Le retour des saintes reliques
« La France n’en finit pas de faire surgir le vocabulaire philosophique qui nourrit ses académies non pas ex nihilo mais ex Cartesio. Et c’est lui faire une grave offense de lui rappeler que Descartes n’ignorait rien de la scolastique ni de son mode d’emploi. «
Louis-Sala Molins, La loi, de quel droit ?, 1977
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- La dernière mouture du programme de philosophie, quarante-deux ans plus loin, en est encore la preuve : l’enseignement de la philosophie en France ne s’est toujours pas défait de ce fonds de culture théologique qu’il relustre régulièrement. Non pas pour le repenser comme un défi à l’ordre du diabolos, ce qui règne sur le monde divisé (diabolein) mais pour se relégitimer face aux briseurs d’idoles, aux mécréants. Métaphysique, idée de Dieu, nous voilà repartis pour un tour. Ajoutez à cela l’effacement du sujet, de sa conscience et vous remontez les siècles par-dessus Freud, Marx et Nietzsche, ces méchants hérétiques.
- Derrière les armatures conceptuelles, c’est une position défensive qui est réaffirmée. La dimension critique et anarchisante de l’esprit a toujours été l’ennemi des clergés, sous le glaive ou sous la mitre. Quelles que soient les époques, la fonction du clergé marque son attachement viscéral à la loi du garrot qu’il sert autour du coup des esprits libres. Un clergé « progressiste » peut soutenir la scolastique à partir du moment où son ambition est de corriger durement les mauvais marcheurs. Il n’est pas surprenant de voir aujourd’hui les apologues du progressisme sans tête s’allier objectivement à des têtes cimentées dans un état de la pensée régressif.
- Entendons-nous. Je ne parle pas ici d’absence de foi ou d’incroyance. A travers les siècles, les exemples fourmillent d’individus qui cultivèrent en eux-mêmes un tropisme de l’absolu. La foi du charbonnier est autrement moins nocive à l’homme du commun que la scolastique d’un clergé qui dicte les canons de la vraie foi pour légitimer les institutions qui le servent et faire taire les consciences qui le contestent. Sous prétexte que la dictée d’en-haut aurait perdu de sa force dans la bouillie postmoderne, au lieu de renforcer l’esprit critique, le clergé sans idées mais bien en place réactive les vieilles marottes de la philosophie scolastique ex Cartesio.
- Si l’on ajoute à cela l’exploitation ad nauseam de l’incendie de Notre-Dame, les divagations devant le parvis de la fille du chocolatier qui entend les voix de la pierre, la communion de la maire de Paris, grande éclaireuse de Tour Eiffel, devant les saintes reliques, tous à genoux. Et en point d’orgue, le terrorisme mondialisé le jour de Pâques pour rappeler aux aveugles à quel point nous avons besoin d’une grande communion nationale, des poutres calcinées au nouveau programme de philosophie des classes terminales en passant par la liturgie du télé-évangéliste de pacotille.
- La France est conviée à redécouvrir les vertus de la messe. Sans le latin, aujourd’hui en option. Une redécouverte qui accueillera tous les offices, musulmans, juifs, chrétiens, à condition que cela ne contrarie pas trop la loi du divin marché. Les exigences de l’esprit qui cogite, dans un tel vacarme, seront de peu de foi. Inaudibles. Si elles ont, en outre, le malheur de ne pas s’exprimer dans le style de la cour, elles recevront les pires anathèmes. Combien de députés, de causeurs, de faiseurs de mots, pour exprimer leur courroux face à un mouvement social qui rechigne à baisser la tête devant ce divin fond de sauce ? Un mouvement réellement populaire, rappelle un des chanoines, aurait respecté une trêve après le grand incendie.
La trêve des confesseurs ne reçoit pas un plus grand succès que celle des confiseurs.
- Ce climat n’a pourtant rien de mystique, aucune volonté spirituelle de défier l’existant n’est en vue. Rien qui ne soit en mesure de contrarier sérieusement les différents registres de la soumission. Nous sommes dans l’ordre bien connu de l’intimidation adossée à la loi et à l’admonestation. Les moins impressionnables, ceux qui préfèrent juger qu’ânonner, ni évêques ni commissaires, sont déjà des traitres à la nation, des suppôts du diable, une sorte de vermine qui grouille en meutes sous le beau parquet de la République en marche. Comment osez-vous encore critiquer l’introduction de la métaphysique, de l’idée de Dieu dans un tel contexte ? L’Europe doit se défendre contre ces hordes barbares. Rien de tel pour cela que de lire dans les signes cachés et compter les grenouilles qui tombent du ciel.
- Les temps, vous l’avez compris, sont peu propices à la critique. L’ont-ils déjà été ? Rien d’évident. L’eau bénite, les viandes sacrées et les calottes protectrices n’ont jamais rendu un homme plus fin qu’il ne l’était. Le contraire s’est déjà vu. Après tout, que chacun bricole son espoir de salut. Ce qui est par contre beaucoup plus inquiétant, c’est de voir ces bricolages s’imposer aux domaines de l’homme comme de nouvelles évidences. De constater le recul inquiétant de l’esprit de satire, de l’irrévérence qui libère et de la critique qui n’entend pas jouer le jeu de ces nouvelles liturgies. Quel rapport entre un mouvement social et politique et l’incendie d’une charpente en bois ? Aucun. La femme d’un président de la République délire face caméra sur les voix d’une cathédrale devant de jeunes communiants journalistes aussi sérieux que des cierges de Pâques et nous devrions faire silence pour restaurer l’unité nationale ?
- Nous vivons une phase de régression politique portée par un vaste mouvement historique de recul de l’intelligence collective. Ce mouvement a des causes profondes et multiples, le renoncement au libre exercice du jugement me paraît être l’une d’entre elles. Le nouveau clergé part du principe que l’intelligence collective n’est pas une condition nécessaire de la vie politique, qu’il suffit de dire démocratie et République à la télévision pour réaliser les conditions d’un ordre juste, l’idée de Dieu (peu importe lequel d’ailleurs) parachevant l’édifice acritique. Tout comme il n’y a pas de divin sans la foi vivante des hommes, il n’y a pas non plus de République sans la formation d’un jugement politique. La réalité de ce jugement a des conditions historiques d’apparition. Ces conditions sont en train d’être modifiées durablement sous la pression d’un libre-marché qui s’accommode mieux du marchandage des saintes reliques que de la liberté humaine.