L’épreuve universelle de philosophie
- On se souviendra du « philosophe président » (1) comme celui qui aura transformé l’enseignement de la philosophie en classe terminale en une baudruche universelle. Celui qui a fait de son passage universitaire en philosophie une carte de visite mondaine auprès des plus insignifiants courtisans est aussi celui qui la videra demain de son sens. Cohérence du programme et logique du vide.
- L’annonce est pourtant alléchante. Une « épreuve universelle de philosophie » viendra clore, fin juin 2021, le parcours des élèves bacheliers. Rappelons qu’à cette date tout sera déjà joué depuis bien longtemps en terme de dossiers et de sélections via la plateforme kafkaïenne « Parcours sup ». La note attribuée début juillet dans une indifférence générale, plutôt qu’universelle, n’aura strictement aucune valeur. La préparation de cette épreuve universelle, dans des lycées à moitié vide, sera crépusculaire. Prémisse à la future disparition d’un travail devenu anachronique tant ses exigences légitimes sont aujourd’hui, à l’heure des « portefeuilles de compétences », totalement hors sujet.
- Ce qui était, il y a peu, une discipline avec ses objets de pensée, sa démarche propre et sa rigueur intellectuelle singulière, se retrouvera demain dans une spécialité « humanités, lettres, philosophie » (2) qui pourra prendre après demain le titre émérite de Culture Gé. Cette fusion annoncée n’a rien de surprenante. Il suffit de faire un rapide tour d’horizon de ce qui se présente comme « philosophie » dans la presse et « philosophes, écrivains » dans les médias pour comprendre que le travail de dilution est déjà bien avancé. Il était donc temps de passer à la mise en bière sous la punchline débile mais hautement signifiante : « épreuve universelle de philosophie. »
- L’épuration dans les manuels de philosophie aura pris vingt ans. (3) Quelques années suffiront pour liquider les restes. Les représentants officiels de l’Etat affichent pourtant une solidarité sans faille avec la discipline : un « enseignement fondamental », « essentiel », « formateur de la citoyenneté », « universel » etc. Gargarismes et bains de bouche. La curaille publiciste est au balcon de dame République. Elle glougloute de l’universel, se pâme d’humanisme. Entendez-là gémir. L’épreuve de philosophie ne suffisait pas à répondre à la grandeur de sa mission éducative. Il fallait donc la rendre universelle. S’il s’agissait de dire que les bacheliers devront passer cette épreuve en juin, c’est déjà le cas. L’adjectif universel a donc une autre fonction, celle de transformer l’épreuve et l’enseignement de la discipline qui lui est attachée. A une épreuve universelle correspondra un bachelier universel, un sujet universel et un correcteur universel. La grande synthèse, la fusion ultime, l’essence de la bouillie en somme. Français, histoire, sciences économiques et sociales, humanités, qui n’aura pas l’ambition universelle de former universellement à l’universel ?
- Hommes et femmes de bonnes volontés, diplômés d’une licence STAPS, vacataires à Acadomia, chômeurs étudiants en fin de droits, titulaires d’un CAPEP, d’une maîtrise en droit, du BAFA ou du permis de conduire. Bienvenue à tous. L’épreuve universelle de philosophie est là pour vous. Participez, corrigez. Philosophique, cette épreuve, en bonne logique, ne serait plus universelle. Des attendus en histoire ? Non point, ce n’est pas le savoir historique qui doit être évalué. Un talent littéraire ? Vous n’y pensez pas, l’universel est une forme, il n’est pas un style. L’épreuve universelle fera le tour de tout, synthèse ultime et inutile (d’autant plus magnifique qu’elle ne servira strictement à rien), brevet de citoyenneté, honneur de la République, label citoyen du monde et démocratie.
- L’enseignement de la philosophie au lycée en crèvera. Mais pas d’une belle mort, disciplinaire, déterminée face à l’ennemi, tragique et noble. La mort d’un duel contre le worldisme, un duel perdu d’avance. Elle crèvera de son universalisation vide aux mains de politiques toujours plus faux, de cette reconnaissance de façade qui n’est que l’alibi de son épuration intellectuelle. Une sale mort. La philosophie comme forme et enveloppe, packaging républicain, pochette vide, crèvera de l’oubli d’elle-même, de ses combats, sous l’œil bienveillant des salauds démocrates. Aux états généraux de l’universel, les disciplines ne seront pas invitées. De quel droit revendiquer une spécificité de matière et de contenu quand le grand flux des « compétences fléchées » et des « items de formation » sera le seul juge de paix. L’épreuve universelle de philosophie, épreuve orwellienne par excellence.
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(1) Pour une exégèse de cette idiotie médiatique, idiotie tamponnée par une armada de causeurs « philosophes, écrivains », je renvoie à la première première partie du livre Le Néant et le politique (Ed. L’Echappée, 2017).
(2) Où l’on apprend sans trembler que les humanités sont « une spécialité » parmi d’autres. On me dira (j’ai pour habitude de prendre le « on » sur moi) qu’il ne faut pas baisser les bras, que l’enseignement de la philosophie aura sa place dans cette bouillie culturaliste, qu’il faudra jouer des coudes. C’est entendu. A condition de flatter les clients pour remplir les classes, de promouvoir son « option » ou sa « spécialité » contre les autres. De mettre en avant sa petite différence. Epicerie et démagogie au rendez-vous du savoir vendre.
(3) Voir La fable acritique des manuels de philosophie sur ce site.