La critique dans La Théorie critique
(conférence, MSHA, 12 décembre 2018)
« La valeur d’une pensée se mesure aux distances qu’elle prend avec la continuité de ce qui est déjà connu. »
Adorno, Minima Moralia, § 50
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- La Théorie critique née en Allemagne en 1923. La création d’un institut de recherche en sciences sociales répondait au besoin de s’affranchir de l’académisme universitaire afin de fonder une philosophie sociale qui se confronte aux réalités empiriques, qui étudie le comportement des individus, leurs pratiques quotidiennes en tenant compte des apports de la psychanalyse et de la sociologie scientifique naissante. Le projet ambitieux déplut à la chancellerie hitlérienne arrivée au pouvoir au début de l’année 1933. Deux mois après, un de ses membres fondateurs, Max Horkheimer, est révoqué et l’institut dissout. Très vite, les intellectuels de cette Ecole de Francfort devront prendre le chemin de l’exil pour échapper aux purges nazies.
- Max Horkheimer expliquera, à la fin de sa vie, que la Théorie critique était partie d’une conviction : la raison des Lumières, de laquelle les philosophes du XVIIIe siècle attendaient émancipation de l’homme et progrès des sociétés, s’est trouvée fondamentalement pervertie, instrumentalisée par les intérêts de la classe au pouvoir. En se mettant au service d’intérêts purement économiques et techniciens, la raison avait fini par perdre les idéaux qui la portaient au siècle des Lumières, à se dévoyer en une rationalité exclusivement stratégique et tactique.
Les moyens inédits de la raison technicienne et calculatoire phagocytaient progressivement toutes les finalités pensables de l’homme.
- Max Horkheimer et son ami Théodor Adorno faisaient alors le constat que cette rationalité instrumentale en marche forcée était responsable d’une nouvelle forme d’irrationalité dans nos sociétés modernes : aliénation des travailleurs, exclusion et marginalisation d’une partie de la société, misère économique des inadaptés, vide spirituel croissant, violences réelles et symboliques. La logique désastreuse de ce dévoiement de la raison était d’autant plus difficile à critiquer qu’elle s’appuyait sur des arguments toujours plus rationnels.
- L’espoir initial de la Théorie critique était donc de faire jouer la raison contre elle-même, la raison raisonnable, portée par des valeurs spirituelles, contre la raison rationnelle, tournée vers l’efficacité instrumentale, pour représente la distinction de Stanley Rosen, 1969, Le nihilisme. La théorie critique est donc, comme le note Jean-René Ladmiral, « à la fois une « station » de l’histoire de la philosophie allemande contemporaine et une étape de la pensée sociologique. » Il s’agissait de se ranger sous la bannière de la « Théorie critique de la société. » Un triptyque se forma alors, philosophie, sociologie et esthétique. L’idée qui opère au centre de ce triptyque n’est autre que la critique dans sa relation au politique. C’est ce qu’affirme Théodor Adorno dans un texte décisif intitulé « Kritik » en 1969 et republié dans les Gesammelte Schriften, Kulturkritik und Gesellschaft en 1977. La définition de la critique est rattachée explicitement à la démocratie :
« La critique est essentielle à toute démocratie. Ce n’est pas seulement que la démocratie exige la liberté de critiquer, qu’elle a besoin d’impulsions critiques : elle se définit purement et simplement par la critique. » Mais cette impulsion, ajoute-t-il, rencontre en Allemagne une forme d’hostilité qu’il associe à une défiance envers les intellectuels toujours suspects de vouloir défaire le pouvoir et l’unité du pays, de n’être, selon le mot en français de Hegel, que des « raisonneurs », c’est-à-dire des diviseurs d’unité. « La critique se trouve ainsi départementalisée, poursuit Adorno. […] Des gens institutionnellement liés à l’ordre établi hésiteront, en général, à le critiquer. Plus encore que les conflits administratifs, ils redoutent d’affronter l’opinion de leurs pairs. » C’est ainsi que la distinction entre critique responsable et critique irresponsable « neutralise par avance toute critique ». Il conclue : « En refusant implicitement le droit de critiquer à ceux qui n’occupent pas une position reconnue, on fait dépendre ce droit du privilège de l’éducation et surtout d’un parcours professionnel jalonné d’examens, au lieu de juger la critique sur son contenu de vérité. »
- Mais comment juger la critique sur le contenu de vérité son avoir une théorie positive de la vérité, tout du moins en sortant de la pensée négative pour investir une autre dimension de la pensée, celle qui fut retenue par les membres fondateurs de l’école de Francfort, à savoir une théorie. S’agit de faire entrer la critique dans la théorie de la société ou bien de modifier la théorie de la société par la critique ? Quel rapport ces deux idées entretiennent l’une l’autre. La théorie critique n’est-elle qu’une théorie de la critique ou une pensée critique qui se prétend aussi une théorie ?
- Théodor Adorno termine son article Kritik par un paradoxe puissant, il relève la structure anti-critique de la conscience collective qui préfère classer l’intellectuel critique dans le rôle de l’éternel insatisfait plutôt que de voir en lui l’expression d’une potentialité que cette conscience collective se refuse à elle-même. Autrement dit, on oublie trop souvent que la conscience collective fait spontanément confiance à la théorie (qui change de forme en fonction des périodes historiques) plus qu’à la critique. Ce qui semble renverser tous les rapports : « le droit de libre critique est accordé unilatéralement à ceux qui refusent l’esprit critique inhérent à la société démocratique. »
Pour Adorno, le rapport de soumission à l’autorité peut largement prendre le pas sur l’esprit critique sans lequel il ne saurait y avoir de démocratie véritable.
- T. Adorno et M. Horkheimer ont parfaitement conscience que la Théorie critique n’est pas une manière de suivre la structure anti-critique de la conscience collective en faisant de la critique mais en mieux, c’est-à-dire d’auréoler la critique d’une légitimité théorique qui la placerait désormais hors de toutes controverses. Cette tentation marquera certainement une deuxième génération de philosophes (J. Habermas fait son retour à l’université de Francfort en 1983) qui correspond à un changement de signe dans le rapport entre la théorie et la critique. La critique dans la Théorie critique ne sera plus, dès lors, le pivot déterminant. Nous assistons à une sorte de devenir théorique de la critique là où la première école de Francfort faisait de la critique le tout de la Théorie critique. Aurions-nous une critique avant même toute théorie, une sorte de « philosophème » puissant mais jamais clairement défini dans la première école de Francfort qui deviendra par la suite une théorisation de la critique au risque de pervertir fondamentale l’origine et le sens profond de la Théorie critique née en Allemagne en 1923 ? Il va s’en dire que derrière cette question, c’est toute la relation de la critique au politique qui est engagée et avec elle la nature des démocraties dans lesquelles nous vivons.
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- En 1937, Max Horkheimer définit ainsi la théorie : « un ensemble de propositions concernant un domaine de connaissance déterminé, et dont la cohérence est assurée par le fait que de quelques-unes sont déduites logiquement toutes les autres. »1 Plus le nombre de principes est réduit et plus les propositions déduites sont proches du réel plus la théorie est valide. Celle-ci ne reste pourtant qu’une hypothèse. Horkheimer reprend Poincaré dans La science et l’hypothèse : « Tel est donc le rôle de la physique mathématique ; elle doit guider la généralisation de façon à augmenter… le rendement de la science. » Les sciences de l’homme et de la société s’efforcent de suivre les sciences de la nature sur ce point. Pour autant, il existe une différence entre ces deux domaines. La Théorie critique rejette la définition formaliste de l’activité intellectuelle. Pour Horkheimer, « Il n’existe pas de théorie de la société qui n’implique – y compris celle des sociologues « généralisants » – des intérêts politiques, et dont la valeur de vérité pourrait être jugée dans une attitude de réflexion prétendument neutre et non pas dans un effort de pensée et d’action en retour, intégré précisément dans une activité historique concrète. »
- La théorie critique est en cela le nom de l’intelligence politique plutôt que le résultat d’une pensée isolée « qui plane au-dessus de la vie sociale. » Et de conclure : « La Théorie critique n’est ni enracinée dans la communauté nationale comme la propagande totalitaire, ni libre de toute attache comme l’intelligentsia d’orientation libérale. » De ce point de vue, entre des idéologies nationalistes infra-critiques et une consommation de culturelle dépolitisée et soi-disant post-critique, nous retrouvons aujourd’hui les conditions historiques du problème posé par Max Horkheimer.
- Il existe, pour Horkheimer, dans ce texte important une conception traditionnelle de la théorie. Celle-ci « est tirée par abstraction de l’activité scientifique, telle qu’elle s’accomplit à un niveau déterminé, dans le cadre de la division du travail. » 2 La théorie traditionnelle est moins déterminée par ces contenus que par son mode de production pratique. Pour lui, le savant de ce qu’il nomme « l’ère bourgeoise du savoir » se pense comme cause première du savoir. Certaines caractéristiques du travail du savant, sur le modèle des sciences de la nature, sont isolées des caractéristiques essentielles de la vie sociale. La pensée s’érige alors en « souveraineté créatrice de la pensée ». Toute mise en correspondance de ce travail d’abstraction avec des éléments concrets de la vie sociale et individuelle est dès lors perçue comme une déchéance de la théorie, une perte de dignité théorique.
- Cette conception de la théorie, pour Horkheimer, fait partie de la praxis sociale. La société étant divisée en groupes aux intérêts pratiques divergents, le travail théorique n’échappe pas à cette division. Bien au contraire, il peut être un puissant facteur d’élimination des contradictions réelles qui traversent les sociétés. Ces contradictions, voilà toute la force de l’analyse de Max Horkheimer en 1937, ne sont pas théoriques ou établies par une théorie. Elles irriguent les pratiques des individus, eux-mêmes striés de contradictions évacuées justement au nom de l’abstraction théorique. Il va de soi que cette évacuation n’obéit pas à des exigences théoriques mais à des intérêts sociaux.
Ne pas prendre de risques intellectuels dans un cadre institutionnel reste un motif puissant de neutralisation de la critique dans le champ théorique.
- Dans sa leçon inaugurale à l’Université de Francfort en 19653, J. Habermas soutient que la théorie traditionnelle est prisonnière de l’Etre en soi, qu’elle reste donc contemplative. Une première différence avec les analyses de Horkheimer et Adorno pour lesquels il s’agit plutôt, pour reprendre la distinction de Jean-René Ladmiral, « d’une fallacieuse dichotomie entre le sujet (théorique) et l’objet (social) ». Cette fallacieuse dichotomie est à l’origine de la pensée par spécialisation qui se refuse à risquer des jugements de valeur, avec pour conséquence, ce que Max Horkheimer nomme « une imperturbable volonté d’asepsie » et qui mène « à la dichotomie de la connaissance et des positions pratiques ». La théorie traditionnelle servant aussi à neutraliser l’espace des jugements de valeur en maîtrisant de façon dissuasive les intrusions critiques impures. S’en suit une charge qui résonne aujourd’hui parfaitement à nos oreilles :
« Pour la pensée des spécialistes les jugements de valeur relèvent soit de la poésie nationaliste, soit du Volksgericht (1936 à 1945, tribunal d’exception institué par le nazisme pour juger les « traîtres » à la nation), mais en tout cas pas de l’instance intellectuelle, de la pensée. La théorie critique, elle, dont le but est le bonheur de tous les individus, ne peut, au contraire des hommes de science au service de l’État autoritaire, s’accommoder de la perpétuation de la misère. La contemplation de la Raison par elle-même, qui représentait pour la philosophie ancienne le degré suprême de la félicité, est devenue pour la pensée moderne l’idée matérialiste d’une société libre qui se détermine elle-même ; de l’idéalisme il y reste que les possibilités de l’homme ne se bornent pas à se fondre dans l’ordre établi et à accumuler puissance et profit. »4
- La référence, dans cette citation décisive, pour comprendre les deux théories au « bonheur de tous les individus » peut prêter à sourire. Cette intrusion soudaine du non-abstrait dans la théorie, ce moment impur de la décision théorique, semble portée par un cœur simple plutôt que par un esprit éclairé aux données du réel. Ce point est essentiel. Contrairement à cette philosophie des Lumières dévoyée, la Théorie critique part du bas vers le haut. En somme, la critique est possible car nous avons le sentiment de ce qui est « bien » ou « mal ». Ce sentiment est avant tout l’expression d’une souffrance, une blessure de l’âme qu’aucune thérapie théorique traditionnelle ne peut guérir. La critique dans la Théorie critique, pour Horkheimer et Adorno, commence par une blessure, non par une idée. Reste à savoir si cette blessure est vécue par tous. N’est-elle pas une forme élitiste de sensibilité, le pathos singulier d’une sensibilité « exacte » ? Peut-on assurer cette exactitude aux yeux des autres ? Peut-on la traduire dans un langage commun ?
- Voilà, pour Peter Sloterdijk, dans Critique de la raison cynique (1983), le « point chatouilleux » de la Théorie critique, sa force irréductible et une faiblesse qui ne l’est pas moins. Cette critique « se nourrit par une répugnance pour le virus cadavérique de la normalité dans un pays de tête dures et d’âmes cuirassées. Il ne faut pas vouloir convaincre certains adversaires (…) là où la capacité de raison ne se fonde pas sur une auto-réflexion sensible, aucune argumentation, aussi solide qu’elle soit, de la théorie de la communication, ne la fera venir. »5
- Cette auto-réflexion sensible est justement le point de séparation le plus profond entre la Théorie traditionnelle et la Théorie critique. Il faut bien comprendre, et Théodor Adorno le rappelle parfaitement dans son article de 1969 que cette auto-réflexion sensible est contraire à la demande de positivité constructive que l’on adresse très souvent aux théories sociales. « Ceux qui parlent le plus de positivité, sont ceux qui sont d’accord avec la violence destructrice. » Car cette positivité se fait toujours contre l’auto-réflexion sensible, elle l’étouffe. L’obsession d’une positivité susceptible d’être mise immédiatement en pratique est reprise, pour Adorno, par ceux qui croient s’opposer le plus radicalement aux oppressions sociales qu’ils dénoncent.
- Ainsi, lorsque Max Horkheimer, parle de la « société selon la raison », il ajoute que celle-ci n’a plus guère « d’existence que dans l’imagination ». Nous voyons ce qui, dès 1937 caractérise cette exigence et qui s’écarte radicalement des théories positives de la société : la nature du négatif. Ainsi la Théorie critique érige la critique en instance normative ultime, au risque de soumettre la théorie à sa négativité sans reste. Cette instance, et ce sera le point de rupture de la deuxième école de Francfort, court le risque de ne plus avoir de rapport qu’à elle-même, jusqu’à critiquer radicalement ses propres présupposés. Paradoxalement, la négativité critique peut rejoindre la théorie pure qu’elle prétendait contester. Comme l’écrit Adorno dans Minima moralia, « il n’y a plus de mesure pour la mesure de toutes choses. » Mais comment préserver la Théorie critique dans ces conditions ? Ne s’agit-il pas d’un mouvement de dissolution au terme duquel la critique finit par se dévorer elle-même ? Tel est le changement de signe du rapport entre critique et théorie formulé par J. Habermas au milieu des années 80.
- Un texte est ici particulièrement éclairant sur ce changement de signe, celui consacré à Adorno et Horkheimer dans Le discours philosophique de la modernité, 1985. « L’embarras de Horkheimer et d’Adorno est le même que celui qu’avait connu Nietzsche ; en effet, s’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une ultime démystification et s’ils souhaitent poursuivre le travail critique, ils sont obligés, pour expliquer la corruption de tous les critères rationnels, d’en préserver un qui reste intact. »
- Pour Habermas, Adorno et Horkheimer refusent de régler la contradiction performative d’une critique qui surenchérit sur elle-même par une théorie. Cette tentative serrait pour eux, explique Habermas, condamnée à « déraper vers l’infondable ». Par conséquent,« ils renoncent à la théorie et pratiquent ad hoc la négation déterminée». Une théorie de cette négation déterminée ne peut être, c’est l’enseignement de La dialectique de la raison, qu’une « décadence positiviste ». Autrement dit, pour éviter la déchéance de la raison, dévoyée dans son contraire, la raison instrumentale, il fallait se livrer et entretenir un scepticisme effréné vis-à-vis de la raison. C’est justement ce scepticisme que ne partage pas J. Habermas quand il écrit : « Horkheimer et Adorno perçoivent la modernité culturelle à partir d’un horizon d’expérience analogue, avec la même sensibilité exacerbée, à travers la même optique rétrécie qui les rend insensibles aux traces et aux formes existantes d’une rationalité communicationnelle. » L’introduction de cette forme de rationalité a toutes les apparences d’un sauvetage, celui de la théorie au détriment de la critique radicale. Autrement dit, la raison dite « communicationnelle » se présente comme une issue permettant de douter théoriquement des raisons de douter de la raison. Cette nouveauté conceptuelle marque le basculement de la deuxième Ecole de Francfort, de la critique dans la Théorie critique à la théorie de la Théorie critique. Ces raffinements conceptuels ne sont pas anecdotiques car ils auront des conséquences philosophiques et politiques considérables.
- La thèse d’Habermas, discutable au regard de la première Ecole de Francfort, est de rechercher « les bases normatives d’une théorie critique de la société à une profondeur telle qu’elle aurait échappé à la dislocation de la culture bourgeoise qu’a connue l’Allemagne de l’époque, au vu et au su de tout le monde. » Sont explicitées ici les raisons de cette raison communicationnelle qui devrait se présenter comme une issue théorique aux apories de la radicalité critique de la première école de Francfort. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Jurgen Habermas pense que la critique radicale de l’idéologie qui ne met pas en avant ses bases normatives fait le jeu d’une dislocation favorable aux pensées anti-universalistes et anti-démocratiques. Elle revient à une forme d’ontologie régressive, à un projet puriste qui se rend incapable de médiatisation donc socialement destructrice. Ce qui est donc en question, implicitement, reste la question des normes communes à partir desquelles ont peu libéralement et rationnellement s’entendre. Pourtant, un des slogans de la première école de Francfort était : nicht mitmachen ! – que l’on peut traduire par refuser de jouer le jeu.
La question du rapport entre théorie et critique se ramène donc à une question fort simple : qui joue le jeu ? qui marche dans la combine ? qui en est ?
- Est-ce la négativité critique qui, en renforçant l’isolement d’une critique devenue esthète, délaisse les procédures de médiatisation, sape les conditions d’une entente commune, empêche que nous concevions des normes collectives acceptables ? Est-ce la théorie d’une raison devenue communicationnelle qui accepte le cadre libéral néo-conservateur comme garant des idées universalistes et démocratiques quitte à désamorcer toute dangerosité critique qu’elle ne pourrait pas intégrer dans ses procédures pragmatiques et dissuasives ?
- Derrière la question du rapport entre théorie et critique se joue aussi bien la question du contrôle social de la pensée que la nature des pressions exercée par la société dans son ensemble sur le travail de réflexion en général. Le cas d’Habermas est en cela exemplaire. Sa conception de la nature de la théorie sociale a changé, moins sous l’impulsion d’une nécessité conceptuelle que sous les transformations de cette même société. En 1968, il affirmait concernant la théorie : « Il faut que la philosophie retourne contre l’illusion de la théorie pure en son sein les critiques qu’elle adresse à l’objectivisme des sciences ; c’est à cette seule condition, à partir de cette dépendance qu’elle aura reconnue, qu’elle pourra retrouver le poids qu’elle revendique vainement en tant que philosophie – philosophie qui n’est qu’en apparence sans préjugés. »6 Seule la dimension critique peut donner à la théorie un poids. Hélas, la théorie communicationnelle, au vue de l’histoire récente, apparaît plus comme un dispositif théorique anti-critique que comme une façon de redonner du poids à la philosophie.
- « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – , n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. »7 Problématique en effet de penser que la violence commence par une « perturbation dans la communication » quand la communication mondialisée s’impose comme une violence aux mains de ceux qui en tirent les plus grands profits. Problématique de croire qu’en corrigeant la « défiance réciproque incontrôlée qui conduit à la rupture de communication » on n’augmente pas aussi le niveau de contrôle qui la favorise. Problématique enfin d’imaginer que le « capital-confiance » qu’il invoque ne soit pas la forme par excellence du capital aujourd’hui. Cette théorie de la raison communicationnelle se voit rattrapée par cette rationnelle instrumentale fort peut émancipatrice. C’est justement cette culture critique dans la théorie qu’Adorno n’a eu de cesse de convoquer et que nous retrouvons aujourd’hui.
« La société accède à la critique en accédant à la majorité, qui est la condition de toute démocratie. Etre majeur, c’est parler pour soi-même, parce qu’on a d’abord pensé pour soi-même et qu’on ne se contente pas de répéter ce qu’on a entendu. »
Adorno, Kritik.
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