(texte écrit en novembre 2015. Depuis ? Rien )
- Vous ne trouverez pas en terre d’Islam un mouvement d’émancipation qui chercherait à séparer radicalement le politique du religieux. Cornélius Castoriadis faisait ce constat en 1991 (1) dans un entretien avec Edgar Morin publié dans le Monde du 19 mars de la même année, suite à la première guerre du Golfe (1990-1991). « Et cet Islam a devant lui un Occident qui ne vit plus qu’en ménageant son héritage ; il maintient un statu quo libéral, mais ne crée plus de significations émancipatrices. On dit à peu près aux Arabes : jetez le Coran et achetez des vidéo-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend des mirages. » Pour Castoriadis, si responsabilité de l’Occident il y a, elle se situe dans ce déficit de significations imaginaires émancipatrices, l’illusion fondamentale consistant à croire que ce qui nous a fait n’est plus à faire. Les grandes passions religieuses, nationalistes et mythologiques dépassées, ne reste que l’univers du consommable à perte de vue, ce qu’Edgar Morin – avant qu’il ne devienne le dernier sage des sans idées – appelait, dans le même article, « les basses eaux mythologiques ».
- Parmi ces grandes passions, la laïcisation qu’il faut bien comprendre comme un vaste mouvement d’émancipation porté par une espérance, « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. » (2) Ce processus, entamé dans certains pays arabes, cyniquement confortés par des intérêts occidentaux (Syrie, l’Irak de la guerre contre l’Iran, la Turquie), n’a que peu de rapport avec ce que nous voudrions entendre par démocratie. La collusion entre l’émancipation laïque et les intérêts économiques ne pouvait, à terme, qu’apparaître comme une solution faible et importée. Ce que résume parfaitement Edgar Morin – avant qu’il ne devienne le barbon qui « enseigne à vivre » sur les plateaux télé – dans sa discussion avec Castoriadis : « N’oublions pas que le message laïque d’Occident arrivait en même temps que la domination impérialiste et la menace d’homogénéisation culturelle, de perte d’identité, qu’apportait notre déferlement techno-industriel sur le reste du monde. » Le retour à des mythes ancestraux, à cet Islam mythifié, ne peut se comprendre sans ce jeu dialectique de forces et de réactions. En panne d’avenir émancipateur, les pays occidentaux, les Etats-Unis en tête de pont, projettent un présent éternel du marché et de la jouissance consommée qui, tout en secrétant ses pathologies propres, ne laisse plus aucune alternative politique à des pays incapables de se hisser à cette « hauteur ». En partie, le fondamentalisme religieux est moins un recul qu’une réponse à cet état de fait.
- Parmi les valeurs que je pourrais défendre, vestige de nos significations imaginaires gréco-occidentales, je maintiens la critique. Critique qui ne se tourne pas exclusivement vers l’autre en se préservant mais qui se déploie, hardi hardi, comme auto-critique radicale, capacité à se déprendre afin de faire vivre les conditions politiques – car collectives – d’une remise en question de ce qui est. Cela n’exclut pas une forme de violence et des chocs en retour. Proprement affligeante, la réduction de cet espace critique est notre catastrophe. Sous la pression d’un marché du consommable omnipotent, la critique s’efface au profit d’un jeu de positions et de fausses-trappes à somme nulle. Un irréel combat de catch.
- Un de mes derniers échanges avec une éditrice chez Flammarion résume à lui seul l’état de délabrement mental de nos sociétés en « basses eaux mythologiques. » Mon texte visait le cynisme contemporain, en particulier certains auteurs, philosophes, essayistes médiatiquement en vue. Après plusieurs reprises sur les conseils de cette éditrice, à la suite d’un jugement particulièrement favorable à l’issue de la dernière relecture, réponse m’a été faite que le texte n’était pas publiable dans cette maison d’édition car « les médias n’en feraient aucune… critique. » Cette conclusion tragi-comique, après deux ans de travail, signifiait simplement ceci : votre critique est incompatible avec l’ordre des choses, le confort mental de l’attachée de presse, nos partenariats économiques, nos choix en matière de consommable. Autrement dit le rejet n’était pas lié à la qualité du texte, à sa valeur intellectuelle, mais à la nature des problèmes qu’il soulevait dans un système de consolidation du pouvoir (celui proprement médiatique de faire être) qui ne peut admettre la moindre auto-critique qui ne soit pas aussi une consolidation de ce pouvoir. Cette tautologie, bien au-delà de mon cas individuel – qui n’aurait d’ailleurs aucune valeur s’il n’était pas aussi le symptôme d’un processus global – nous renvoie directement à cette question fondamentale d’une panne de l’avenir émancipateur en occident.
- « Donnez-nous des valeurs pour résister à la barbarie », hululent les marchands de camelote spirituelle, autant de valeurs « positives » qui pourront librement circuler d’un média à l’autre dans une indifférence généralisée qui n’inquiètera personne. « Nous n’avons pas besoin de critique ou d’auto-critique mais de sens pour nous lever courageusement demain matin », ajoutent ces oies sans grâce. « Lorsque l’on dit qu’il n’y a plus de sens, les gens entendent automatiquement qu’il n’y a plus de sens prédonné. Or, le problème n’est pas là, dans la mesure où l’absence d’un sens prédonné ne crée pas nécessairement un vide. Il peut s’agir au contraire d’une chance, d’une possibilité de liberté, qui permettrait de sortir de « désenchantement » » (3) C’est bien ainsi qu’il faut interpréter le « vide occidental », ce vide prend plutôt la forme d’une hyper-saturation, de sens, de valeurs, de recettes, de biens et de services. L’ère du vide est très mal nommée. Peut-on envisager en Occident une désaturation qui ne prenne pas la forme d’un retour au religieux ou aux identités archaïques, une critique qui préserverait les acquis d’une émancipation historique sans se prévaloir d’un sens prédonné ?
- Le constat est pourtant manifeste : le doute, le scepticisme, la critique reculent. Si « le monde occidental » est en crise, ajoute finement Castoriadis, cette « crise consiste précisément en ceci qu’il cesse de se mettre vraiment en question. » (4) Pour cette raison, « la guerre contre le fondamentalisme », qui prend la forme d’une défense de ce qui est contre ce qui ne peut plus être, est aussi une catastrophe de civilisation dans la mesure où elle repousse comme toujours plus inessentielle et secondaire cette remise en question du monde occidental au motif qu’il ne faut pas donner des armes à l’ennemi. En ce sens, le vide occidental (qui est en réalité un plein mythifié) et le mythe arabe (qui peut prendre la forme d’un vide archaïque) sont les expressions hautement dialectiques d’un blocage historique qui ne pourra se surmonter que par leur dépassement conjoint. Il me semble que la responsabilité, ici, est de faire la partie du chemin qui nous incombe.
- Il est peu probable que l’attachée de presse de Flammarion, biberonnée à la communication Power point, Twitter and co, issue de la génération molle des quadras politiquement anémiés, soit à la hauteur de cette responsabilité historique.
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(1) Entre le vide occidental et le mythe arabe, Le monde, 19 mars 1991, in La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.
(2) Emmanuel Kant, Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? », Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, Pléiade, 1985, tome 2.
(3) Cornélius Castoriadis, op. cit.
(4) Op. cit.