Jürgen Habermas, un philosophe utile pour le jeune vieux Emmanuel Macron
(Illustration de l’article de L’Obs,
Habermas : « ce fascinant Monsieur Macron »)
- Jürgen Habermas. Deux souvenirs me reviennent à l’esprit à propos de cet homme dont la prose soporifique fera l’effet d’une purge sur tout jeune esprit qui entend penser et y mettre un peu de vie. Emmanuel Macron m’en offre un troisième. Le premier remonte à mes heures de lecture à la bibliothèque nationale. Haut de jardin pour les habitués. Par curiosité autant que par ennui, j’ai sorti du rayonnage un pesant livre de ce philosophe : Erläuterungen zur Diskursethik. En français, Ethique de la discussion. Je pense sincèrement, en toute rigueur, ne jamais avoir rien lu de plus assomant, de plus mièvre, de plus faussement profond que cette somme. Tout sentait le vieux sous les habits du neuf. La recherche des conditions minimales de compréhension et d’entente ? Comment peut-on, sans être atteint de rationalisme morbide, prendre, ne serait-ce qu’une seconde, cette question au sérieux. Préfigurant les pires sottises sur l’écoute partagée, la bonne entente mondialisée, le formalisme communicationnel entre groupes huamains plus ou moins éloignés, Habermas étirait, sous mes yeux embrumés, cette pâte grise à longueur de pages. Très vite, les symptômes de la conduite de nuit me sont d’ailleurs apparus : raideur de la nuque, tête qui pique vers l’avant, envie irréprescible de bouger sur la chaise. Ce pensum devait peut-être faire partie d’une liste de lectures prescrites, la mémoire me fait défaut. Mais je me souviens avoir assitôt attaché à ce patronyme, Habermas, une odeur de mort et de formica. Pour en faire une image, la mise en bière de la pensée dans une cuisine des années 70. Comment une telle chose était possible ? Après quel renoncement en vient-on à écrire Erläuterungen zur Diskursethik, je l’ignore. Mais une chose est sûre, à côté ce triste formalisme de la bonne discussion, un mauvais pet est toujours plus convivial.
- J’ai croisé à nouveau Habermas, enfin une de ses innombrables pontes, une dizaine d’années plus tard. Un livre sur le 11 septembre en compagnie de Derrida. Un livre incompréhensible dans lequel il s’agit de faire du 11 septembre un concept sans interroger, ni de près ni de loin, la réalité des événements et le niveau de manipulation médiatique dont ils firent l’objet. Rien. Une pure construction formelle, illisible et globoïde, qui ensevelit la réflexion critique sous une glose hermétique. Mais arrive la page 67 de l’édition française. Une pépite qui, à elle seule, justifie le couteux achat du livre. Entourée à la règle et crayonnée dans le cadre, je l’ai sous les yeux. Jürgen Habermas est à deux doigts d’en finir avec ses sottises communicationnelles qui m’avaient fait tant souffrir dix ans plus tôt à la bibliothèque nationale. A deux doigts seulement : on ne tire pas un trait en trois lignes sur une carrière universitaire construite sur une telle farine couleur gris galet. Voici le texte, il est sublime : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – , n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. » (2)
- Jûrgen Habermas mettait enfin des mots sur le sentiment que j’avais eu à l’égard de son texte dans un état demi comateux à la bibliothèque nationale. Ridicule en effet de penser que la violence commence par une « perturbation dans la communication » quand la communication mondialisée s’impose comme une violence aux mains de ceux qui en tirent les plus grands profits. Ridicule de croire quand corrigeant la « défiance réciproque incontrôlée qui conduit à la rupture de communication » on n’augmente pas aussi le niveau de contrôle qui la favorise. Ridicule enfin d’imaginer que le « capital-confiance » qu’il invoque ne soit pas une autre forme de capital à côté du capital culturel et économique. Conception de l’agir communicationnel hors sol, ridicule, mais adaptée aux nouvelles hégémonies planétaires. Sombre ironie pour un homme qui a, un temps, côtoyé Horkheimer.
- Voici donc mon futur troisième souvenir de la cuisine en formica Habermas. Emmanuel Macron aime Jürgen Habermas qu’il situe comme un « grand ». N’oublions jamais que chez Emmanuel Macron, en matière de philosophie, le cliché et le clin d’œil font office de contenu. Mais Jürgen Habermas lui rend bien. Dans le numéro de L’Obs daté du 26 octobre 2017 voici ce qu’il écrit sous le titre étonnant : « ce fascinant Monsieur Macron ». Il s’agit de la chute de l’article : « Mais la connaissance intime de la philosophie hégélienne de l’histoire, dont il a fait preuve dans sa réponse à une question sur Napoléon en tant que « l’esprit du monde à cheval », est, en tout cas, une nouvelle fois, impressionnante. » (2) Pour Jürgen Habermas, il suffit donc de citer « l’esprit du monde à cheval » pour avoir « une connaissance intime de la philosophie hégélienne de l’histoire. » Jürgen Habermas, passé de la pâte conceptuelle communicationnelle gris galet dans les années 90 à la demi contrition sur le ridicule de son œuvre au début des années 2000 finit son parcours « séduit par le discours du président français sur l’Europe à la Sorbonne » avant de l’adouber sur un néant d’idée – hégélien le néant s’il vous plait.
- La cohérence du train fantôme Habermas est cependant implacable : une pensée incapable – qu’elle soit d’ailleurs estampillée philosophique ou pas – de mordre sur le réel ne peut aboutir que dans les bras des joueurs de flûte, communicants professionnels qui n’ont pas plus de rapport à la philosophie de l’histoire de Hegel que j’en ai au chien d’Emmanuel Macron. Il se trouve que cette génération de philosophes en train de sombrer dans un monde qu’elle ne comprend plus, un univers hautement stratégique dont elle est incapable de suivre la trajectoire, n’a plus rien à nous dire. Cet état de fait ne date pas d’hier. Je comprends mieux, rétrospectivement, le rejet spontané que je faisais, à la fin des années 90, de cette philosophie grisaille et mièvre mais tout de même bien nocive dans ses conséquences. La preuve : elle sert aujourd’hui de caution à un homme sans scrupule qui fait de la patine philosophe l’alibi de tous les saccages. Qu’Habermas soit largué, c’est une chose. On ne passe pas du formica au carbone par la seule Erläuterungen zur Diskursethik. Quant au reste : la vacuité acritique suit son court. Communicationnellement.
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(1) Le « concept » de 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004.
(2) L’Obs, 26 octobre 2017, Habermas : « ce fascinant Monsieur Macron », p. 85.