Aux camarades professeurs en IDF qui tiennent encore
Les professeurs de philosophie contre la philosophie dépolitisée France Culture
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Nous entrons dans une phase de recomposition de l’adversité politique en France. Une fois passée la phase de sidération, les citoyens français commencent à goûter la nature exacte de l’odieuse soupe managériale servie. Rendu légitime et indiscutable par une élection présidentielle biaisée, le projet du no alternative à la française n’avait désormais plus rien en face de lui. Il était pourtant essentiel de masquer la vacuité de ce projet de société, les dégâts colossaux qu’il produit sur le corps social, par un petit vernis insignifiant de culture. C’était, je n’y reviendrai pas, le montage bidon du « président philosophe » en stuc et en vaseline de com.
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Ce mensonge, parmi tant d’autres, ne fut pas celui des professeurs de philosophie du secondaire – qu’il convient de saluer ici, grévistes ou non, ils soutiennent très majoritairement ce mouvement – ou du supérieur – qui n’a pas manqué ce mouvement social historique – mais d’une petite poignée de faiseurs culturels qui s’accommodent fort bien de la brutalité qui s’installe dans ce pays. Ils s’en accommodent d’autant mieux qu’ils n’ont pas à la subir, exerçant bien au chaud leur fonction de censure du dicible et de l’indicible, l’essentiel de cette cuistrerie étant de passer un « bon moment » à l’abri du pouvoir. Ces pseudo philosophes sont aujourd’hui nos ennemis intellectuels. Par leur silence, ils couvrent des agissements qui ne dérangent pas leur commerce, ce qui est l’essentiel pour eux. Ces faux nez de la philosophie, ces nouveaux sophistes du temps, sont des lâches et des salauds.
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Des lâches car ils savent très bien où se trouve le pouvoir et quelles sont les conditions sine qua non de leurs beaux discours feutrés. Alors que de nombreux camarades de lutte – car il s’agit bien d’une lutte – entamaient un bras de fer politique, donc sérieux, avec le ministère afin de faire entendre leur critique du plan social en cours dans l’éducation nationale au détriment de l’intérêt réel de l’élève, l’une d’entre uns se permettait d’envoyer ce message en toute innocence : « Mes conseils de lecture pour cet été, c’est ici : https://www.instagram.com/p/Bzfv8xfCBqy/?igshid=8ovgdqmuhen9 … » Un message qui ressemble à s’y méprendre au « Rien » de Louis XVI. Incapables de réfléchir politiquement à la situation de leurs discours, ces animateurs à œillères participent de l’enfumage ambiant. Ce sont les nouveaux thanatopracteurs de la pensée critique et politique, en place pour feindre ce qu’ils sont incapables d’assumer en propre.
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Des salauds ensuite car l’épaisseur de leur mauvaise foi est multicouche. Ils prétendent même défendre le pluralisme. Ce qui est exact à condition d’exclure toutes les questions, aujourd’hui essentielles, sur les effets politiques de leur discours de dépolitisation. Ce sont les bonbons roses du marché, les petites sucreries spirituelles qui oublient de penser l’essentiel : la contribution de leur posture à ce qu’ils se targuent de dénoncer vaguement quand la brutalité est un tantinet trop piquante pour leurs fins palais. Il est évident que leur ruse, doublée, il faut le dire, d’une certaine impuissance, n’est pas simple à démasquer pour un public de demi-habiles qui consomme de la culture comme on fait une thalasso ou un bain de pieds. Qu’un nombre considérable de professeurs de philosophie du secondaire entrent en grève reconductible de la sorte ne semble pas faire problème pour eux. Leur servilité de marchand de soupe, morale ou orgasmique en fonction de la saison et de la taille du slip, n’est pas forcément compatible avec les courbettes qu’ils doivent aux marquis de l’entre-soi.
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Il n’est que temps d’être clair : quel sort sera réservé à l’enseignement de la philosophie devant des publics de plus en plus politisés par les urgences qu’ils vivent. Je ne parle pas ici de programmes. Le vrai programme qui nous est servi, c’est celui de l’article 1 de « La loi de confiance ». La phrase de Jean Zay nous revient aux oreilles : la politique doit rester à l’extérieur de la classe. Ce qui est juste quand celle-ci se trouve justement à l’extérieur de la classe, qu’il y a dehors une conflictualité politique réelle aujourd’hui fondamentalement niée et méprisée. Mais que se passe-t-il lorsque la classe de philosophie révèle des problèmes politiques qui ne sont plus posés dehors, qu’elle reste l’unique espace pour penser le conflictuel ? Tout cela est très problématique en effet. Nombreux sont les collègues de philosophie à observer cet étrange phénomène. Cette situation n’est pas insoluble mais elle réclame que l’institution fasse confiance à la probité des professeurs, à leur capacité de discernement ce que la loi de confiance vient saper. Enoncer la confiance, c’est déjà se défier. L’intérêt pour la chose publique domine, ce qui n’exclut pas la critique et la critique de la critique. Peut-être est-ce justement cette critique qui fait problème. Il me semblait pourtant qu’un esprit capable de critiquer le monde dans lequel il vit, d’articuler cette critique, est moins enclin à la violence qu’un autre. En voulant à tout pris dresser un corps d’enseignants dociles et aux ordres, le ministère public produit massivement des individus qui feront de l’indocilité anti étatique leur viatique et c’est un très mauvais calcul pour la République. Vraiment.
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Dans un renversement en tous points sidérants, la philosophie culturelle est en passe de devenir l’opium du peuple, un enfumage inodore, incolore et sans saveur qui ne pose aucun problème pour les poser tous. Cette offre culturelle doit être comprise comme une fonction de dressage à l’usage des classes moyennes qui se piquent d’en être, une culture de distinction. Il est en ce sens essentiel que les professeurs de philosophie prennent conscience de la nature de l’adversité qu’ils trouvent en face : des faux amis qui sont de vrais ennemis. C’est aussi contre eux qu’il sont devenus une force politique à construire désormais.