisation est toujours susceptible de corrompre, par l’inégalité et l’oppression, la destination humaine. L’homme de l’homme, éduqué contre nature, autrement dit contre lui-même, est toujours susceptible de se retrouver dans une situation où il ne peut plus subsister.
- Réécrivons le texte : « je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans le projet ordo-libéral tardif, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état improprement nommé « progressiste » ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. » Pour comprendre Rousseau, il faut partir de là, de ce second état de nature qui correspond à la condition dévoyée de l’homme. Dans cet état, l’homme ne satisfait ni des besoins naturels ni son aspiration à la culture, à la liberté. Il se bat dans une oppression mutuelle, il ne répond pas à sa destination d’homme libre. C’est l’état de malheur qui est aussi notre lot, état dont on ne peut sortir que politiquement.
- Ce dévoiement devra être pensé dans sa logique propre, dialectiquement : dans quelle situation les hommes se sont-ils mis et pourquoi ? Sur quelles prémisses ont-ils accepté cette déformation de leur pensée et la misère de leur condition ? Pour quelles raisons n’arrivent-ils pas à en sortir ? Emmanuel Kant a parfaitement compris le projet de Rousseau. Il écrit, contre la méchante lecture de Voltaire, toujours dans l’Anthropologie au point de vue pragmatique : « Rousseau n’entendait pas que l’homme dût retourner à l’état de nature, mais que, du stade où il se trouvait désormais, il portât sur lui un regard rétrospectif. » Comment en sommes-nous arrivés là et que pourrions-nous faire pour « sortir du labyrinthe dans lequel notre espèce s’est enfermée par sa faute » ?
- Il est toujours possible de nier que nous soyons enfermés dans un labyrinthe. Cette attitude, qui convient plus au fou ou à l’ami de la servitude volontaire qu’à l’homme qui veut éprouver sa liberté, est aujourd’hui, hélas, fort répandue. Celui qui interroge la corruption de l’homme sera vite taxé de faire « le jeu de la réaction », comme si la marche de l’homme était linéaire, comme si la destination de l’homme s’imposait d’elle-même à celui qui marche sans se retourner. C’est justement la conception politique que rejette Rousseau et que nous rejetons à sa suite. Il nous faut dès lors expliquer pourquoi en revenant aux principes de cette idéologie du progrès pensé comme une marche en avant inéluctable.
- Rappelons qu’il est impossible de définir le libéralisme sans en passer par une réflexion sur l’anthropologie libérale. Les pesantes querelles (la scolastique permettant d’éviter soigneusement la critique sociale) sur le bon ou le mauvais usage du mot évitent soigneusement de faire ce que propose Rousseau, « ce regard rétrospectif » dont parle Kant et cela pour une raison très simple : le libéralisme refoule fondamentalement l’anthropologie politique au profit d’une conception naturaliste de l’homme. « Le libéralisme ignore la société et est indifférent aux valeurs » (Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Sur un nouvel impératif politique) à condition de préciser de quelle société nous parlons et de quelles valeurs.
- Rousseau est ici décisif. Au début de la seconde partie Du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes il critique Locke sans le nommer. Le libéralisme philosophique, au fondement du libéralisme économique, commence par l’appropriation de la terre. Il est naturel pour Rousseau de jouir des biens de la terre car ses biens appartiennent à tous. L’appropriation foncière de la terre, par contre, ne peut se justifier par une nécessité naturelle. Au fondement du projet libéral, de notre société, nous trouvons un acte de prédation qui voudrait se faire passer pour une liberté. Cet acte, faussement naturel (un droit lui est même associé chez Locke, le droit naturel, une monstruosité juridique) sera « le vrai fondateur de la société civile » écrit Rousseau. Ce passage est décisif car Rousseau distingue la société civile de la société politique, qu’il renommera association. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »
- Insistons sur l’avertissement : « des gens assez simples pour le croire ». Le projet libéral, celui de la société civile justement, fait d’appropriations et de dominations consenties, repose sur une croyance. Il serait naturel d’enclore un terrain et de le faire sien. Cet acte premier, parangon de la liberté libérale, ne serait pas encore légitimé par un cadre juridique et politique. Autrement dit, la prédation de la terre est le résultat consenti d’un pur rapport de force qui s’impose aux croyants comme l’expression d’une liberté inaliénable. Partant de telles prémisses, il y a aucune raison de s’offusquer de voir l’eau privatisée en Inde par Véolia. C’est bien naturel, non ?
- Dans son fondement même, le libéralisme est incapable de répondre à la question essentielle de la prédation de la terre. Structurellement incapable. Toutes les arguties sur les différentes variétés de libéralisme n’y changeront rien. La liberté libérale est avant toute chose un droit de prédation consenti dans une croyance benoîte, au profit d’un homme, au détriment d’un autre.« Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » Mais qui refuserait d’écouter son propre penchant, sa propre volonté de prédation, confortablement installé dans sa sacro-sainte « société civile » (Macron, pour exemple, en a d’ailleurs plein la bouche en énonçant la chose) dans laquelle il brille comme il peut quitte à s’électrocuter sur les fils de son enclos à la moindre velléité de fuite ?
- Nos pensées, nos habitudes, nos perceptions sont pétries de cette croyance benoîte selon laquelle on est bien chez soi, volets clos, au chaud, à manger les fruits mûrs de la terre arrachés aux autres de droit. Peut-être qu’il y a là un tropisme irrépressible de l’homme. C’est fort possible. Le dressage à cette liberté-là est trop bon, ça marche trop bien. C’est tellement naturel ajoutent les bons libéraux si tatillons quand il s’agit de définir leur concept de liberté, si peu exigeants quand il s’agit de peser l’étendue de la misère humaine qui en découle.
- Rousseau n’est pas de ceux-là, il a pour l’homme une autre exigence, l’idée d’une autre société. Le projet de la philosophie libérale, bourgeoise par nature, est anti-politique parce que naturaliste. C’est aussi pour cette raison que Rousseau a placé une aussi forte volonté dans la critique de ces mauvaises associations, nature et politique, force et droit. La régression de l’homme par le progrès (c’est ici que je m’accorde avec Barbara Stiegler lorsqu’elle affirme que le projet libéral est sans valeurs) suppose un refoulement de l’anthropologie politique. Celle-ci doit être liquidée très vite, nous n’y reviendrons plus. Cette anthropologie naturaliste (l’homme est ici par nature) se fait sans l’autre. C’est celle de la monade isolée, de l’atome agissant qui s’oriente en fonction de la liberté de ses choix. Quelques avachissements plus loin, c‘est à moi pour la prémisse, à ma guise pour le credo, fais pas chier pour la conclusion.
- Rousseau fait apparaître le lieu de l’autre, il rend l’autre présent au moment où l’enclos se délimite sans l’autre. Cet autre, mon semblable en devoirs, ce sera le citoyen. Il pose cette question simple quand le marteau de l’appropriation frappe sur la table : et lui ? Cette présence est politique car elle suppose le partage et une exigence que nous qualifierons de démocratique. Non pas la démocratie libérale, celle qui exploite au mieux la croyance des « gens simples » dans la prédation supposée naturelle de la terre mais une démocratie qui a à voir avec une anthropologie politique radicalement libre. Car il ne faudrait pas se tromper, la liberté pour Rousseau n’est pas le problème mais bien la solution, le terminus ad quem du politique. Cette liberté dévoyée par le projet libéral qui, dès son origine, théorise l’appropriation de la terre certainement pas l’émancipation des hommes. Celle-ci fut toujours arrachée, dans une lutte implacable qui fit plier le droit naturel pour lui rappeler le droit des hommes. Le projet libéral ne donne rien et sans une lutte politique, il reprend tout.
- Rousseau est un homme des Lumières pas de ses ombres. Mais les Lumières ne sont pas sans contradictions. Ce sont ces mêmes contradictions dialectiques que le progressisme qui se singe aujourd’hui lui-même jusqu’au plus grand ridicule rejette avec toute la violence de la force publique contre le peuple. Les arguties conceptuelles, néo-, ultra- qui peinent d’ailleurs à se comprendre elles-mêmes, sont bien souvent des justifications a posteriori des états de fait. Il arrive un point où le projet d’émancipation se trouve tout simplement broyé par le retour de ce second état de nature, conséquence d’une dépolitisation de masse savamment entretenue par le projet libéral. Les chiffres servent à cela, dépolitiser les consciences et faire croire à un ordre mécanique du monde, une marche inexorable vers le Bien. Cette idéologie cache mal son conservatisme et ses forces de régression. L’accaparement des richesses et l’appropriation de la terre sous couvert de liberté, n’est-ce pas sublime, n’est-ce pas bien joué ?
- Nous fabriquons massivement des savoirs pour ne pas savoir, des discours sophistiqués pour ne surtout rien dire et des actes forts pour justifier l’inaction. Toute la logique est d’occultation. Faire en sorte qu’il ne se passe plus rien et il ne se passera en effet plus rien, si ce n’est l’extension du domaine du malheur, sans un retour au pacte social. Ce pacte n’est pas une abstraction comme laissent accroire ceux qui préfèrent la politique des loups à condition de se placer toujours du bon côté de la meute mais une praxis, une activité auto-instituante aujourd’hui fondamentalement déniée par le projet libéral foncièrement anti-politique qui nous renvoie aussitôt aux heures les plus sombres du stalinisme. Ces mainates autistiques, satisfaits de leur sort, ont pour fonction de radoter le progressisme contre le politique. Ils ne servent d’ailleurs qu’à cela, sont payés pour cela et trouvent leur place dans un parasitisme mondain qui n’a rien à envier aux courbettes des courtisans de l’ancien régime. La misère de cette pensée – et le mot est encore généreux – se mesure à la nature de la violence répressive qu’elle justifie ouvertement.
- Le pacte social est sortie du second état de nature car capable, en ménageant une place politique à l’autre, le citoyen, de réconcilier les consciences isolées. Contre le projet libéral, le projet républicain cherche à réconcilier les hommes avec eux-mêmes en désarmant les consciences, à l’opposé des logiques d’enracinement identitaires parfaitement compatibles avec le projet libéral d’éviction du politique. C’est d’ailleurs ici que doit être compris le lien effectif (et non fantasmatique dans la tête de ceux qui font de la réalité une dépendance de leurs lubies) entre le projet libéral et la consommation marginale des modes de vie, le libertaire, dans lequel s’embourbe définitivement une partie de la gauche française depuis des décennies.
- La liberté des hommes, « parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état » doit être instituée. De la nature du mode d’institution dépendra la consistance de la subjectivité des citoyens tout autant que la stabilité de la société politique condition de la société civile (et non l’inverse). C’est justement cela qui est dénié, travesti par le projet libéral, c’est cela qui ne doit pas être, pire, qui n’a pas lieu d’être. (1) Incapable de se résoudre dans une synthèse de plus haut niveau, la conflictualité sociale se fragmente, ce qui laisse tout loisir aux faitalistes de constater l’échec sans comprendre ses raisons. Ayant eux-mêmes parfaitement assimilé le déni du politique, étant eux-mêmes les surgeons improductifs de ce déni, ils se contentent de valider l’existant en échos.
- Comment l’intersubjectivité peut-elle se politiser si ce n’est en faisant fond sur une communauté de destin ? Là encore, ce destin collectif doit être déprimé par le projet libéral, ce que permettra l’excroissance exorbitante des questions sociétales de diversion, minoritaires mais omniprésentes dans l’espace public. Toute une armée de chercheurs micro-capsulaires trouve dans ce mouvement de fragmentation l’occasion rêvée de s’adapter au marché tout en cultivant une posture de rebelle, rentable. La promotion de la subjectivité critique se coupe du politique en dépolitisant l’intersubjectivité. Mon rapport à l’autre n’est plus celui d’un citoyen à un autre citoyen mais celui d’une conscience revendicative à une autre. De là l’importance stratégique, afin de retrouver une unité politique et de destin, de critiquer sans relâche la valorisation des spontanéités irréfléchies qui conspirent contre leur propre liberté politique en s’aliénant à des identités de fragmentation. Là encore, une partie de la gauche française n’a rien compris à cette dialectique de l’unité politique et du fragment sociétal. Elle est, en cela, condamnée à perdre contre un projet ordo-libéral qui fera l’unité par un retour brutal à la naturalité (identités archaïques, rapports de force tribaux, clanisme).
- Le pacte social n’est pas une option politique sur le grand nuancier des moyens mis à la disposition des pouvoirs pour gérer les masses humaines mais une condition fondamentale de l’exercice pratique de notre liberté. La disparition de la réflexion philosophique ayant prise sur le réel a laissé la place à des discours secondaires, vaguement sociologiques, qui font de l’œil aux sciences de la nature. La fameuse anthropologie naturaliste qui encadre le projet libéral : l’homme, c’est ça. Le reste est encadré par des pourcentages censés tenir lieu de destin. La dimension critique, réflexive, déserte les lieux de savoir au profit de techniques marginales d’administration du parc humain. Cette éviction est aussi celle du vécu : nous devenons incapables de penser ce qui nous arrive tout en pouvant aligner de savantes réflexions sur les cinquante nuances de grisaille du projet libéral.
- Bref, nous sommes prêts, dans le sillon creusée par Rousseau, au-delà de Rousseau, a construire une stratégie qui aura pour tâche d’élaguer les niaiseries et les innombrables renoncements qui nous condamnent à une liberté politique sans réalité et une vie subjective sans saveur.
…….
Lorsque Mona Ozouf affirme que le mouvement des gilets jaunes n’est pas un mouvement révolutionnaire, ce n’est pas la révolution qu’elle empêche (qui se fera toujours sans elle), mais le politique qu’elle oblitère.