Deux heures et c’est très bien.
« J’ai fait ça en deux heures… on est pas de…, nous sommes des intermédiaires, Monsieur Pivot, il n’y a personne, personne n’existe. Moi je suis comme ça parce que, allez savoir, moi je ne suis qu’un chiffre, je me suis mis au piano et j’ai joué, j’ai rien à dire de plus. »
Léo Ferré, 4 juillet 1980, « Apostrophes ».
- Les bons hommes du mauvais sérieux auront un peu de mal à comprendre qu’au fond, je m’en fous. Et je ne suis pas le seul, c’est plutôt bien. Je ne cherche pas l’approbation, les louanges ou la reconnaissance. De qui d’ailleurs ? De mes amis ? Nous sommes ailleurs. Ferré a raison, une raison isolée, un peu bête : nous sommes des intermédiaires. Critiquer le président c’est bien joli. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se joue ? Pourquoi lui ? Je parle d’une blessure, d’une agression contre l’homme, son esprit, sa finesse. Une forme de bêtise à montrer pour taper dedans avec le pieds, loin. Il s’agit certainement de défendre quelque chose, mais quoi ? L’esprit ? Un fétiche. La politique ? Une idée vague. Non, une opposition passe, un non, une colère et puis plus rien. C’est fait. Peut-être chercher à mettre le petit ver, le bon, dans la tête du lecteur. Lui dire à l’oreille, « tu vois, on peut écrire ça aussi, on peut le penser et ça fait chier les cons, et c’est très bien. » Quand il y a partout des impasses, des coins sombres, des charognes pour vous répéter cent fois que vos idées mènent à la guerre, à la mort, il ne faut surtout pas traîner, ne pas s’attacher, filer vite, laisser l’affaire, la donner à d’autres.
- Il est important ce « et c’est très bien », il sauve tout, il rachète le temps et l’amour, la critique et tout le reste. Aucun désespoir, une affirmation. On ne critique pas par vengeance, on ne s’oppose pas par ressentiment. Faire quelque chose d’une blessure, la laisser passer avec un petit filtre, poème, musique, concept, un dessin, un geste. C’est une forme de fidélité. J’aime bien me demander ce que les morts pensent des vivants. On réalise alors que les vivants sont souvent morts et l’inverse. Que les morts dansent sur le mont chauve quand les autres se traînent avec Macron ou un autre sans rien comprendre à ce qui leur arrive. C’est un sacré truc de comprendre ça.
- Le drame d’une certaine critique (de gauche ? je ne sais pas), c’est qu’elle y croit. Elle se motive, elle se rassemble, elle fait des tas. Elle ne peut plus entendre que « personne n’existe » et qu’au fond « c’est très bien ». Elle s’accroche au progrès jusqu’à en perdre l’esprit. Elle veut concurrencer les cons sur leur propre terrain, celui de la quantité, en faisant du chiffre alors qu’il faudrait mettre plein de petits vers dans leur esprit, des bons vers de qualité qui y creuseraient des galeries sans marchandises. Elle ne veut plus entendre parler de la mort, du temps, elle cherche ses raisons dans l’économie, l’argent, la merde. Si elle ne parvient pas à traduire directement l’idée en action, le non en proposition, le négatif en projet, elle n’en veut pas. Elle est utilitariste au milieu des utilitaires. Elle redouble le monde au lieu de le creuser.
- Là dessus, nous avons perdu. C’est la grande défaite des mots et des vers. Qui n’est pas pour ? C’est mal de ne pas être pour, c’est mal de ne pas dire c’est mal, c’est très mal de dire du mal de ceux qui disent du bien. Alors on finit tous par dire la même chose, à écrire comme des savates ce que tout le monde écrit partout et on s’emmerde sans le savoir et on ne sait même plus à la fin qu’on s’emmerde. Au fond, incapable d’être contre, on ne sait plus trop qui l’on est. On devrait tout pouvoir faire en deux heures, écrire un texte, balancer une idée, une musique, aimer. Deux heures c’est très bien, c’est le bon rythme. En deux heures, on peut même se relire, rayer deux trois sottises sorties trop vite. En deux heures, on peut connaître tous les états de l’âme, partir de l’intuition pour en faire quelque chose « qui s’en va faire sa nuit ».