L’incendie pascalien
Gnôthi séauton
- « La cathédrale a été la réussite unitaire d’une société qu’il faut bien appeler primitive, enfoncée beaucoup plus loin que nous dans la misérable préhistoire de l’humanité. » Cette phrase, écrite il y a exactement soixante ans (Internationale situationniste, III, décembre 1959) a deux têtes. La première, stupidement progressiste, veut nous faire croire que nous avançons, que le regard rétrospectif sur l’histoire nous rend modernes, avant-gardistes, quelque chose de ce genre. Laissons de côté ces puérilités qui ne sont énoncées que pour satisfaire l’ego flottant. La seconde tête de la phrase est plus essentielle : « la réussite unitaire d’une société ». La construction séculaire d’une cathédrale comme Notre-Dame de Paris n’est pas simplement « un libre exercice de formes plastiques », ce à quoi se résume bien souvent l’urbanisme aujourd’hui : une production à la va-vite de structures désocialisées à haut coefficient de rentabilité immédiate. La cathédrale, ajoute le texte, a une « réalité psycho-fonctionnelle ». Elle est, à un moment de l’histoire, l’âme d’une société toute entière, le centre de gravité, politique, économique, spirituel d’un peuple. Sans cela, est-elle autre chose qu’un parc à thème ?
- En effet, à coups de milliards d’euros, de mécénat public-privé, d’appels aux dons, de décennies d’échafaudages et de kermesses médiatiques, la cathédrale Notre-Dame sera reconstruite. Mais que signifie aujourd’hui exactement ce mot, reconstruire ? De quelle réussite collective et unitaire sommes-nous encore capables ? Une speakerine parmi d’autres (il est inutile de surcharger sa mémoire d’éphémères patronymes) s’aventurait hier soir : « nous sommes des bâtisseurs de cathédrales ». De toute évidence, une flèche en cache une autre.
- Un détail lui échappe, ce nous n’existe plus. Ce nous unitaire dont parlent les situationnistes, réalité psycho-sociale d’une époque, a été savamment, avec quelques profits, remplacé par un je sans dimension, un je flottant auquel il arrive, par spasme, de se ressouvenir ému de son enracinement. Hormis quelques débiles incapables de ce peu, torche-culs d’un marché sans tête, rares sont ceux hier qui ne priaient pas pour que l’ensemble de l’édifice, partiellement dévasté, résiste aux flammes. J’utilise le mot prière pour nommer le sanglot de la créature impuissante et avec plus de discernement que les zombies dépolitisés ne le font pour le mot laïcard. Prière, ne signifie pas forcément prière à Dieu mais aussi recueillement de soi à soi. C’est ici que la philosophie, celle qui échappe par chance aux magazines de la prostitution publicitaire, a quelque chose à nous dire, au-delà des mots d’ordre et des éléments de langage.
- Notre époque, globalement négligente, la preuve encore hier soir, affectionne par dessus tout les étiquettes. Chacun est tenu de jouer son rôle, de répondre à la demande réelle ou fantasmatique, de coller à une image de soi. Dans cet atelier de gommettes, une question est pourtant rarement posée : qu’est-ce qui peut encore nous arracher à nous-même, nous sortir de l’isolement et du repli ? Ludwig Feuerbach, que l’on associe souvent sommairement à la critique de l’aliénation religieuse, a ce mot essentiel dans L’essence du christianisme : « la distinction entre l’humain et le divin n’est pas autre chose que la distinction entre l’individu et l’humanité. » En ce sens, comme le rappelle justement Henri de Lubac dans Le drame de l’humanisme athée, Feuerbach repousse le titre d’athée. « Le véritable athée, écrit Feuerbach, c’est celui pour qui les attributs de la divinité, tels que l’amour, la sagesse, la justice ne sont rien. » Le véritable athée est au fond un nominaliste qui casse les outils en jouissant de sa pose dans un onanisme intellectuel à la fois stérile et vain. Un fétichiste qui se dispense de concevoir le fond en jouant sur la forme, pensant liquider l’essence en refusant l’existence. Ces nominalistes courent les rues et les boutiques du savoir. Aujourd’hui, ils seront catholiques, demain philosophes, humanistes si le mot, dans trois jours, est plus porteur. Libertaires pourquoi pas, libéraux, admettons. Ils ne défendent rien mais ils se positionnent. Les symboles sont pour eux des chaises musicales.
- Faut-il abattre Dieu pour avoir foi en l’homme ? Feuerbach le pensait, il en faisait même le problème de l’homme, comme si des idéalités bouchaient le long chemin de l’émancipation. Sacrifier toute forme de transcendance pour parvenir à la conscience délivrée de l’humanité. Hier soir, c’est justement cette question que nous pouvions intimement nous poser en regardant brûler Notre-Dame, en espérant que tout ne s’effondre pas : où en sommes-nous de ce sacrifice, où en sommes-nous de nous-mêmes, quelle « réussite unitaire » pouvons-nous encore espérer ? Les plus grands maîtres de la critique critique, Feuerbach en fait assurément partie, ne pouvaient pas se figurer que tout cela conduirait au triomphe sans partage d’un nominalisme de pacotille, à ce marché débilitant, à ce tourisme sans âme dans les restes de « l’aliénation religieuse », cette supposée « préhistoire de l’humanité ».
- En référence au gnôthi séauton, ce précepte des Pères de l’Eglise, Ludwig Feuerbach portait une exigence dans sa critique, celle d’une inscription dans le monde. Il n’était pas un idolâtre de la contemplation vide de soi, de la jouissance idiote. Il pensait puissamment et conjointement la critique radicale des illusions de l’esprit et la conservation lucide des valeurs de l’homme. C’est justement cette ligne fragile, hautement philosophique, que nous ne parvenons plus à tenir lorsque nous plaquons des idéalités sans contenus sur une matérialité de plus en plus vulgaire. Un exemple, l’idée de Dieu en supplément d’âme d’une crétinerie démagogique consommée dans l’individualisation somnambulique des parcours scolaires.
- « Les attributs ont une signification propre, indépendante ; par leur valeur ils forcent l’homme à les reconnaître ; ils s’imposent à lui, ils se prouvent immédiatement à son intelligence comme vrais pour eux-mêmes. » Pascal ne dit pas autre chose que Feuerbach ici : la raison a besoin de se sentir humiliée pour ne pas divaguer. Qu’est-ce qui peut encore humilier cette raison fonctionnelle et son sentiment de toute puissance, qu’est-ce qui peut encore s’imposer à une intelligence qui fait de sa malice le tout de la vie de l’esprit ?
- L’incendie de Notre-Dame ne nous rapproche pas de l’idée de Dieu mais de nous-même, de ce que nous devenons, du souci que nous portons à ce devenir. A la fin d’Anarchie et christianisme (1988), un livre puissant, Jacques Ellul laisse la parole à un prêtre, Adrien Duchosal qui se dit catholique et anarchiste : « Finalement affirmer ou nier l’existence de Dieu est sans intérêt, ce qui compte c’est le goût que donne la vie. Elles sont vaines les discussions des philosophes et des théologiens cherchant à prouver qu’ils ont raison en s’imposant comme maîtres penseurs. » Nous n’avons plus que cela pourtant, des discoureurs, des faiseurs d’arguments, des prosélytes morbides et sans joie, des sceptiques mondains, des nominalistes dans l’air du temps, des matérialistes sans matière à penser. Le grand cirque des identités en péril dresse son chapiteau pour faire de tous ces bruits un spectacle de plus. Les donateurs suivront, à grands bruits, des dizaines de millions par ici, des centaines de millions par là, de quoi redorer le blason des plus gros faiseurs de fric de l’époque.
- La charpente de Notre-Dame, à jamais détruite, nous rappelle, encore fumante, qu’en dépit de tous les délires infinitistes, tout finit. Rien n’est immortel. A son terme, tout disparaît. Tout ne peut pas être simultanément. Il existe des contradictions essentielles et irréductibles. Tout ne peut pas être reconstruit, la rationalité technologique est aussi impuissante et finie que nous le sommes. C’est face à cela que nous pouvons nous situer en faisant taire par la critique sans reste le vacarme des mots creux démultipliés par les technologies de communication planétaire : « nous sommes des bâtisseurs de cathédrales » ? Redescends sur terre, irréelle gargouille, médite sur tout ceci. Ce pari vaut bien une messe.
Tiens, j’ai 44 ans.