Note additive à « Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ? »
- « Mes textes peuvent servir de justificatif à n’importe qui. Les prendre pour référence est déjà en soi une simulation, et pas des meilleures. Car s’il y a une caractéristique de l’univers de la simulation, c’est bien la perte du référent et de la référence (qui établit, elle, un enchaînement de sens), donc il y a un contresens total à prendre quoique ce soit comme référence. De deux choses l’une : ou je fonctionne comme référence sérieuse (ce qui fait toujours plaisir)et il y a contresens sur la simulation, ou je fonctionne moi-même comme objet de simulation (on fait du Baudrillard comme on fait du Mondrian ou du Renoir, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, on donne tous les signes de Baudrillard), et alors je ne peux que prendre mes distances, sans d’ailleurs chercher à préserver une quelconque pureté ni avoir raison contre eux. » (1)
- Nous en sommes pourtant bien là : référence à, hommage à, éloge de, retour à, commémoration de etc. Nous contemplons le passé comme un réservoir de pieux auxquels accrocher nos dérives stériles. Untel cite Péguy, Bernanos ou Paul Valéry à la façon des bacheliers qui se remémorent une fable de La Fontaine afin de remplir un peu la copie. Un autre Jaurès, Marx ou Léon Blum en fantasmant une filiation politique insensée. Un troisième Rawls, Habermas ou Paul Ricœur pour épaissir le vide de sa « start-up nation » d’un fond de sauce philosophique. « Etablir un enchaînement de sens » ? En sommes-nous encore capables ? Sommes-nous disposés à enchaîner du sens quand la norme est d’enchaîner « sans transition », autrement dit n’importe comment, à la volée, au hasard, sans queue ni tête. Combien de fois ai-je entendu : « Baudrillard, c’est le simulacre. » Après « Debord, c’est la société du spectacle » et « Marx, c’est la lutte des classes ». La simulation offre à ces écrasements une occasion d’enfermer définitivement le sens dans un univers de signes clos, auto-suffisants. Ils fonctionneront désormais sous le régime de l’autorité illogique indiscutable.
- Dans sa chronique du Monde des livres consacré au texte Le néant et le politique (26 octobre 2017), Roger-Pol Droit écrit : « même sans partager toutes ses analyses, c’est bien le refus acharné, honnête et résolu, de la disparition annoncée des clivages profonds, des utopies et des contradictions humaines. » Ce refus, que je suis loin d’être le seul à partager, est une forme de dégoût radical. Il est autrement plus profond que les divergences que l’on peut avoir sur telles ou telles « analyses » et qui font aussi la vie de la critique. Sans elles, la critique de la critique ne serait plus que le dogme de l’antidogme ou l’anti-philosophie philosophique des baudruches commerciales qui ont pu faire carrière médiatique dans la simulation des idées au prix d’une démission intellectuelle sans précédent historique. Le problème que soulève Baudrillard entre la « référence sérieuse » et « la référence simulée » est fondamental. Sa non résolution (ou l’impossibilité de sa résolution) a fini par prendre Baudrillard à son propre piège. Il le savait, c’est aussi là tout le sel de son ironie. Fatalement, une déchirure quasi métaphysique est en train d’apparaître en ce début de siècle entre ceux qui s’acharnent à enchaîner encore du sens (même si cet enchainement prend parfois, pour être à la hauteur de l’aplatissement général, une forme passablement dérisoire et comique) et ceux qui se contenteront d’une simulation bien faite. Jean Baudrillard a été, par son parcours intellectuel, un des premiers témoins de cette déchirure. Il l’a vu naître et a contribué à la faire voir au milieu des kapos du vide qui furent aussi les premiers à le citer pour mieux conjurer le coup symboliquement mortel que le champenois leur portait. Car s’il reste un tabou dans nos sociétés du simulacre avancé, c’est de témoigner encore de la réalité de cette déchirure.
(utilisation de Jean Baudrillard, La société de consommation, par le kapo du vide, Frédéric Beigbeder, un an après sa mort pour une publicité des Galeries Lafayette – Affichage métro, Paris).
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(1) Jean Baudrillard répond à l’utilisation de son œuvre par de nombreux artistes new-yorkais se réclamant de lui. (in L’Herne, Baudrillard, Paris, 2004).