L’impuissance des cochons
- Il ne suffit pas de chasser le fermier-exploiteur. Encore faut-il que ceux qui le chassent pour de bonnes raisons ne prennent pas le pouvoir pour de mauvaises. Le pouvoir attire les cochons, ceux qui dans Orwell veulent être « plus égaux que les autres ». Pour Jean-Claude Michéa – c’est un fil directeur de sa pensée politique – une société ne parviendra jamais à s’édifier de façon décente si elle ne « s’oppose pas à la prise de pouvoir par les « cochons » (c’est-à-dire ceux qui jouissent du pouvoir) » (1) Ce critère n’est pas simplement politique mais psychologique. Il renvoie, selon lui, à la psychologie d’un type d’individu qui ne peut pas exister sans dominer son semblable, parler en son nom ou le contraindre. Nous avons tous à l’esprit une élection de délégués de classe, une réunion professionnelle, une assemblée associative. Il est facile de reconnaître au premier coup d’œil qui jouit et qui ne jouit pas d’exercer un pouvoir sur les autres dans de telles situations. Mais le problème reste entier. Toute la question est de savoir si cette jouissance du pouvoir peut être corrigée en neutralisant « les différentes manifestations de la volonté de puissance (institutionnelles ou non) » comme le pense Jean-Claude Michéa. (2) Sans cette « neutralisation », il existerait toujours des individus qui auront besoin en permanence de défier leur semblable. Leur existence rendrait alors vain le projet d’une société égalitaire reposant sur des principes communs décents. En d’autres termes, la volonté de puissance de quelques uns ruinerait toutes les organisations politiques, y compris celles qui naissent après avoir chassées le fermier-exploiteur. C’est la leçon d’Orwell dans La ferme des animaux.
- Me revient en mémoire une saynète. Réunis à Strasbourg pour une grande messe de réconciliation autour des nouveaux programmes de philosophie en 2003, des professeurs du secondaire formaient des groupes de travail dans différentes salles. L’inspecteur général de philosophie passait de l’une à l’autre, de façon formellement informelle. En entrant, il s’adressa à nous en ces termes. « Il n’y a pas de chef, continuez de travailler ». Un individu sur la sortie, cheveux à la Ferré plantés anarchiquement sur une tête d’œuf, lui répondit sans ménagement excessif : « il n’y a pas de chef chef ! » Né après-guerre, ayant vadrouillé dans les années 60 et 70, deleuzien peut-être, emmerdeur sûrement, notre homme n’était pas sans volonté de puissance. Bien au contraire. De l’humour, du charisme et cette volonté de défier l’existant, de ne pas se coucher a priori. Nettement plus jeune que lui, disons un peu bizut, je me souviens m’être dit que ce genre de bonhomme faisait déjà partie du passé. Je le regardais avec un mélange d’admiration et d’affection. Sa volonté de puissance, exprimée dans ce trait, ne dérangeait personne. Libératrice plutôt, elle augmenta le quantum de joie dans un espace institutionnel grisouille.
- Je sais d’expérience que la critique d’obédience marxiste, avec toute la puissance que je peux lui reconnaître (que serait d’ailleurs la critique de la critique sans elle ?), a toujours du mal avec ce genre de personnage. Un peu gueulard, un peu centré, une indécence peu commune. Alors quand il s’agit, avec Jean-Claude Michéa, de « neutraliser les différentes manifestations de la volonté de puissance (institutionnelles ou non) », j’ai toujours des doutes. Edifier une société plus égalitaire reposant sur la décence commune, pourquoi pas. Si en plus on laisse libre cours à la volonté de puissance de ceux qui donnent du relief à la vie, c’est encore mieux. Contrairement, ici, à ce que pense Michéa, j’ai la conviction intime (intimus, l’intérieur de l’intérieur) que les cochons occupent d’autant plus l’espace politique aujourd’hui qu’ils ne trouvent plus aucune volonté de puissance en face d’eux. Ou plutôt que tout est fait pour que la bouillie médiatico-libéralo-mentolée (le libéralisme sans les images qui lui sont attachées est un concept creux pour community manager à micro et oreillettes) soit la plus neutralisante possible. C’est bien la neutralisation conformiste de la volonté de puissance dans des sociétés aseptisées qui a rendu possible la démultiplication tératologique des cochons jouisseurs de pouvoir.
- Loin d’être un détail technique, cette différence d’évaluation, entre Marx et Nietzsche – si l’on tient à glisser quelques grossières étiquettes – m’oblige à reposer la question de l’activité et de la passivité. Pour un esprit calculateur et froid, pour un arriviste qui veut plus que tout parvenir, cette phrase lancée à la volée (« Il n’y a pas de chef chef ! »), est un risque inutile. Pourquoi se faire remarquer, pourquoi défier l’autorité en se mettant en avant et en sortant du groupe ? « Qu’est-ce que cela apporte », disent les plus malins. Les querelleurs dont parle Michéa, charmeurs et charismatiques, se révèleraient dangereux pour le fonctionnement de la démocratie ? Il existe un danger plus grand encore, un danger qui prend la forme insidieuse d’une conspiration, celle des sans-talents, des neutres, des passifs, des suiveurs, des adaptés, des mous, des fausses queues qui mesurent chaque risque pris à l’aune d’un gain. Non pas un gain honorifique, celui de faire rire l’assemblée, de parasiter un peu le pouvoir institué en se mettant en avant, de créer de la joie. Non, un gain qui sent la merde, le lisier, un gain matériel, une place, une fonction, un étage dans la hiérarchie des impuissants et des cochons du monde.
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(1) (2) Jean-Claude Michéa, La double pensée, 2008.