Les yeux crevés de la démocratie

Les yeux crevés de la démocratie

Allori Alessandro (1535-1607)

  • Quel niveau de violence, quelle quantité de mutilations sommes-nous prêts à accepter pour faire passer la démocratie entre les extrêmes ? Cette question me paraît être la seule vraiment sérieuse en la circonstance. Il se trouve qu’il s’agit là d’une assez vieille question, celle du sacrifice en régime avancé de positivité rationnelle. Une main, un œil, une vie écrasée ici ou là, tout cela pèse peu dans la balance quantitative. Ne sommes-nous pas des millions à vouloir la démocratie ? A vouloir vivre en paix ? A vouloir nous en sortir ? A vouloir éviter le naufrage ?

 

  • Souvenez-vous d’Ulysse dans l’Odyssée, lui aussi doit faire ses petits calculs. Il est prévenu et avisé, mis au parfum sur l’île d’Aiaie par la terrible Circé. D’un côté Charybde qui trois fois par jour engloutit tout ce qui vogue dans son parage. La mort pour tous si la malchance est au rendez-vous. De l’autre, Scylla, monstre à six cous et autant de gueules dévorantes. Mieux vaut, c’est le sens du calcul, la mort de quelques camarades et la vie sauve que de risquer la perte totale du navire et la mort de tous. Ulysse ne peut ni maîtriser, ni combattre, ni vaincre des puissances inexorables qui étaient là avant les hommes, des puissances qui lui survivront. Il doit s’adapter ou risquer de tout perdre en un instant. Continuer le voyage suppose le renoncement à l’héroïsme et une transformation de la raison en son contraire, ce qu’Adorno et Horkheimer nommeront La dialectique de la raison. Plutôt quelques yeux éclatés que laisser le navire dériver en perdant le contrôle et la raison du gouvernail. Quelques mains déchiquetées pour « poursuivre le rêve des Lumières parce qu’il est menacé » (1). Cette marche forcée vers « le nouveau monde » doit sacrifier dans les faits ce qu’elle magnifie dans les paroles. Le pacte est scellé.

 

  • Six morts depuis la première manifestation en gilets jaunes. Six, c’est aussi le nombre des compagnons d’Ulysse qui finiront dans les gueules béantes de Scylla. Horkheimer et Adorno parlent à ce sujet d’un contrat pétrifié, d’une déchéance du mythe dans la raison juridique. Fin de l’héroïsme et début des petits calculs bourgeois. Le contrat passé entre le monstre et Ulysse a son juste prix : quelques vies humaines pour se sauver. L’accord est explicitement morbide, il n’y a pas à le rappeler. Il est tacite et nous sommes aujourd’hui parfaitement informés. Les yeux crevés, les mains déchiquetées ne sont que notes en bas de pages et paraphes de circonstance. Inutile d’en parler, tout cela va de soi. « Demain, ce ne seront pas mes yeux », se disent les Ulysse calculateurs de nos beaux régimes politiques, « ni ceux de nos enfants, plus malins que les autres ». Il suffit pour cela de les fermer sur la nature de la répression, son essence, et de signer le contrat démocratique pétrifié contre les extrêmes sans trop s’attarder sur les notes et les astérisques. Ulysse, a voté.

 

  • Tout est clair désormais, le contrat est limpide, les yeux sont décillés. La violence répressive, « Cuba sans le soleil » annonçait le malin de sa grande bouche. Nous savons où nous en sommes. Il faut sauver la production, le marché, les achats de Noël et les capitaines entrepreneurs du naufrage. Les mutilations individuelles, les humiliations collectives ne sont que des péripéties sans valeur quand la valeur non marchande est devenue un obstacle pour le marché des biens et des services. Le capitaine d’industrie sait cela. Le vaisseau doit passer, peu importe les pertes, il y en a toujours.  Restez lucides. Elles sont sans objets, marginales dans le contrat pétrifié des forces naturelles et de la survie de l’espèce. Nous n’avons d’ailleurs plus les mots pour les nommer : restructuration, plan de compétitivité, réaménagement. Les gueules de Scylla crachent le sang des hommes mais rivalisent avec les sirènes par leurs doux chants. Le capitaine s’en sort toujours au prix d’une immense résignation. Il finit par épouser la logique de la force brute pour s’en sortir quel que soit son projet. Il connaît tout cela sur le bout de la langue et ne se fait aucun espoir sur le nombre d’yeux à crever encore au prochain passage et au suivant.

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(1) Emmanuel Macron, 19 avril 2017, meeting, Nantes