Critique mélancolique
- La partie du Bien est perdue, nous jouons désormais sur l’échiquier du Mal, le seul terrain encore praticable. Il serait grand temps de comprendre que la dénonciation du Mal par le Bien a vécu. Elle ne fait plus qu’un avec le déploiement d’une logique qui met à mort, depuis des décennies, toute forme de subversion et de transgression. Quelle forme de discours et d’action peut encore subvertir un ordre hégémonique qui prétend abolir les distinctions symboliques qui nous permettaient, hier encore, de nous situer ? Cette question interroge profondément l’histoire de la pensée critique en Occident et mérite, à ce titre, nettement plus qu’un court texte. Il faudra s’y atteler le moment venu. Mais pas ce soir.
- Nous ne sommes pas dans une période de crise de la critique. Bien au contraire. La critique est notre nouvelle vulgate. Ce que nous ne parvenons plus à faire – ou au prix d’un effort incommensurablement plus violent pour l’esprit que ce qu’à pu connaître Marx au XIXe siècle, autrement plus désespérant aussi – c’est arracher la critique aux dispositifs de sa capture. Capture et non récupération comme il était d’usage de l’écrire dans les années 70. L’idée d’une récupération de la critique suppose que quelque chose ait été produit pour être ensuite récupéré. Mais un trou noir, celui-là même que créent aujourd’hui nos modèles de simulation, ne récupère pas la lumière après que celle-ci ait été émise. Il la capture radicalement. Faire comme si nous pouvions encore émettre une critique sans tenir compte de cette radicale nouveauté nous condamne à errer dans une forme vidée de toute substance. Ce qui apparaît comme évident à celui qui pratique cette lutte constante pour poursuivre l’héritage de la pensée critique, à savoir l’effort colossal qu’il faut produire pour émettre encore de légers scintillements négatifs, doit être pensé. Ce sont justement ceux qui font le moins cas de cette situation inédite (situation qui marque la décomposition de la pensée dite « critique » en Occident) qui feront demain de la critique du spectacle, de la domination, de l’aliénation, la vulgate la plus indiscutable du temps. Mélancolique d’une forme critique qui se meurt, nous cherchons à faire de la conscience de cet état une arme fatale tournée contre les dispositifs hégémoniques.
- Disons le autrement, loin des vertiges pourtant décisifs de l’abstraction sans laquelle on se condamne à mesurer la hauteur des œufs au plat sous le grand chapiteau de la critique du spectacle. D’aucuns pensent aujourd’hui qu’il est de première nécessité de constituer un nouveau média pour peser négativement sur des logiques de domination qui accapareraient les moyens de la violence symbolique. La formation d’un tel média (actionnaires, capital, publicités etc.), située du côté du Bien, aurait pour tâche d’affronter le Mal sur son terrain. Autrement dit, l’idée est de faire la même chose mais en mieux. La mélancolie critique sait pourtant qu’à ce jeu-là, la partie est déjà perdue. Une telle création ne fera que confirmer l’hégémonie de la forme médiatique sur tout le reste, accréditant l’idée, elle-même hégémonique, qu’il n’y a pas d’autres issues qu’une lutte à armes égales. Serait-elle défaitististe ? Bien au contraire. Elle accepte que sur ce terrain-là, il n’y a pas d’issues. On ne saura jamais si la sottise des présentateurs d’une chaîne d’information d’Etat en continu n’est pas le meilleur argument pour mettre en échec les représentations du monde qu’elle promeut ? Encore faut-il piéger cette sottise, lui tendre un miroir fatal. Non pas celui du Bien mais sa propre image, comme le reflet de Méduse sur le bouclier d’Athéna.
- Nous construisons des pièges radicaux, des stratégies fatales, car insolubles pour l’ennemi. En acceptant objectivement notre défaite, nous nous donnons les moyens de la refuser ironiquement. Ces stratégies restent incompréhensibles dans la logique de la pensée critique héritée des Lumières. C’est qu’elles prennent le parti du Mal. Non pas par goût du paradoxe ou sous l’effet d’une bizarrerie temporaire mais après avoir fait le diagnostic douloureux que la substance originelle de la critique au nom du Bien avait disparu. Croire que l’on peut conjurer cette disparition en faisant apparaître de nouveaux champs de positivé, plus puissants, plus efficaces, c’est se condamner à réussir comme les autres. L’idée d’échouer comme personne d’autres avant nous, dans un crépuscule bleuté et hypnotique, me paraît nettement plus réjouissante pour l’esprit. Plus transgressive aussi.