La déséducation nationale : entre la rage et l’abattement

La déséducation nationale : entre la rage et l’abattement.

(Bourse du travail, 19 mars 2019, journée de grève)

  • Hier soir, après une importante manifestation à Bordeaux portée par les enseignants du primaire (253 écoles fermées en Gironde), une réunion était organisée à la Bourse du travail. Entrés par une porte latérale rue Jean Barguet (salle 305, un numéro de téléphone sur une feuille A4 scotchée sur la porte « si porte fermée »), nous nous sommes retrouvés dans une immense salle déserte. Après avoir déambulé quelques minutes, nous finîmes par trouver le bon escalier. Nous étions trois à cet instant précis. Certainement pas celui qui donnait accès au grand amphi cadenassé (photo ci-dessus) mais un escalier latéral. Quelques sacs de ciments étaient posés au sol, des tracts, quatre chaises dépareillées. Le temps d’une déambulation esthétique et mélancolique dans un lieu relégué aux journées du patrimoine et aux conciliabules. Alors que plusieurs milliers d’enseignants venaient d’arpenter Bordeaux, nous nous retrouvions, une petite vingtaine, pour essayer de donner sens à cette journée de grève.

 

  • Une petite vingtaine oui. Des représentations de l’école primaire, du collège, du lycée. Ce qui devrait être un débat public, ouvert aux citoyens, très au-delà des professions de l’éducation, prend ainsi la forme d’un tour de table au troisième étage d’une bourse du travail déserte. La disproportion entre le nombre de manifestants l’après-midi et le petit groupe réuni à 18h est à l’image de ce qu’est devenu le débat public quand il n’est pas enrégimenté par les faiseurs de spectacle. Autrement plus porteur pour les egos bouffis de vociférer sur un plateau que de prendre la mesure exacte de ce que nous vivons in situ lorsqu’il s’agit de donner une forme à une contestation politique qui a pourtant tout du salut public.

 

  • La question est tenace : comment nous faire entendre ? La grève ? S’il s’agit de battre le pavé en prenant bien soin de n’en jeter aucun avant de reprendre le lendemain comme si rien ne s’était passé, il est légitime de douter de son efficacité. Mettre 20/20 jusqu’à la fin de l’année ? Comment assumer cette position jusqu’au bout sans pénaliser les élèves, créer des formes d’injustice en contradiction avec les valeurs de la République auxquelles les professeurs sont autrement plus attachés que les merdeux communicants, les poulbots du vide et les marchands de bouillie qui prennent des décisions dont ils n’auront jamais à subir directement les effets. Démissionner de la fonction de professeur principal ? Pour quels effets politiques ? Objectivement, l’écrasante majorité des enseignants du primaire, du collège, du secondaire ont l’intime conviction et les preuves certaines d’être pris pour des demeurés par un gouvernement qui n’a qu’un seul objectif : économique. Derrière cet objectif, un vaste mouvement historique qui consiste à privatiser le marché éducatif, ce que veulent les lobbyistes de l’Union européenne. Les dossiers sont connus, disponibles à qui veut se donner la peine : cours à distance, logiciels de formation, plateformes de contenus, coaching etc.

 

  • La question est simple et doit être simplement posée : avons-nous les moyens de lutter contre la privatisation du « marché éducatif » ? J’ai des doutes. Pas plus que nous avons les moyens d’imposer une critique sérieuse et instruite à des hommes capables d’affirmer sans ciller que la suppression des directeurs et directrices d’école augmentera leur rôle ou que la fin des mathématiques dans le tronc commun renforcera l’enseignement des mathématiques. En face d’individus qui n’ont que faire de la réalité, de la vérité, qui vous vendent de la merde en la présentant comme une épice rare et fine, les conditions de la lutte politique sont faussées. C’est ainsi qu’une majorité d’instituteurs, de professeurs, d’universitaires (ceux qui ont encore un reste de dignité) finit par baisser les bras. A quoi bon ? A quoi bon se réunir dans une salle du patrimoine pour faire des constats aussi désespérants ? A quoi bon perdre une journée de salaire pour s’entendre dire par des laquais médiatiques que les professeurs prennent « le public en otage ».

 

  • Alors oui, nous oscillons entre la rage et l’abattement. La rage qui donne encore la force de se battre pour un idéal d’instruction dévoyé, la rage en face de ceux qui se croient plus malins que les autres, les cyniques du nouveau monde, les crétins aussi, tous ceux qui confondent leur petite malice avec les intérêts supérieurs d’une nation. L’abattement de se dire que la bourse du travail sera bientôt une galerie marchande, une énième succursale à fripes, dans trois mois, dans trois ans. Peu importe, c’est le sens de la grande marche en avant. L’abattement quand on constate que l’intérêt général ne vaut pas la peine de bouger son cul mou de démocrate, à 18h, l’heure de l’happy hour.

 

  • Le policier avec qui j’ai discuté longuement vendredi soir alors que le ministre de l’éducation nationale derrière la porte venait animer une causerie sur le climat a sûrement raison : notre génération va fermer la boutique avec l’assentiment de sa frange la plus adaptée. Les Enthoven and co, les Van Reeth et consort, les Couturier bis et les Barbier stériles (un panel, j’en ai bien d’autres) qui font les beaux sur les planches du grand théâtre de la vanité. Que tout disparaisse les amis, que l’éducation nationale devienne l’Acadomia publique côté en bourse (pas celle du travail) quand les intellectuels font tapis en écoutant comme des oies pleines les directives du poulbot en toc. Mais n’oubliez pas une chose mais bons amis : la caste des préservés ne pourra pas vivre sur la lune ou sur mars. Ce que vous n’avez pas fait aujourd’hui pour défendre ce qui peut l’être encore fera partie de l’addition à payer par vos enfants demain.