Les professeurs de la génération Jospin ne sont pas gilets jaunes
- Une génération de professeurs politisés est aujourd’hui à la retraite. Formée dans les années soixante et soixante-dix aux pensées du soupçon, dans une forme d’irrévérence institutionnelle qui s’éteint, cette génération laisse derrière elle un immense vide. Ce vide, celui de ma génération (l’âge moyen dans l’éducation nationale est de 44 ans), est celui d’un pragmatisme désabusé, d’une adaptation résignée qui cherche individuellement les moyens de tirer son épingle d’un jeu qui laisse croire aux plus rusés qu’ils s’en sortiront toujours. Tous se feront tondre à la sortie mais l’espoir d’être plus malin que les autres est le nouvel opium du peuple.
- Tiraillée entre une idéologie égalitariste et la conscience vécue d’un effondrement, cette génération oscille entre la petite morale et le désenchantement cynique. Principal acteur de son déclassement social et économique, parce que politique, elle est composée, pour une large part, des bons élèves de la massification scolaire des années 80. Une génération d’enseignants passés par les IUFM, ces usines à casser le génie disciplinaire, apparues en 1990 justement. Finie l’excellence du fond, bonjour la mise en forme. Le rapprochement des professeurs du primaire, du collège, du secondaire a accompagné l’unification du système scolaire, le collège unique et la massification de l’accès au baccalauréat, devenu une sorte de brevet bis. L’objectif ubuesque (aujourd’hui largement réalisé au prix de toutes les malversations intellectuelles) de 80 % de bacheliers supposait une orientation nouvelle, celle de l’accompagnement plutôt que de la formation intellectuelle. La dévalorisation des filières techniques, la promotion ridicule car économiquement absurde des filières générales, se sont accompagnées d’une idéologie culturelle inclusive. Le gros ventre mou scolaire devait être capable de tout digérer, de tout avaler et de tout tamponner en bout de chaîne.
- Cette nouvelle fonction sociale sera le facteur déterminant de la génération Jospin. Un mélange assez indigeste de social et de culturel qui substitua progressivement l’accompagnement à l’exigence. La mission des professeurs changea profondément. Il ne s’agissait plus essentiellement d’instruire des esprits mais d’accompagner la logique de massification scolaire. Cette dévalorisation symbolique du statut des professeurs (le terme « formateur » mis en avant dans les IUFM est exemplaire de cette tendance) modifia profondément la conscience politique que ces hommes et femmes devaient avoir d’eux-mêmes. Ils n’étaient plus des maîtres (en avaient-ils encore les moyens d’ailleurs ?) en rupture avec la médiocrité ambiante, des passeurs exigeants, mais les accompagnateurs du grand lissage de masse. Principaux agents du consensus social, ils étaient désormais sommés d’accompagner le mouvement général, de le « border » (vocabulaire imbécile issu des « sciences » de l’éducation). Toute forme de clivage, de conflictualité, de critique radicale devait être exclue. L’exigence devenait, dans un renversement indiscutable, une valeur réactionnaire. Inclusion de l’autre, anti-racisme, accueil du différent, ces mots d’ordre, présentés comme émancipateurs, ont toujours eu pour fonction de réaliser fonctionnellement la grande unification de masse, quitte à substituer aux contenus d’enseignement des niaiseries.
- Incapables de contester l’impitoyable lessivage en cours, les professeurs de la génération Jospin furent les principaux acteurs de leur déclassement, les agents actifs de leurs humiliations. Incapables de remettre en question la massification sous couvert d’idéologie égalitariste, privés des moyens politiques d’une critique contraire à leurs nouvelles missions inclusives, cornaqués par des syndicats aussi mous qu’eux, ils devinrent cette masse de bonne conscience que nous connaissons aujourd’hui. Les moins dépressifs trouvent en dehors de leurs fameuses « missions pédagogiques », loin de cette école de la dixième chance, de quoi tenir encore debout.
- C’est ici que le lien doit être fait avec la révolte des gilets jaunes. Affronter, se battre politiquement, prendre des risques, défier une autorité qui les infantilise depuis des décennies, autant de réactions saines devenues incongrues pour une majorité de ces zombies à échelons. Plutôt faire jouer, pour sauver sa fausse bonne conscience, les vieux réflexes de la gauche vaguement morale (cela fait longtemps qu’une certaine « morale de gauche » accompagne le sauve qui peut individualiste dépolitisé) en qualifiant de loin ce mouvement de réactionnaire, de fasciste, d’extrémiste, de brun-rouge etc. – un mouvement qui rappelle à ces professeurs à quel point ils ont déserté, par lâcheté et conformisme, l’espace politique.
- Macronisée malgré elle, la génération Jospin se trouve tiraillée entre son déclassement social et économique et son incapacité structurelle à se penser politiquement dans une conflictualité réelle. On n’accompagne pas pendant des décennies le gros lombric égalitariste de la masse médiocre avec zèle et dévotion sans en payer le prix en terme d’affaiblissement de la volonté de combat. Les gilets jaunes sont pour ces hommes et femmes un mauvais rêve qui les place dans une situation intenable. Ne pas prêter l’oreille à ce qui se passe en France aujourd’hui dans la rue revient à signer l’acte de capitulation définitive. Après tout, qu’ils fassent docilement ce qu’on leur demande puisqu’ils n’ont plus la force de se battre contre. Ils méritent certainement de n’être plus que les VRP de leurs enseignements pour sauver leurs salaires effrités en flattant la pâte scolaire loin des « extrêmes ». C’est aussi pour cette raison qu’ils ne mettront pas un gilet jaune.