Le (nouveau) Média blabla
- Je le répète, au risque de la redondance (1), tout ce qui ne passe pas par un travail critique, au sens noble du mot, un travail de discernement intellectuel sans complaisance, est à jeter. Nous sommes ici dans l’ordre de la parodie qui s’ignore, de la mise en scène « pomo » (pour postmoderne), de la pride, toujours elle, individualisée, bref de la désormais célèbre bouillie. Cette même bouillie qui a fait Macron cherche à le défaire dans une inefficience politique radicale. La bouillie est réversible, c’est un quasi axiome. Comme l’anneau de Möbius, la bouillie ne possède qu’une seule face. Les pomogressistes sont dans le coup (avec les marchistes) et œuvrent pour une société meilleure « de ouf ». « Un média progressiste c’est tout ce qu’on vient de dire, notre but, l’idée c’est de faire progresser le monde, jusqu’à peut-être le changer, carrément, carrément non, on est des ouf. » Qui prend encore au sérieux, jusqu’à les recopier avec soin, ces borborygmes pomos ? Qui a l’idée d’en faire une critique, de peser leur valeur politique quand il suffit d’en être pour être du bon côté ? Seuls les bricoleurs de la pensée sont encore capables d’une critique « première » pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage.
- Une critique sauvage ? Lisons ici Lévi-Strauss et comprenons finement notre situation intellectuelle inédite dont certains de nos prédécesseurs ont eu l’intuition – une situation plus familière aux sociétés premières étudiées par l’ethnologue qu’aux grandes constructions philosophiques de l’idéalisme allemand. Le bricolage, associé par Lévi-Strauss à « la réflexion mythique, peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. » (2) Le bricoleur critique, à la différence de l’ingénieur du concept qui ne cesse de hiérarchiser ce qui est digne d’être pensé et ce qui ne l’est pas, ne subordonne pas les objets de pensée les uns aux autres. Dans son sens ancien, rappelle Lévi-Strauss, le bricolage évoque « le sens incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. » Face à l’obstacle justement, le bricoleur s’arrange avec « les moyens du bord ». Contrairement au théoricien critique qui a déjà une structure intellectuelle toute faite dans laquelle il fait rentrer les éléments de savoir qu’il recueille, le bricoleur critique, toujours étonné par ce qu’il découvre au hasard de ses divagations, enrichit son stock. Les signes ou matériaux du bricolage intellectuel sont ses petits trésors dont il fait l’inventaire.
- « Carrément, carrément non, on est des ouf » : signe d’autant plus intéressant pour le bricoleur critique qu’il se présente comme signe du progrès. Bien sûr, cet objet de pensée hétéroclite ne fera pas sens pour des « intellectuels sérieux » qui n’interrogent que des objets dignes d’être pensés. Jamais surpris par le donné, ils déploient une logique indépendante des contenus. La production ininterrompue de signes, les flux d’information en continu, la mise en ligne instantanée de tous ces objets de pensée miniaturisés offrent au bricoleur critique un stock quasi illimité de « trésors d’idées » (3). La fin des grands récits dont parlait Jean-François Lyotard, le morcellement idéologique, l’émiettement des discours jusqu’au tweet nous placent sur une scène des discours quasi primitive. « Le monde libre », « Le Média », « changer le monde », « on est des ouf », autant de petits coquillages linguistiques intéressants avec lesquels le bricoleur intellectuel composera. Lui-même n’a aucun projet – ce qui supposerait, comme le remarque Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, une harmonie théorique entre les matériaux et les fins. S’il fait avec les moyens du bord, c’est avant tout que les matériaux qu’il utilise pour élaborer sa critique sont précontraints. S’il constate que ceux qui critiquent la bouillie dans un « nouveau média » répandent la même bouillie que ceux qu’ils critiquent, il fera avec cette donnée de fait. Dans son univers brut et naïf, on ne peut faire qu’avec ce que l’on a.
- La forme, les outils, les résultats de ses bricolages paraîtront étonnants aux ingénieurs rationalistes qui ont le plus grand mal à ouvrir les yeux sur les limites de leur monde. Ce qui fait du bricoleur critique un fin observateur de son milieu auquel il porte un vif intérêt. Combien de fois ai-je entendu, de la part de lecteurs bienveillants : pourquoi vous intéressez-vous à de tels objets ? votre pensée n’est-elle pas plus digne que cela ? ne vous rabaissez-vous pas à répondre ? etc. etc. Réactions typiques de la pensée ingénieur (sans laquelle on ne peut faire carrière à l’université, sans laquelle on ne peut parvenir) à laquelle j’oppose une critique sauvage, quasi mythique. Les résultats et les effets de cette critique n’en sont pas moins aussi « réels » et dérangeants que ceux des « sciences politiques ». Je vais même plus loin : cette critique est aujourd’hui la seule à faire encore quelques effets. Elle relève de modes d’observation que nous avons en partie perdus. Nous redécouvrons ainsi, derrière ces bricolages intellectuels, ces monstrations, le fond, le « substrat de notre civilisation. » (4) Ce que nous appelons « progrès » est une monnaie de singes qu’une « science du concret » renverra à son irréalité. En face de cette vidéo promotionnelle, de ces débris médiatiques qui se prétendent « nouveaux », je me vis comme un sauvage : je les ramasse, les observe et je cherche à en faire quelque chose.
- Chaque débris médiatique, chaque stock disponible, chaque opérateur peut servir à condition qu’il reste dans un état intermédiaire, indécidable. Est-ce simplement une image, une « petite vidéo » insignifiante ou une idée, un concept ? Plutôt un signe que je ramasse, un être concret, particulier, mais qui renvoie à autre chose. Par exemple à cette question plus intellectuelle : que pouvons-nous faire de ça ? Pouvons-nous en faire quelque chose ? Au moyen de quel bricolage ? Le signe est limité, ce qui dérange les ingénieurs des sciences politiques qui préfèrent, pour leur confort et leur carrière, manipuler des théories abstraites et hors sol. Mais il est déjà trop abstrait (comme ce texte d’ailleurs) pour ceux qui consomment des images et des « petites vidéos » sans réfléchir à ce qu’ils font. Le bricoleur sauvage se tient justement à mi-chemin, ce qui rend la compréhension de son travail délicate pour les idiots et les ingénieurs. Il recueille ce qui est partout disponible mais autrement. Ce que fait justement la pensée sauvage, penser autrement.
- Certains aujourd’hui se plaignent qu’il n’y a plus de pensée dans les médias. Celle-ci serait « prise en otage » par « les médias dominants ». Comme s’il existait quelque part un stock de pensée empêché par une force obscure, comme si la pensée existait comme une nature, comme si le moyen (Le Média) allait libérer la pensée. A cette pensée magique justement, j’en oppose une autre. La tribu du Média blabla n’aura pas simplement à composer avec « des médias dominants », ces adversaires taillés sur mesure, ces Golem utiles de la critique politique de salon. Non, elle aura affaire à une critique sauvage, à des braconniers, un peu sorciers, capables de bricoler au moyen de leurs miettes de jolis tableaux. Ceux-là sont sont-ils de gauche, de droite, du média, du « système » ? Difficile à dire. Ils montent des décors à la Méliès, une architecture fantastique afin d’honorer les dieux du vide.
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(1) Certains sous-estiment encore ma constance métronomique.
(2) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage.
(3) Formule reprise par Lévi-Strauss de Marcel Mauss à propos de la magie.
(4) C. Lévis-Strauss, La pensée sauvage.