Le tautisme (le macronisme est un tautisme)

Le tautisme

(Le macronisme est un tautisme)

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« Il a encodé, souligne [à propos d’Emmanuel Macron] son ami Mathieu Laine, président d’Altermind. Un mot qu’il utilise souvent pour dire qu’il en tire les leçons pour la suite. »

L’Express, 10 mai 2017.

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  • Tautisme. Nous devons ce curieux concept à Lucien Sfez. Contraction de tautologie et d’autisme, ce mot hybride désigne un phénomène bien connu : la substitution à la réalité des signes de la réalité, signes qui à force de se dupliquer sans dehors finissent par acquérir une forme de réalité. Sans extériorité, sans contact avec le dehors, le tautisme n’a affaire qu’à lui-même. Duplication de l’identique à perte de vue qui fait de la répétition une preuve et de l’enfermement en soi une condition d’existence. Avec le tautisme, tout se confond : la représentation et l’expression, l’émetteur et le récepteur, le signifiant et le signifié. Il est en cela solidaire d’une désymbolisation et accompagne notre incapacité croissante à organiser notre espace mental, a fortiori politique, à partir de symboles qui donnent un sens à la pensée et à l’action.

 

  • Le tautisme est à son aise dans les sciences cognitives. La modélisation de la pensée comme une computation – modélisation que l’on retrouve dans le langage (avoir un logiciel politique, encoder une question, traiter une information, matcher  des données etc.) – n’est pas une idéologie politique comme les autres, autrement dit un système de valeurs et de représentations que l’on pourrait combattre sur le seul terrain des idées. Tout combat suppose en effet une adversité qui se déclare telle. Adversité qui fait nombre avec moi, du dehors, adversité qui se risque sur une modalité négative. Si les machines, les calculateurs, les algorithmes peuvent fonctionner sans dehors, en ayant affaire qu’à leur propre développement, la pensée humaine est d’une autre nature : elle transcende le monde et se transcende elle-même. Les développeurs sont légions ; les transcendeurs sont en voie de disparition. Le moyen de cette transcendance, son support imaginaire, n’est autre que sa capacité de symbolisation, autrement dit de déprise. En symbolisant notre relation au monde, en nous en déprenant, nous sommes capables de le penser tout en faisant droit à sa réalité. Une réalité certes problématique, discutable et discutée, un enjeu de luttes conflictuelles. Un ordre politique apparaît pourtant quand la question de la réalité vécue et pensée est encore l’objet d’une conflictualité symbolique. Le tautisme abolit définitivement cette conflictualité et le politique avec elle.

 

  • Contrairement à ce que pensent la plupart des intellectuels du temps, la plus grande menace qui pèse sur nous est d’ordre spirituel. Un gros mots quand notre imaginaire amoindri ne mesure la valeur qu’à l’horizon de la plus plate matérialité. Dominés par des modèles de computation sans dehors, infaillibles et parfaitement rationnels, nous serons bientôt dans l’incapacité de pouvoir nous situer. Nous flotterons entre deux lignes de code, dans une duplication du même impensable. Plus le tautisme étendra son emprise, plus les modèles de simulation seront puissants, moins nous pourrons sortir d’un état de sidération hébétée. Un temps viendra où ce concept même n’aura plus aucun sens. Nous ferons référence encore longtemps, sans trop y croire, à des termes historiques (réaction et progrès en font partie) mais le facteur déterminant de nos sociétés, à force d’hypervisibilité, ne sera plus pensable. Non pas simplement le facteur technique mais le facteur mimétique qui en est aujourd’hui la plus puissante émanation.

 

  • Les effets sur les esprits de la répétition sidérante des mêmes informations qui tournent en boucle, les dommages mentaux de cette duplication du même sur les écrans de l’insignifiance sont incalculables. Je choisis ce dernier terme à dessein. J’aurais pu dire aussi, en faisant de l’œil au calculateur Macron et à son ami hyperfonctionnalisé de la société Altermind, non encodables. On ne peut en effet mesurer les dégâts qu’à partir d’une règle de mesure, une équerre spirituelle qui échappe aux big data et aux simulations numériques. Equerre spirituelle qui relève de l’interprétation, du jugement et qui m’autorise à dire que l’homme rapetisse. Je ne peux le dire que dans une parole, dans un effort de style et de pensée, à l’occasion, pour reprendre la belle formule de Roland Barthes, d’un acte plein d ‘écriture.

 

  • La destruction instituée des capacités de résistances symboliques commence à l’école. L’implantation du numérique, sous l’alibi de la modernité, est le plus sûr moyen d’anéantir notre pouvoir d’interprétation et de jugement. Elle gonfle, chaque jour passant, le tautisme ambiant. Ne plus penser, ne plus juger, mais traiter des informations dans une dépendance sans cesse croissante aux machines qui – sans faire offense à leurs capacités cognitives vendues comme un gage d’excellence politique – relèguera demain les Macron & co à la décharge des modèles de simulation dont il ne sont déjà plus que les passe-plats.

 

  • Le tautisme est beaucoup plus qu’un mot hybride. C’est une création de sens, une idée qui est aussi le signe d’un écart, d’une inadaptation, d’une faille, d’un lapsus. Peut-être faut-il, pour inventer de tels mots, ne pas ressentir les bénéfices de la conformité qui animent ceux qui se satisfont des bénéfices de la conformité, en bons tautistes qu’ils sont. D’aucuns appellent cela une « pensée radicale ». Je crains qu’il faille aujourd’hui aller plus loin. Le passage des forces de domination aux logiques d’hégémonie transforme aussi, sous la pression balbutiante mais inéluctable de l’intelligence artificielle, ce que nous avons en tête an faisant encore usage du mot « pensée ». Sa radicalité justement. Ce qu’il y a de radical dans la pensée, sa puissance incomparable quand on cherche justement à la comparer à celle des machines qui encodent, avec les Macron & Co du nouveau monde, c’est qu’elle est capable à tous moments de sortir de l’auto-référence. Non pas en ajoutant une nouvelle ligne de code externe mais en faisant de l’auto-référence un problème pour la pensée. Nous retrouvons là le vieux sens du mot conscience – auquel j’ai la faiblesse d’ajouter celui de critique – pour marquer un écart irréductible entre ceux qui acceptent la transformation de leur esprit en une soupe bien liquide et les autres, les véritables outsiders comme les appelle notre encodeur tautiste national.

 

 

 

 

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