La grenouille qui voulait fuir les bœufs

La grenouille qui voulait fuir les bœufs

(Gustave Doré, Entre ciel et terre, 1862)

« L’existence et le monde ne sont justifiables qu’en tant que phénomènes esthétiques. »

F. Nietzsche

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  • J’ai pourtant l’impression, sûrement illusoire, d’avoir pas mal barbouillé. Quoi peindre de plus ? Reste-t-il des zones de naufrage à restaurer, des crevasses à peinturlurer d’urgence ? Quelles « critiques » vais-je bien pouvoir tricoter encore ? Le vol improbable de ce batracien humanisé résume assez bien la situation. Que peut-il espérer, lui qui contemple le spectacle entre ciel et terre ? Poursuivre l’ascension ou chuter ? Se faire gober par la cigogne ou s’éclater au sol, piétiné par la foule euphorique ? Peut-on encore habiter le monde, comme le réclamait Giono, non pas en touriste mais en homme ? Non pas en démocrate, vieux beau bavard bêlant, mais en grenouille aérienne branlante ?

 

  • Elle me plait cette grenouille. Son regard étonnant suspendu dans les airs, son équilibre instable, sa fin imminente, tout en elle ravive ce que l’homme peut-être lorsqu’il refuse la pesanteur du temps. Suspendue à des nœuds de papillons, mal à l’aise dans sa posture, elle subit  la poussée de l’air, cherchant avec ses membres à sauver les apparences d’une dignité en délicatesse. Elle semble nager alors qu’elle flotte, elle semble voler alors qu’elle barbotte dans l’air. Elle peine à correspondre à sa nature. La question « que vois-tu ? » prend ici tout son sens. Une grenouille ou un homme ? Et en bas ? Des hommes ou des grenouilles ?

 

  • Qu’est-ce que la critique sans imaginaire ? Un tweet de trop, une chronique inutile, un débat sans objet, un pet de moustique disait Aristophane. Il suffit de parcourir le champ de la « critique » pour mesurer l’étendue du désastre. Une horizontalité grise (qui n’a pas sa critique blafarde de la société de consommation ?), une contestation braillarde de très grande surface, un horizon d’ennui. Communication en réseaux, rampante, notifications clonées, alertes tautologiques et actu de bagnats cognitifs. La critique du spectacle est un spectacle. Peut être le plus sordide de tous. Regardez-les en bas, ces techniciens de la critique, ces experts de la contestation, ces disputeurs de bouts de plateaux télé, ces champions du vacarme, philosophes, le titre est aujourd’hui de droit. Admirez-le coassement des grenouilles. Le premier sur l’identité perdue, le second sur l’école qui s’effondre, le troisième sur la démocratie qui va mal, le quatrième, anti-speciste (à tes souhaits) sur l’absence de différence entre l’homme et la grenouille.  Le cinquième sur la baisse du panier rentrée. Le quatrième est le plus honnête.

 

  • Fuyez ! Accrochez-vous au premier attelage, soufflez dans vos voiles, gonflez vos ailes. Prenez un peu de hauteur. N’oubliez pas forcément Hugo : « Comme on fait son rêve, on fait sa vie ». Comme on fait son dirigeable, on fuit la leur. Votre situation, entre ciel et terre, n’est pas des plus confortables, j’en conviens bien. Les déboires critiques d’une grenouille attachée par la patte valent mieux que mille tribunes et que cent mille micros. Fuyez la surabondance, le gavage, l’écholalie des ventriloques. Regardez-les en contrebas lancer leurs derniers cerfs-volants. Aucune crainte. Ils ne viendront pas vous chercher. Trop gras, trop lourds, trop faibles. Des bœufs qui coassent. La pesanteur du spectacle les colle au sol. Regardez la tête d’Alain Duhamel, la peau qui tombe sous ses yeux confirme mieux que la pomme le génie de Newton. Lui ou un autre, la loi universelle s’applique à tous. C’est ce qui fait sûrement le charme de ce tableau critique que je ne peux pas laisser en si bon chemin sous peine de retomber pesamment au sol avec les miens.