Jean Jaurès contre l’oligarchie financière

Jean Jaurès contre l’oligarchie financière

Les citations de Jean Jaurès sont extraites d’un article de la Dépêche du Midi, daté du 27 juin 1892, intitulé « Crédit démocratique ».

  • Pour Jean Jaurès, la question de la Banque (une majuscule dans ses articles pour désigner la banque de France) était « la plus grande question économique et sociale (…) posée devant la démocratie française. » Pour cela, écrit-il, « il faut arracher l’industrie et le commerce, surtout la moyenne et petite industrie, le moyen et le petit commerce aux banquiers. » Ce qui est en jeu, à travers le taux d’escompte, n’est autre que le prix de l’argent. « Le tribut énorme prélevé sur les affaires », ce qui correspond aujourd’hui à des transferts massifs de capitaux mobiles vers des capitalisations qui ne soutiennent pas l’économie réelle, contrairement à l’idéologie servie pour promouvoir le CICE, est un « obstacle formidable au développement des transactions et du travail. » Les plus puissants actionnaires des banques, à la fin du XIXe siècle comme aujourd’hui, sont des banquiers qui n’ont aucun intérêt à ce que la Banque appartienne à la nation. Ainsi, ajoute Jean Jaurès, « nous sommes dans cette situation intolérable, que la Banque, dite Banque de France, qui devrait affranchir le travail national de l’onéreuse tutelle des banquiers, appartient, non à le France, mais aux banquiers. »

 

  • Afin de se débarrasser de cette tutelle (nécessaire pour escompter les papiers émis), Jean Jaurès envisageait d’instituer, auprès de chaque succursale de la Banque de France, un conseil d’escompte élu au suffrage universel et composé de commerçants et d’industriels ressortissant à cette succursale. Un conseil régional en quelque sorte. Dans l’intérêt des commerçants, le conseil aurait intérêt à émettre des crédits tout en veillant à s’auto-limiter. Un système d’assurance permettrait de couvrir les pertes. Il serait réparti au prorata des affaires avec la banque de ces commerçants et industriels élus. Pour autant, cette prudence ne devait pas empêcher d’émettre des crédits afin de ne pas grever l’économie. Quel meilleur système qu’un dispositif électif d’auto-contrôle qui verrait s’effondrer le privilège des banquiers tout en abaissant le coût de l’argent? Dispositif renforcé par la possibilité qu’aura la Banque de France de recevoir des dépôts, de développer son émission de billets et de prêter à un taux bas. La vraie opposition politique, le combat le plus essentiel pour la démocratie française, n’est absolument pas, pour Jean Jaurès, entre les libéraux économiques et les collectivistes égalitaristes mais entre ceux qui entretiennent ce qu’il appelle « le privilège bancaire » et ceux qui veulent rendre la Banque à la nation.

 

  • La question est simple et simplement posée : « Comment obtenir qu’une Banque, appartenant à des banquiers, à des financiers, entre en lutte sérieusement, sincèrement, contre les banquiers et les financiers ! » Pour que la démocratie puisse se servir de « ce merveilleux instrument d’émancipation et d’action qui s’appelle la Banque », il faut qu’elle soit « souveraine maîtresse et qu’elle n’introduise pas dans la maison même, avec des clauses en apparence, rigoureuses, une oligarchie financière hostile. » 

 

« Je crois que l’on sera réduit à ce dilemme : ou bien laisser la Banque aux actionnaires, aux conditions actuelles, et renouveler purement et simplement le privilège, comme le proposent, en somme, la commission et le gouvernement ; ou bien, faire décidément de la Banque une banque d’Etat. »

 

  • Voilà ce qui a toujours été inacceptable pour l’oligarchie financière, voilà aussi ce qui rend vains les bavardages de ces minables éditorialistes, ces perruches aux ordres, qui ne soulèvent jamais le fond du problème : la soumission d’une nation à un pouvoir financier anti-démocratique. Ainsi fait, « la nation aura une puissance financière énorme : et elle pourra racheter tous les privilèges qui pèsent à l’heure actuelle sur le travail. » Les mêmes qui mettent en avant la supposée spoliation d’un système dit « socialiste » le font sans jamais remettre en question le pouvoir de l’oligarchie financière et la main mise des banques privées. Ce qui est en jeu reste la mobilité des capitaux au service de l’intérêt de la petite et moyenne industrie. « C’est dans le crédit national et démocratique, qu’est la solution tranquille du problème social. » 

 

  • Ce n’est pas le socialisme de Jaurès qui précipite aujourd’hui la France et bientôt l’Europe toute entière dans un chaos social qui ne pourra que s’aggraver mais cette « deuxième droite » qu’a très bien dépeint Jean-Pierre Garnier et dont Emmanuel Macron est le dernier surgeon. Une façon de gouverner qui engraisse l’oligarchie financière en dépossédant la France de sa souveraineté bancaire avant de faire payer l’addition au peuple par un odieux chantage à la dette insolvable. Le tout servi par une armée de traîtres à la démocratie, aujourd’hui au pouvoir, entourés de députés godillots dépolitisés et bien souvent abrutis à la communication d’ambiance. Le comble de l’obscénité est atteint quand ces fossoyeurs de la nation se présentent, flash-ball et grenades aux poings, comme les derniers remparts de la démocratie contre les « extrêmes », mieux comme les héritiers des Lumières contre « les foules haineuses ». Assurément, Jean Jaurès en faisait partie, lui qui voulait la paix et qui en est mort.

 

  • « Ce sont ces puissants théoriciens idéalistes (Louis Blanc, Proudhon), si dédaignés par une génération impuissante ou corrompue, qui seront les guides de la République de demain : c’est leur pensée réveillée qui nous sauvera à la fois de l’injustice et de la violence. » Jean Jaurès est aux antipodes de ce libéralisme libertaire taillé pour les petits hommes que nous devenons, libres dans la mesure, note très justement Maurizio Lazzarato, où ils assument « le mode de vie (consommation, emploi, dépenses sociales, impôts etc.) compatible avec le remboursement. » (1) Les divertissements sociétaux ont pour principale fonction de recouvrir le vide abyssal du politique quand il s’agit de questionner notre rapport à la Banque.

 

  • La haute bourgeoisie industrielle et commerciale a toujours raillé « les grands socialistes de 1848 ! » Ce n’est pas nouveau. Mais son triomphe idéologique en un siècle et demi aura été de réussir à incorporer dans ses rangs des hommes et des femmes sur lesquels elle se paie et prospère grassement tout en leur faisant la leçon. Que ce rapport de force s’inverse et le spectre du populisme est aussitôt brandi, de l’extrémisme et bientôt, n’en doutons pas, du fascisme. C’est aussi pour cette raison que l’oligarchie financière porte le fascisme comme la nuée l’orage. Elle préférera toujours la guerre à la paix des nations, le marché commun, ce qu’elle appelle dans sa fausse langue « l’Europe démocratique », à la République qui peut seule nous sauver de l’injustice et de la violence.

 

  • Il s’agit bien là d’une révolution, celle qui prend le mal à la racine. « Le crédit est excellent pour la démocratie », conclut Jean Jaurès, à condition que cette excellence soit au main de la souveraineté, instrument essentiel de la République. Il s’agit donc de réunir les forces de la nation contre un pouvoir fait pour démembrer la souveraineté, pour promouvoir à outrance les droits anti-sociaux, dans la terminologie de Joseph Proudhon, et faire payer au prix fort les droits sociaux. Ces forces doivent être féroces car le pouvoir qu’elles affrontent est sans pitié. Il a pour lui l’évidence du siècle. Du degré de politisation des citoyens dépendra la force et l’issue de cette révolution. La République a aussi cette mission historique : faire sortir les hommes de l’optimisme ignorant et de l’égoïsme béat. C’est pour cette raison que son école est aussi attaquée.

 

« Ces forces auront raison des prétentions insolentes de l’oligarchie financière, servies, dans les chambres de commerce, par l’optimisme ignorant et l’égoïsme béat de l’oligarchie bourgeoise. »

(1) Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, Essai sur la condition néolibérale, Editions Amsterdam, 2011, p. 28.