Lettre ouverte à Jean-Michel Blanquer d’un professeur de philosophie en grève
- Les professeurs du secondaire actuellement en grève réclament depuis des mois une attention qui devrait leur être due. En terme de confort, à la fois moral et financier, il est autrement plus simple de ne rien faire, de ne rien dire. En 2017, je commençais Le néant et le politique, Critique de l’avènement Macron par ce sentiment, « l’angoisse devant la disparition du politique ». Cette angoisse ce matin est concrètement présente pour de très nombreux collègues, stupéfaits de constater que la seule réponse du politique à leurs justes revendications est la menace disciplinaire.
- Qu’est-ce qui peut pousser au fond un enseignant responsable ayant achevé la correction de ses copies dans les temps, ce qui est évidemment mon cas, le nôtre, concerné par la réussite de ses élèves, ayant fait du soutien aux élèves les plus en difficulté tout au long de l’année pour qu’ils aient leur diplôme, à se mettre en grève ? Dans une académie, les correcteurs qui se réunissent en commission d’entente et d’harmonisation ont la charge des copies de leurs collègues. Ils sont donc mutuellement liés par une responsabilité collective. C’est d’ailleurs à cela que servent a priori ces commissions. Ils échangent à ce propos sur les sujets.
- Cette année par exemple, les professeurs de philosophie ont collégialement reconnu que le texte de Leibniz donné aux élèves était trop difficile en série économique. Ont-ils pour autant les moyens de faire remonter ce constat, de faire état de leur expérience de correcteur ? Non. Tout vient d’en haut dans une forme d’opacité qui rend au fond impossible les retours d’expérience. Suis-je comptable devant l’article 1er de « la loi de confiance » lorsque je constate, avec un très grand nombre de mes collègues, que l’exercice pour évaluer la nouvelle spécialité HLP est particulièrement confus et qu’il mettra demain les élèves dans de très grandes difficultés ? Suis-je un professeur irresponsable quand je m’interroge sur le sens d’une évaluation de deux heures pour une spécialité qui mêle la littérature et la philosophie ? Suis-je un séditieux lorsque je me m’interroge sur la précipitation hystérique qui nous empêche d’être consultés sérieusement et sereinement sur l’élaboration d’un programme qui vaudra pendant quinze ans ? Suis-je un mauvais fonctionnaire lorsque j’affirme que la mise en concurrence des enseignements de spécialité conduira inéluctablement à des pratiques démagogiques et à un mensonge sur le niveau réel des élèves afin de préserver des heures de cours ? Des questions de ce type, nous en avons des dizaines. Il nous est impossible aujourd’hui de les poser sereinement et publiquement.
- Le problème, c’est qu’en l’état, aucune discussion sérieuse n’a été ouverte pour répondre à ces interrogations. Consultés sur un programme de spécialité, nous apprenions dans un même temps que les manuels étaient déjà sous presse. Comment voulez-vous que les professeurs ne se sentent pas dévalorisés et méprisés lorsqu’on les consulte formellement sur des questions aussi fondamentales que l’application des programmes sans tenir compte de leur avis ? Il existe aujourd’hui en France un décalage catastrophique entre les prises de décisions verticales et les agents de la fonction publique. Alors qu’Emmanuel Macron avait fait du pragmatisme un de ses arguments de campagne, nous assistons à une surenchère de bureaucratisation et de verticalité sur fond d’autoritarisme. Est-ce cela le macronisme ? Un dirigisme à pas forcés ? Une incapacité idéologique d’établir un lien de confiance entre le pouvoir politique et les citoyens français ? Une défiance perpétuelle ?
- Quand il est impossible de s’entendre entre gens raisonnables, tout se joue paraît-il sur le terrain de l’opinion. Ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre de la communication, dans un lexique aussi violent que stupide. Est-ce cela que nous voulons pour l’Ecole, une guerre de tranchées avec pour juge de paix l’opinion ? Chaque année, les professeurs de philosophie mettent en garde leurs élèves sur les dangers de l’opinion justement ? Peut-on, en même temps monsieur le ministre, faire ce travail de salut public (faire en sorte que les élèves aiguisent leur sens critique) et accepter que l’opinion et la rumeur soient les seuls juges sur des questions aussi fondamentales. Quand je lis sur des réseaux sociaux qu’ils faut « mâter » les professeurs, les « mettre au pas », les « punir » je m’interroge sur l’avenir de notre démocratie. On ne peut pas d’un côté faire la leçon au peuple quand il vote mal et flatter des opinions aussi haineuses envers ceux qui ont la charge de l’éduquer.
- Il est vrai que ce mouvement est minoritaire mais qu’est-ce que cela preuve monsieur le ministre ? Qu’il est difficile d’agir peut-être quand on sait le soutien que nous recevons de la part de nos collègues qui ne sont pas grévistes. Que la minorité a tort de faire entendre sa voix ? Que la qualité de nos raisons se mesure quantitativement, avec des pourcentages sur les chaînes d’information en continu ? Qu’il faut vouer l’école aux insultes démagogiques de certains chroniqueurs qui redoublent d’obscénité pour vendre ? C’est cela le projet ? Que les professeurs soucieux et inquiets doivent être humiliés pour que le pouvoir ne perde pas la face ? Laquelle d’ailleurs ? Est-ce de cela dont il s’agit ? Ce que nous sommes nombreux à demander, c’est un moratoire. L’argument qui consiste à mettre systématiquement en avant la question des statuts nous a fait oublier une chose : on ne peut pas faire de l’école une dépendance du marché concurrentiel sans en payer le prix et il sera élevé.
- Il y a de cela quelques jours, je recevais un courriel d’un élève d’une de mes classes. En voici un extrait, je ne corrige ni le style ni la forme.
« J’aimerais exprimé mon REMERCIEMENT de nous avoir nous , élèves de Terminale 05ES , proposés des cours intéressants, agréables , avec une grande importance donnée à nos avis et nos pensées. Tout ceci est complété par l’empathie que vous avez fait ressentir à tout les élèves selon moi, y compris même les « je m’en foutiste » de la philosophie , car vous avez été un professeur proche de ses élèves et dont la réussite de vos p’tits fut primordiale pour votre part.
Je repense au tutorat proposé au début d’année , parfois regretté pour ma part , par exemple.
Vous m’avez permis pour ma part, d’engendrer une plus vaste culture, sachant que je m’intéressais déjà à pas mal de choses. Mais aussi un bien-être, un intérêt pour LA matière pas très appréciée de nombreux jeunes de terminale »
- Cette lettre touchante, sensible, est la raison de mon métier et de mon attachement à la fonction que j’exerce avec passion depuis 20 ans. Nous en recevons tous dans une carrière. Oui, vous avez le pouvoir disciplinaire dans les limites d’un Etat de droit mais que vaut ce pouvoir en face des millions de Selmi, c’est son prénom, que nous avons la charge d’instruire. En nous coupant la tête, en décourageant des vocations, en nous bâillonnant, c’est eux que vous condamnez aussi. Monsieur le ministre, on ne peut pas mettre la République en marche en détruisant le lien de confiance qui la lie à son école.