Contre la culture vernis, l’école de la confiance et les Torquemada du vide
(Nicolas Copernic 1473 – 1543)
- Bernard Solange, dans La littérature religieuse, rappelle que dans la spiritualité indienne Upanishad signifie s’asseoir aux pieds de quelqu’un. Aux pieds de qui pouvons-nous encore nous asseoir ? Et une fois assis, qu’attendons-nous ? Un savoir hétéroclite, des moignons de culture ou les conditions, à partir de la transmission d’un savoir qui touche la réalité humaine et non quelques compétences techniques, d’une prise de conscience ? Non pas le vague sentiment de soi-même, de son vécu, mais une épreuve de soi, profonde, rendue possible par un enseignement qui ouvre l’esprit à sa difficile compréhension plutôt qu’elle ne l’aliène sur les pacotilles désarticulées utiles aux commerces du monde et aux profits de ses faux maîtres.
- Hier, à l’occasion d’un cours sur la raison et réel, je m’efforçais de faire connaître à des élèves de série littéraire (une série qui disparaîtra dans un an) les travaux et l’œuvre de Copernic, le De revolutionibus (1543, l’année de sa mort) en particulier. Lecture du curieux texte de Pétrius, l’éditeur, inséré dans le livre, une sorte de publicité pour l’ouvrage, quelques rappels de l’héritage de Copernic, l’Almageste de Ptolémée, les instruments d’observation au XVIe siècle, la représentation du ciel qui pouvait être la sienne sachant qu’il observait à l’œil nu. La présentation du triquetrum, une règle d’observation déjà décrite par Ptolémée dans l’Almageste, occasion pour l’élève de se figurer les transformations de perception du monde, d’imaginer les problèmes de mesure au XVIe siècle. Qu’est-ce que percevoir pour Copernic ? Non pas pour soi-même, directement, à partir d’une valorisation immédiate et superficielle du moi mais à travers les yeux d’un autre, un homme de sciences européen né à Thorn en 1473 et mort à Frauenburg l’année de publication de son chef d’œuvre, le De revolutionibus. Ce décentrement, aussi curieux que cela puisse paraître pour les communicants, reste un préalable essentiel à l’épreuve de la compréhension de soi-même, condition d’une autonomie intellectuelle et morale future.
- Un monde me préexiste, ici celui de Copernic, qui retint, par peur, la publication de ses travaux pendant trente-six ans. Un savant qui eut à imaginer un renversement révolutionnaire. Non pas la révolution factice d’un homme médiatique qui prend ces délires mégalomanes pour la réalité mais celle d’un scientifique qui compose avec un héritage, celui de Ptolémée. Une vie consacrée à la résolution d’un double problème d’observation. Comment expliquer le mouvement apparent des planètes dans le ciel, les anomalies d’observation comme la boucle de rétrogradation de mars ? Comment rendre raison de l’accélération et de la décélération des planètes dans le ciel ? Les questions affleurent : qu’est-ce qui pousse un homme à consacrer sa vie à de tels problèmes ? Expliquer pourquoi ce désir de connaissance n’est pas un problème technique ou scientifique mais une appréhension intime de l’univers qui nous entoure, une relation à soi-même tout autant. Le va-et-vient est constant entre la découverte de problèmes scientifiques objectifs et la réflexivité subjective de leur découverte par l’élève, un temps assis au pied de l’arbre de la connaissance qui n’est pas encore élagué par la culture vernis de l’école de la confiance et le grand oral bidon qui couronnera le tout. Donner à l’élève les moyens de se penser depuis le lointain, le mouvement des astres, Copernic, le De revolutionibus, l’héliocentrisme et la quête d’une vérité antinomique avec le relativisme idiot qui les enferme en eux-mêmes. Pour cela, il faut du temps.
- Les tables enfin, celles de Reinhold, Les tables pruténiques (1551). La science astronomique mise au service de l’astrologie, de la croyance. Connaître la position au jour le jour des planètes pour prendre des décisions politiques. Comprendre que la diffusion des idées de Copernic passe par la publication des éphémérides, que la science répond aussi aux exigences de son temps, qu’elle n’est pas coupée du monde. Là encore, la finalité du cours n’est pas d’agglomérer de la culture générale (une sottise étant entendu que la culture n’est pas et ne peut pas être générale) mais de former l’esprit à partir d’une distance, rendre possible un éloignement à partir d’une maîtrise que l’élève ne possède pas encore. Tout cela est-il utile pour trouver un job (le terme est désormais officiel aux plus hauts sommets de l’Etat) ? Sincèrement, je l’ignore. Au fond, ce n’est pas mon problème et cela ne peut pas être la première priorité de l’école. Le sourire de sympathie de l’élève à la lecture de l’annonce de Pétrius (« Ainsi donc lecteur, achète, lis et profite », en 1543), cette sensibilité de l’esprit qui participe, à travers les siècles, de la formation humaniste que l’on se targue sans contenu de promouvoir aujourd’hui depuis des agences de communication sont l’essence de mon métier. Ne pas choisir les oreilles qui recevront le cours, ne pas enrichir un marchand de pacotille indifférent aux contenus, faire valoir des compétences, une discipline acquise sur les bancs de cette même école de la République, dans ce qu’il reste des amphithéâtres du savoir, transmettre cette exigence à de jeunes esprits très souvent reconnaissants.
- Voilà mon métier et je compte bien le défendre contre les Torquemada du vide. Que chaque professeur apprenne à se respecter, à respecter son savoir, sa maîtrise, qu’il continue de désirer savoir et transmettre, qu’il reste fidèle aux années de sa formation, voilà ce qui sauvera l’école d’un naufrage déjà bien amorcé. Oui, je méprise les petits sbires prétentieux et sans idées qui, dans des cabinets à brasser du vent, prennent des décisions contraires à ce que je crois être juste pour la formation des esprits dont j’ai aussi la charge. Je les méprise car demain je n’aurai plus le temps de faire ce cours à mes élèves de terminale littéraire, coincé entre des antiennes incohérentes (HLP) et le grand oral bidon de fin d’année. Je les méprise, ces petits hommes de rien, ces sans talents, car ils me méprisent, ils nous méprisent en décidant sans concertation aucune de ce que doit être notre métier, de ce que nous sommes, de ce que nous devons être. Je les méprise enfin, et c’est certainement la raison la plus profonde que je puise avancer, car ils méprisent ceux qui s’assoient aux pieds de quelqu’un quand ce quelqu’un n’a rien à vendre, pire, qu’il remet en question leur conformisme bêlant. Pour cela, ils sont toujours prêts à mentir. Les Torquemada du vide veulent la mort de la maîtrise car cette maîtrise les menace. Ils préférèrent de loin des petits agents mal formés qui se mépriseront eux-mêmes, c’est d’ailleurs cela qu’ils nomment aujourd’hui l’école de la confiance, une école dans laquelle le professeur, pour ne plus avoir confiance en un savoir relégué à des tableaux de croix, ne se respecte plus. Ils nous portent des coups ? Nous allons leur répondre. Le peuple éduqué sera juge. Mais qui veut encore de ce juge là ? Certainement pas eux.