Gloire aux thanatiques
James Ensor, Les Péchés capitaux dominés par la mort, frontispice, 1903, eau-forte colorée à la main
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« Ne chantez pas la Mort, c’est un sujet morbide.
Le mot seul jette un froid, aussitôt qu’il est dit.
Les gens du « show-business » vous prédiront le « bide » « (1)
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- Seule la pensée de la mort a cette maléfique vertu de réunir les opposés plus sûrement que les drapeaux. Inutile de courir les assemblées, de feindre la dissidence ou le renouvellement des tribunes, de grimacer un consensus, de faire miroiter une belle réconciliation des cœurs. Le programme de la mort se passe de commentaires et de like. L’encrier reste vide, le buvard est bien sec et les bavards se taisent. Voilà la seule égalité que je connaisse, une balade certes qui n’enchantera pas grand monde. Peu propice aux effusions collectives est la pensée de la mort. Et pourtant ? Qui veut la balade des égaux, la démocratie – il paraît que le mot est aujourd’hui plaisant aux oreilles – veut aussi la mort car c’est de la mort que les ego tirent la force de se regarder en frères. C’est encore de la mort que le sourire fissure les certitudes obscènes de l’avachissement dit « libéral ». C’est toujours de la mort que l’amour peut se dire.
- La pensée de la mort peut s’avérer joyeuse à qui la pratique mais la joie dont il est question vient d’ailleurs, elle n’est pas de ce monde affairé. L’hédoniste des supermarchés du livre radote son Epicure qui rassure les mémères poudrées en fin de journée dans une odeur de livres thermocollés. La mort n’est rien pour nous, dis-tu en clignant de l’œil ? Rares sont les idées plus idiotes que celle-ci. La mort n’est rien par rapport à nous, ajoutes-tu en clignant de l’autre ? Une plate évidence cadavérique. La joie sans la pensée de la mort, la joie sans la pleine conscience de l’irréversible et de l’horizon mortel ? Plutôt crever de rire. Pour avoir évacué la pensée de la mort au profit de je ne sais quelle thérapie anémiée, mélange vomitif de toutes les décoctions de mollesse, cette gélatine rentable de nos saisons marchandes, la sensiblerie humaine a devant elle un océan de cotons hydrophiles. Les tricheurs, les chialeurs de l’heure, les professionnels de la pleurniche ont pris leurs quartiers dans ce champ de mollesse. Où sont les derniers thanatiques qu’on leur passe une camisole numérique, qu’on leur cure les ongles au cas où il leur resterait encore un peu de mort sur les doigts. Et que les commerçants des valeurs estivales ne viennent pas me flinguer les oreilles avec leur « nihilisme », cet ostensoir pour bigots impuissants. C’est de la pensée de la mort dont nous manquons le plus car c’est d’elle, et d’elle seule, que l’homme a toujours tiré sa force.
- Il se trouve – croyez-moi, je n’y suis pour rien – que la critique ou ce qu’il en reste n’est jamais très éloignée de la pensée de la mort. Le seul évènement sérieux et digne d’attention, le seul qui mobilise aujourd’hui un imaginaire de rupture, c’est le terrorisme. Mais de quoi parlons-nous exactement ? Je cite ce texte de Jean Baudrillard dans la conclusion du livre Le néant et le politique dont une des fonctions littéraires est d’angoisser les cons qui s’y croient. Il est peut-être temps qu’il soit finement compris, s’il reste encore, dans la bouillie ambiante, des hommes et des femmes concernés par l’idée : « Si être nihiliste, écrit Jean Baudrillard, c’est porter, à la limite des systèmes hégémoniques, ce trait radical de dérision et de violence, ce défi auquel le système est sommé de répondre par sa propre mort, alors je suis terroriste et nihiliste en théorie comme d’autres le sont par les armes. » Quand les logiques hégémoniques, dont nous sommes aussi parties prenantes, expulsent à ce point le négatif en en faisant une insignifiante composante de son spectacle chronique, il ne reste que cela : la pensée de la mort. Non de la mort comme objet mais de la mort comme sujet à partir duquel le défi est encore possible. La pensée depuis la mort comme l’ultime défi d’une pensée adverse. C’est cela que dit Jean Baudrillard. Son échec est d’avoir, en partie, abandonné cette idée au profit d’un nihilisme bon ton. Tout du moins dans la forme. Nos sociétés marchandes, les gens du « show-business » quand les deux se confondent, ont pour programme global de ne plus angoisser, de transformer l’homme, ce sujet mortel, en un spectre saturé de plénitudes connectées. Ne nous angoissez pas, caquettent-ils avec leur petit micro de rien du tout, nous sommes là ensemble pour passer « un bon moment ».
- Sans pensée de la mort, oubliez en vrac les Devos, Brel, Desproges, Cioran, Brassens, Ferré, Pasolini… La grande morbidité de nos sociétés marchandes, celle qui fait horreur et ruine la puissance créative de l’homme : la mort n’a plus droit de cité. Cela ne concerne pas simplement la fin de vie de ma grand-mère, morte dans un couloir de CHU derrière une porte avec une poche de glucose pour en finir en douce, mais les représentations imaginaires d’une société tout entière. Le refoulé est gigantesque, à ce point global que la disparition du thanatique ne fait plus question. Il existe pourtant un lien très étroit, quasi métaphysique, entre la création comme rupture, le politique comme institution et la pensée de la mort. Pierre Desproges, par exemple, était obsédé par la mort. C’est d’elle dont il tirait son imaginaire, ses meilleurs traits. Emil Cioran écoutait de la musique tsigane avant d’écrire depuis les limbes.
- Une critique est inaudible quand elle est mortel. C’est aussi pour cette raison que notre époque n’en veut plus. Il ne s’agit pas simplement d’une stratégie du « show-business » (politique, journalistique, philosophique, cathodique, internétique, hystérique, merdique etc.) pour cacher la critique afin de consolider les intérêts financiers du CAC 40. S’en tenir à cette compréhension exclusivement matérialiste est le signe d’une misère intellectuelle consommée. La révolte de l’esprit, auquel il faut patiemment travailler, sera quasi métaphysique ou ne sera pas. C’est aussi pour cette raison que nous radotons depuis cinquante ans les mêmes formules sur la société du spectacle, le capitalisme triomphant et la montée de l’insignifiance qui n’en finit plus de monter. C’est encore pour cette raison qu’on nous ressert les plats lyophilisés du « grand Capital » ou des « forces de l’argent » dans une forme lessivée et toujours plus mièvre. C’est toujours pour cette raison que les meilleurs esprits désertent la place frappés d’une mélancolie critique dont il ne font plus rien.
- Qui veut encore penser et agir depuis la mort ? Laisserons-nous longtemps à la violence la plus aveugle le privilège de cette gloire-là ? Combien de temps accepterons-nous sans ciller l’univers mental qui accompagne le rétrécissement de l’homme, ce néant stérile gavé de bien ? Les zombies ironisent, de cette ironie crépusculaire qui accompagne si bien leur soumission : – on vous plaint un peu (2). C’est ici que le travail commence, que les Gargantua thanatiques démolissent, pierre par pierre, les châteaux du gué de Vede du néo-capitalisme (nommez d’ailleurs cette bestiole comme bon vous semble), du « show-business » écrivait Ferré. Que craignent-ils ? Eux-mêmes, de ne pas avoir assez de force et de courage, de volonté et de patience, pour côtoyer le thanatique, le défi radical dont parlait Jean Baudrillard. En définitive, ils livrent un combat titanesque avec leur propre volonté bien plus qu’avec les mouches qu’ils éloignent avec un rameau de saule. Veulent-ils réellement de la critique ? Ne sont-ils pas plutôt des nains qui se prennent pour des géants, des bouffons bien vivants qui se fantasment en princes de la mort ? Qui les prendra encore au sérieux quand les faiseurs de culture sautent allègrement d’un mort à l’autre comme les feuilles de l’automne se posent sur les tombes des cimetières poussés par le vent ? (3)
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(1) Ne chantez pas la mort, Ferré, texte de Jean-Roger Caussimon.
(2) Oui un peu seulement, la médiocrité n’aime pas les extrêmes. C’est là sa sagesse.
(3) Ils appellent cela une rétrospective ou un hommage.