Le tapin des faiseurs d’opinion
- Parmi les conditions expresses pour participer aux combats de catch de la critique politique : être identifiable (Figaro, Libé, En marche ?), utiliser les mots repères (laïcité, progressisme, conservatisme), les mots repoussoirs (islam, islamophobie, antisémitisme, finance, multiculturalisme, réactionnaire), enfoncer des portes dégondées (crise de l’école, perte de repères, crispation identitaire, évasion fiscale), sonner la révolte (sursaut, renouveau, révolution, changement de logiciel), apporter des solutions (efficacité, pragmatisme, bon sens) sans oublier, il va de soi, d’être « impertinent et critique ». Une méthode : noircir le tableau blanc de l’opinion moyenne par des constats triviaux. La chose est certaine, l’opinion fait vendre. Ceux qui vendent le plus sont donc, en toute conséquence, ceux qui se rapprochent le plus de l’opinion. Une opinion customisée par la touche « intellectuelle », « critique », « philosophe ». Le consommateur aime le contenu de son pot à condition qu’on le lui présente bien. Les saillies iconoclastes qu’il reçoit à 19 heures sont partout, les tabous démontés existent déjà en pièces détachées, les sommets qu’on gravit pour lui sont accessibles en tire-fesses. Le tapin des idées consiste à dire ce qui se dit sur ce qui a été dit et qui sera dit demain matin dans la matinale. Une machine célibataire qu’il ne faut surtout pas perturber. Qui, dans le milieu, a d’ailleurs intérêt à déranger ceux qui font la promotion de ce grand vide ?
- Vous reconnaitrez là le petit monde des faiseurs d’opinion en France, autant de professionnels qui vivent grassement de ce qu’ils appellent « le débat d’idées ». Tous se connaissent, se fréquentent, se « clashent ». Autant de marques qui ne sont pas faites pour être lues, encore moins discutées à partir des problèmes qu’elles poseraient ou éluderaient. La promotion narcissique de soi sera rappelée à chaque apparition télévisuelle : quantité d’ouvrages vendus, tirages monstrueux, phénomènes de l’édition. Le propos, mille fois rebattu, est attendu car toujours déjà énoncé. Il précède l’intervention réduite à n’être plus qu’un spot promotionnel prisé par les maisons d’édition mercenaires. Aucune différence entre le livre et l’interview, la présentation radiophonique et la quatrième de couverture, la mini vidéo et la mégalo conférence. Tout est recyclable. L’idée formulée doit être simple et immédiatement compréhensible par le stagiaire journaliste et le lecteur embrumé de 20 Minutes. Rentabilité maximale.
- Mettre en avant une critique en citant l’extrait, faire apparaître un problème un peu consistant en commentant un texte qui n’est pas fait pour être lu mais acheté ? Mauvaise stratégie : pourquoi faire de la publicité au concurrent, valorisez plutôt votre camelote. Ce napalm achève la désertification. C’est ainsi, en une dizaine d’années, vingt tout au plus, que l’espace critique a quasiment disparu sous un amoncellement de « critiques » rentables. Quelle idée de discuter les égarements et les impasses réciproques de critiques pourtant très proches… de loin. C’est ainsi que la logique du marché renforce les postures partisanes binaires et que ces mêmes postures offrent l’occasion aux marchands de transformer les idées en marques-repères. Donner du fric et des armes à l’ennemi, c’est tout un quand la logique mercantile a définitivement écrasé toute forme de conflictualité intellectuelle, quand il n’y a plus d’ennemis. Sans oublier les pleurnicheurs professionnels qui n’ont pas le courage d’attaquer le seul adversaire sérieux : la collusion de la pensée et du commerce. Trop risqué, trop peu rentable, trop imperceptible.
- La chute est à ce point vertigineuse que le dernier président de la République élu a pu passer pour un héritier de Paul Ricoeur, « un philosophe en politique », sans émouvoir grand monde. Pire, sans que cette grossière arnaque fasse sens politiquement ou qu’elle suscite, au moins, un sain éclat de rire. Comme si la critique politique consistait simplement aujourd’hui à choisir le bon mot dans un répertoire de vingt titres-slogans qui tournent en boucle chez des journalistes qui n’ont plus le temps (version optimiste) ou les moyens (plus pessimiste) de penser. Ce processus n’emportera pas simplement les suffrages des marchands mais ringardisera définitivement ce qu’il reste de la pensée « critique » dans les universités françaises – la pointe de l’irrévérence consistant aujourd’hui à compiler les sentences de Foucault ou de Derrida dans une nostalgie muséale stérile. On ne peut pas en même temps penser contre l’opinion et la flatter, pas plus qu’on ne peut à la fois vendre massivement et se présenter comme un « critique du système » (la formule d’usage) sans prendre les gens pour des cons. En définitive, et contrairement à ce que pensent les zélotes d’un énième « nouveau média » qui changerait tout, la responsabilité est globale : paresse et satisfaction des lecteurs-spectateurs-consommateurs, complaisance imbécile d’une profession qui ne sait plus ce qu’elle fait (une écrasante majorité de journalistes qui enregistrent et valident ce qui est déjà partout), indifférence des universitaires qui se complaisent dans une spécialisation souvent prétentieuse et indifférente au monde qu’ils habitent. Je ne parle même pas du nombre non négligeable de professeurs de l’Education nationale intellectuellement démissionnaires. Bref, une immense débandade qui fait aujourd’hui de la France un pays de tapineurs professionnels, sans pétrole et sans idées.