La critique en gilets jaunes

La critique en gilets jaunes

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Lettre ouverte à la classe intellectuelle  médiatique française

Des \"gilets jaunes\", le 1er décembre 2018 devant l\'Arc de triomphe, à Paris.

« Ce mot de finance est un mot d’esclave. »
J.J. Rousseau, Du contrat social (1762)

 

  • Au-delà du cas Macron, ce qui est en train de se jouer en France c’est le procès d’une fabrication de l’opinion dont nous avons aujourd’hui toute la théorie, le procès de la classe intellectuelle médiatique française. Nous connaissons les procédés de dépolitisation, nous en sommes depuis des années les témoins scrupuleux et attentifs, aussi bien du côté des producteurs que du côté des consommateurs. Cette dépolitisation va de pair avec un effondrement de ce que la tradition a pu nommer « pensée critique », une volonté de défier l’existant, de contester les fausses évidences, les avachissements spirituels d’un marché acéphale répondant à la loi de l’offre et de l’offre quand la demande n’est plus qu’une dépendance de l’offre elle-même. Un marché qui marginalise tout ce qui ne va pas dans son sens, tout ce qui n’est pas intégrable dans une forme de spectacle qui a pour fonction ultime de rendre inoffensive toute critique située, réelle et radicale de ce même marché. Des faux penseurs, des faux intellectuels, des faux philosophes ont déserté les formations académiques ayant compris que les institutions ne pouvaient pas répondre aux exigences de leur carriérisme mondain, aux exigences de leur petit narcissisme de classe.

 

  • Contrairement à ce que pensent certains essayistes, le peuple à gilets jaunes n’est pas narcisse. Il subit l’implacable loi du marché, c’est très différent. Son narcissisme est relativisé par ses conditions réelles d’existence et de production. Il est situé, il ne flotte pas d’un plateau télé au suivant, d’un colloque à un autre, d’une conférence de salon à un brunch culturel. Cela fait des décennies que ceux qui prennent sa défense sont accusés par les faux nez du marché de faire dans le populisme, la démagogie, pire de donner des armes théoriques « aux extrêmes ». Tout ce qui vient de la rhétorique y retourne.

Mais quand un peuple transforme la critique de cette rhétorique en action, les masques tombent et chacun doit se déterminer, enfin.

 

  • En 1983 (une année bien connue en France), le philosophe Allemand Peter Sloterdijk publiait la Critique de la raison cynique. En 2017, il faisait la leçon aux français en expliquant que ceux qui critiquaient Emmanuel Macron étaient des enfants rois, que la mondialisation nécessitait du sérieux économique, des « gallo-ricains » pour reprendre une des formules publicitaires de Régis Debray qui n’écrit plus qu’en haïkus avec la complaisance de certaines maisons d’édition devenues des officines mercantiles à valider. Son scepticisme poseur et inoffensif, paraît-il, plait beaucoup.

 

  • Peter Sloterdijk, avant de rejoindre le grand mouvement de liquidation intellectuelle (nous sommes aujourd’hui, il faut bien le dire, au fond du trou) notait ceci : « En effet, dans un monde éclaté en une multitude de perspectives, les « grands regards » sur le tout sont portés plutôt par des cœurs simples, non par des hommes éclairés, éduqués par les données du réel. Il n’y a pas d’Aufklärung sans la destruction de la pensée confinée  dans un point de vue, et la dissolution des morales perspectivo-conventionnelles ; psychologiquement cela s’accompagne d’une dispersion du moi ; littéralement et philosophiquement, du déclin de la critique. » (1)

 

  • Le déclin de la critique a accompagné le déclin du politique. L’une n’étant pas possible sans l’autre. C’est ainsi que nous avons vu apparaître un nouveau profil d’homme dont Emmanuel Macron est en France une sorte d’idéal type. Non plus des cœurs simples, mus par des valeurs exigeantes et authentiquement vécues, mais des stratèges de ce vide, un vide effrayant laissé par le déclin aussi soudain que global de la critique et du politique. Ces hommes, ces faquins, se revendiquent pourtant de l’Aufklärung, des Lumières, mais celles-ci n’ont plus rien à voir avec les Lumières du XVIIIe siècle qui, elles-mêmes, n’étaient déjà pas dénuées d’ombres. A côté des discours tantôt mécaniques, tantôt sirupeux de ces nouveaux pantins du grand marché horizontal qui donne un prix à toutes les valeurs, Jean-Jacques Rousseau fait office de cœur simple et ses larges vues seront jugées bien naïves par les demi-habiles face au bas calculs des nouveaux cyniques de la modernité tardive.

 

  • Emmanuel Macron aura été le président des malins, d’une arnaque d’autant plus acceptable qu’elle trouva de puissants échos chez des esprits médiocres qui se contentent d’en être, de briller dans le grand barnum des séductions culturelles. Les soutiens que cet homme surfait a pu trouver dans le fameux « monde de la culture » sont en cela exemplaires d’une grande débâcle. Combien de lecteurs de Rousseau pour combien de malins ? Combien de jugements sensibles pour combien de jugements méprisants envers une population qui ne maîtrise pas les ruses sociales et culturelles de la domination de l’homme, cette fameuse règle du jeu  ?

« La règle du jeu« 

  • Les gilets jaunes, que le spectacle expose aujourd’hui comme des singes de foire sur ses plateaux télévisés de l’entre-soi, représentent un élément offensif concret contre la classe intellectuelle médiatique française. Ils ne sortent pas d’un livre de Théodor Adorno ou de Simone Weil. Ils ne liront jamais La critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk. Ils  sont indifférents aux narcissismes des petites différences de la gauche « radicale » française. Ils se moquent comme d’une guigne de savoir si leur critique fait « le jeu des extrêmes ». Ils n’ont que faire des fines arguties sur les données du réel qui, en fin de compte, leur pourrissent concrètement la vie quotidienne. Ils sont dans la rue, ils gueulent et lèvent le drapeau français.

 

Toutes les réductions sont prêtes, de RTL à France culture, d’Europe 1 au Monde, tout est là pour transformer la colère en idéologie, pour anéantir la contestation, l’aplatir sur cette mélasse sans âme qui tient lieu aujourd’hui de non-pensée à la française. La conspiration du silence fera le reste.

 

  • Il est clair que l’allier objectif de cette mélasse dominante sera demain la violence désarticulée de quelques abrutis eux-mêmes produits par l’indifférence au peuple que charrie cette non-pensée politique. Voilà bien le dernier argument de cette classe intellectuelle médiatique française, son dernier refuge : l’instrumentalisation de la peur et par la peur. Au fond, cette classe n’a jamais cessé d’être hobbienne, y compris quand elle anime des petites causeries culturelles sur Rousseau. Elle ne croit pas en l’homme, elle est cyniquement naturaliste, positiviste et faitaliste. C’est la classe des salauds de Sartre, des acteurs de mauvaise foi, des tricheurs, des malins, des caméléons. La conspiration des sans-talents. Oui, cette classe peut avoir peur de son déclassement et elle le sait, c’est là toute la fine fleur de sa malice. Elle connaît aussi l’entendue de sa médiocrité et de sa soumission aux puissants. Elle a la mauvaise conscience de sa servilité. Au fond, les agents de cette classe ne s’aiment pas, ils se reniflent. Ce désamour fondamental explique ses logiques de défense envers l’incontrôlable.

 

  • « L’industrie culturelle est modelée sur la régression mimétique, sur la manipulation d’impulsions mimétiques refoulées. Pour ce faire sa méthode consiste à anticiper l’imitation des spectateurs par eux-mêmes et à faire apparaître  l’approbation qu’elle veut susciter comme déjà existante. » (2) Quand elle ne parvient plus à créer des stimulations non existantes, quand elle échoue à dresser les hommes aux réactions qu’elle anticipe, cette industrie culturelle met à jour sa vraie nature : la répression. Concrète, en taisant les violences insensées et iniques d’un pouvoir aux abois ; symbolique, en jouant de tous les chantages, de toutes les humiliations. La caste intellectuelle médiatique française est l’enfant de cette industrie culturelle que décrivait parfaitement le génial Adorno (lui mérite le titre) après guerre. Elle se défendra demain. Hélas pour elle, elle trouvera sur sa route à péages une critique en gilets jaunes, une forme de critique, critique de leur critique, qui n’attend rien de leurs mauvaises sucreries.

La convergence d’intellectuels que l’on n’achète pas avec la colère d’un peuple qui demande des comptes aux marchands du temple sera fatale. Pour qui ? L’histoire est un long procès.

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(1) Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Suhrkamp Verlagn Francfort-sur-Main, 1983.

(2) Théodor Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, 1951, § 129.