Pourquoi je demande aux élèves de se lever en entrant en classe de philosophie

Pourquoi je demande aux élèves de se lever en entrant en classe de philosophie

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  • Parce qu’il n’y a pas que Danone pour fixer un ordre symbolique (1).  Pour vendre ses merdes mondialisées, le marché doit pouvoir compter sur l’affaiblissement de nos repères symboliques mais aussi sur sa capacité à décider ce qui doit être digne d’être reconnu symboliquement et ce qui ne mérite aucune reconnaissance. Les naïfs croient que nous vivons une période anomique, au sens qu’Emile Durkheim a donné à ce mot : affaiblissement des capacités de la société à réguler le comportement des individus. Pour ceux qui ont encore un œil ouvert sur les deux, il est évident que ce constat ne tient plus. Nous sommes entrés au contraire dans des sociétés hyper normatives dans lesquelles la régulation de l’individu est quasi maximale  – quasi, laissons encore ses chances au « progrès ». Ce qui a changé, c’est l’origine de la production des normes et des symboles qui s’y attachent. Le marché n’est plus simplement une rencontre entre une offre et une demande mais une production ininterrompue de kits symboliques rentabilisables. Ces kits symboliques dressent quotidiennement et contre elle-même une population d’autant plus docile aux nouveaux marchés qu’elle se croit libérée de l’ancien monde, de son Etat « oppressif », « fasciste » et « raciste », de sa culture verticale, de son ordre hérité. Comme si les anciens qui subissaient cet ordre n’étaient pas capables d’en jouer, de le contourner, de le subvertir même, de le tourner brillamment en dérision. Ils pouvaient ainsi éprouver la consistance de leur liberté. Une distance était possible, un jeu, un défi contradictoire.

 

  • Cet ordre symbolique n’avait pas pour ambition de dominer la société toute entière, sans reste, pour la rabattre sur le marché des merdes mondialisées. La logique, justement, restait symbolique autrement dit duelle. C’est le sens grec du mot symbole qu’il faut ici convoquer, un objet coupé en deux parties. Transmis à une descendance, il peut être réunifié afin de retrouver une unité qui atteste du lien des deux parties à leur origine. Le pacte symbolique joue sur la réunion et la distance, il fait être une distance qui me libère et m’attache à la fois. Rien de tel avec les kits symboliques rentabilisés : ce qui est recherché par le marché, c’est l’identification brutale et sans distance entre l’individu normalisé et le cliché rentable. Une fusion qui retire à ceux qu’elle capture les moyens, justement symboliques, de la penser.

 

  • Désarmés intellectuellement face à ce qui se joue de plus profond dans la fabrique des nouvelles aliénations humaines, la critique de la domination se concentre sur ce qu’elle connaît de mieux en ratant l’essentiel. L’Etat et sa vieille symbolique hiérarchisée, « colonial » cela n’enlève rien, reste les doudous critiques les plus rassurants pour ces nouvelles phalanges des causes introuvables. En face, les pires grossièretés auront cours dans une surenchère pathétique qui intériorise les codes du marché des slogans imbéciles : Clovis, la croix, le drapeau, la Marseillaise, le kit complet. Dans cette montée aux extrêmes, entre les pourfendeurs de « l’universalisme blanc » et les zélotes de la « Marianne tricolore », le marché des merdes mondialisées est le grand gagnant. Tout ce qui peut divertir l’esprit et rendre plus pâteux est bon à prendre. Il est évident qu’un enseignement radicalement philosophique ne survivra pas très longtemps à ces combats de catchs entretenus pas une presse criarde qui n’a aucun intérêt à affiner la grille de lecture. En est-elle d’ailleurs aujourd’hui encore capable ? J’ai des doutes fondés.

 

  • Alors à la question d’une élève faussement révoltée – « Monsieur, c’est pas un peu ridicule de se lever ? » – ma réponse reste invariablement la même. Ce qui est ridicule, c’est de ne pas entrer symboliquement en résistance  en marquant, par la verticalité, le glorieux destin de la pensée humaine. L’Etat français nous permet encore de le faire, nous l’honorons pour cela. Sans trop nous attarder non plus, la critique de l’Etat est aussi au menu. Nous sommes des hoplites et scellons le pacte symbolique debout et non couchés au milieu des merdes mondialisées. Voilà l’idée. Alors s’il te plaît, bouffon des steppes commerciales, remballe ton Etat colonial ou ta cocarde bleu blanc rouge, tes kits symboliques rentabilisés, et laisse nous penser une heure ou deux avant la séance de sport.  Nous verrons bien à la fin de l’histoire si nos demi symboles n’en font plus qu’un.

 

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(1) « On se lève tous pour danette, danette… »

L’aquaboniste

L’aquaboniste

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« Monsieur, à quoi bon la critique ? « 

  • L’aquaboniste est un pragmatique contrarié, un utilitariste maussade. « Puisque c’est inefficace et que cela ne changera rien, que c’est inutile, à quoi bon », ainsi parle notre homme. Quelle bonne question en effet : à quoi bon ? A quoi bon se lancer dans une entreprise vouée à l’échec ? A quoi bon pondre encore en batteries offensives ? A quoi bon souffler en face de ceux qui pissent ? Encore faut-il comprendre que pour l’aquaboniste, la réussite doit avoir une certaine taille. Les micro victoires et les nano gains ne sont pas à son échelle. L’aquaboniste veut gagner gros tout de suite. Soi-disant lucide, il regarde les choses en face mais de très loin. A cette distance, ce qui ne se voit pas, n’est pas. Il se cache derrière une longue vue.

 

  • En règle générale, les aquabonistes ont atteint une certaine maturité après un certain temps passé à se convaincre qu’il était certain que rien ne change rien à rien. En somme, qu’on se fait toujours becter. Vous l’avez compris, notre homme patauge dans une épaisse semoule de résignation. Encombré par sa longue vue, il se déplace à tâtons. Dogmatique de loin, sceptique de près, sans grande conviction, à la fin de l’histoire, il dit oui à tout. Il paraphe et dodeline de la tête. Monsieur s’amuse, madame se distrait puisqu’on sait à la fin que tout revient au même. C’est d’ailleurs la morale du marché des opinions : tout peut être dit sur tout, dans un sens et dans l’autre. Comme au casino, le jeu est à somme nulle une fois que l’on accepte de laisser un petit pourcentage à la banque. Pour l’aquaboniste, c’est cadeau, personnel, la roue tourne, c’est le zéro.

 

  • Les aquabonistes écrasent en nombre la somme des laïcards, des islamophobes, des islamologues, des islamopschitts, des nains soumis, des gérontophiles et des nyctalopes. Peu exigeants sur les conditions de l’entente collective, ils font vite masse. Un peu d’eau dans le vin, un peu de vin dans l’huile, un peu d’huile dans le vinaigre. Achetons plutôt une vinaigrette toute faite mes amis, à quoi bon touiller sans certitude de résultat. Oui, il est vrai, l’aquaboniste est pourvoyeur de croissance illimitée. Ne comptez pas sur lui pour freiner quoi que ce soit, limiter l’épandage de toxines ou arracher les plans à Sion. A quoi bon ! Vous le verrez par contre lire des fadaises sur le bonheur et la méditation pour supporter le bouchon du soir. L’aquaboniste se laisse asphyxier avec une certaine hauteur de vue, un beau flegme, une petit citation zen glanée sur Inter.

 

  • Les aquabonistes sont légions. Ils pullulent même. La faute à des mises en spectacle quotidiennes qui lui assènent que l’on peut parler à une boîte en plastique dénommée Watson ou Google sans devenir complètement débile, rouler seul au volant de son Audi dans une mégapole vide sans être atteint de troubles mentaux ou vivre décemment au milieu d’individus aussi résignés que lui. Bref, l’aquaboniste n’est pas un type moral éternel que vous pourriez croiser en ouvrant Les Caractères de La Bruyère mais une construction sociale conforme aux intérêts du marché. L’aquaboniste, en ce sens très précis, est l’ennemi, le maillon fort d’une chaîne de faiblesses et de consentements asilaires aux pires saletés à venir. Il est le geôlier auquel chaque homme en colère doit vouloir piquer les clés de sa prison.

 

Coup de pelle

Coup de pelle

 

  • Comme pour s’excuser d’avoir réalisé son Amélie Poulain pour gueules cassées sous les hourras bravos des gens « du métier », Albert Dupontel revisite Nietzsche : « Tu sais, le mec qui a fait Bernie, il est mort, hein ! Si vieillir, c’est apprendre le sens de la nuance, comme disait Nietzsche, alors oui, je vieillis et c’est très bien comme ça. Je vais pas mettre des coups de pelle dans la tronche jusqu’à la retraite. » (1) Et pourquoi pas ? C’est un beau projet Dupontel de mettre des coups de pelle jusqu’à la retraite et au-delà. La nuance, c’est de comprendre qu’il y a toute une variété de coups de pelle mais pas de faire de la nuance l’antichambre de la niaiserie. C’est l’avantage de la maturité justement, l’apprentissage progressif de la gamme des coups de pelle. Le petit coup de pelle, en passant, discretos. L’aphorisme, dans le jargon des cultivés, peut venir brutalement sous la douche. Le coup de pelle touité, entre douche et café, un petit clic, dit coup de pelle de décrassage. Puis vient le coup de pelle d’agrément à la machine à café. Josiane en stress : « Y a pas de tête de classe sur laquelle on peut s’appuyer. » – « Appuie toi sur la table ». Entre temps, tu poses les bases littéraires d’un coup de pelle savant, dit aussi coup de pelle d’embuscade. Celui-là demande une préparation, un travail de lecture, un usinage spécifique de la lame pour couper court à toute velléité de réponse. Activité préparatoire qui peut tenir sur une page ou déboucher (beaucoup plus rarement)  sur le coup de pelleteuse distribué dans les bonnes librairies. Bref, cet échantillonnage non exhaustif nous prouve, si besoin, que coup de pelle et nuance ne sont pas incompatibles. Cela dit, on constate avec l’âge cette fâcheuse tendance à tuer sa jeunesse. « Le mec qui a fait Bernie, il est mort, hein ! » Ah bon, je pensais qu’il venait de réaliser Au-revoir là-haut !, film étouffant de positivités parvenues aux antipodes de la déglingue sans prétention de Bernie. Cette maturation de l’œuvre filmée prendrait-elle le nom de nuance ? Que vient faire Nietzsche dans ce ramollissement ? Bertrand Blier avait d’ailleurs fait une sortie similaire à propos de son livre Les valseuses, une connerie de jeunesse selon lui. C’est curieux mais j’aurais plutôt tendance à penser que la fameuse maturité, nous rapprochant de la mort et de la folie rapace qui vient avec, nous libérait des risques de l’empattement.

Tout à perdre, (maturité ?) nuance. Plus rien à perdre, (immaturité ?) coup de pelle.

 

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(1) Chauffe Albert, entretien pour Illimité, octobre 2017.

 

 

Note additive à « Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ? »

Note additive à « Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ? »

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  • « Mes textes peuvent servir de justificatif à n’importe qui. Les prendre pour référence est déjà en soi une simulation, et pas des meilleures. Car s’il y a une caractéristique de l’univers de la simulation, c’est bien la perte du référent et de la référence (qui établit, elle, un enchaînement de sens), donc il y a un contresens total à prendre quoique ce soit comme référence. De deux choses l’une : ou je fonctionne comme référence sérieuse (ce qui fait toujours plaisir)et il y a contresens sur la simulation, ou je fonctionne moi-même comme objet de simulation (on fait du Baudrillard comme on fait du Mondrian ou du Renoir, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, on donne tous les signes de Baudrillard), et alors je ne peux que prendre mes distances, sans d’ailleurs chercher à préserver une quelconque pureté ni avoir raison contre eux. » (1)

 

  • Nous en sommes pourtant bien là : référence à, hommage à, éloge de, retour à, commémoration de etc. Nous contemplons le passé comme un réservoir de pieux auxquels accrocher nos dérives stériles. Untel cite Péguy, Bernanos ou Paul Valéry à la façon des bacheliers qui se remémorent une fable de La Fontaine afin de remplir un peu la copie. Un autre Jaurès, Marx ou Léon Blum en fantasmant une filiation politique insensée. Un troisième Rawls, Habermas ou Paul Ricœur pour épaissir le vide de sa « start-up nation » d’un fond de sauce philosophique. « Etablir un enchaînement de sens » ? En sommes-nous encore capables ? Sommes-nous disposés à enchaîner du sens quand la norme est d’enchaîner « sans transition », autrement dit n’importe comment, à la volée, au hasard, sans queue ni tête. Combien de fois ai-je entendu : « Baudrillard, c’est le simulacre. » Après « Debord, c’est la société du spectacle » et « Marx, c’est la lutte des classes ». La simulation offre à ces écrasements une occasion d’enfermer définitivement le sens dans un univers de signes clos, auto-suffisants. Ils fonctionneront désormais sous le régime de l’autorité illogique indiscutable.

 

  • Dans sa chronique du Monde des livres consacré au texte Le néant et le politique (26 octobre 2017), Roger-Pol Droit écrit : « même sans partager toutes ses analyses, c’est bien le refus acharné, honnête et résolu, de la disparition annoncée des clivages profonds, des utopies et des contradictions humaines. » Ce refus, que je suis loin d’être le seul à partager, est une forme de dégoût radical. Il est autrement plus profond que les divergences que l’on peut avoir sur telles ou telles « analyses » et qui font aussi la vie de la critique. Sans elles, la critique de la critique ne serait plus que le dogme de l’antidogme ou l’anti-philosophie philosophique des baudruches commerciales qui ont pu faire carrière médiatique dans la simulation des idées au prix d’une démission intellectuelle sans précédent historique.  Le problème que soulève Baudrillard entre la « référence sérieuse » et « la référence simulée » est fondamental. Sa non résolution (ou l’impossibilité de sa résolution) a fini par prendre Baudrillard à son propre piège. Il le savait, c’est aussi là tout le sel de son ironie. Fatalement, une déchirure quasi métaphysique est en train d’apparaître en ce début de siècle entre ceux qui s’acharnent à enchaîner encore du sens (même si cet enchainement prend parfois, pour être à la hauteur de l’aplatissement général, une forme passablement dérisoire et comique) et ceux qui se contenteront d’une simulation bien faite. Jean Baudrillard a été, par son parcours intellectuel, un des premiers témoins de cette déchirure. Il l’a vu naître et a contribué à la faire voir au milieu des kapos du vide qui furent aussi les premiers à le citer pour mieux conjurer le coup symboliquement mortel que le champenois leur portait.  Car s’il reste un tabou dans nos sociétés du simulacre avancé, c’est de témoigner encore de la réalité de cette déchirure.

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(utilisation de Jean Baudrillard, La société de consommation,  par le kapo du vide, Frédéric Beigbeder, un an après sa mort pour une publicité des Galeries Lafayette – Affichage métro, Paris).

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(1) Jean Baudrillard répond à l’utilisation de son œuvre par de nombreux artistes new-yorkais se réclamant de lui. (in L’Herne, Baudrillard, Paris, 2004).

 

 

Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ?

Jean Baudrillard, la buée de sauvetage ?

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  • Jean Baudrillard (1929-2007), qui en faisait un art, a disparu une fois de plus il y a dix ans. Il est un des rares écrivains à être capable de nous délivrer du sortilège des tautologies pathétiques de notre temps. Rien n’est plus étranger à sa pensée excentrique que le recopiage à l’identique des mêmes indignations vertueuses, ces grandes messes cathodiques et désormais internétiques du même. La morale des chiens de garde est bien mal nommée : moraline des moutons bien gardés est plus juste. Jean Baudrillard, comme beaucoup d’esprits puissants, est le penseur d’une idée : la liquidation est derrière nous. On ferme ? Non, c’est fermé et ouvert à la fois. La fermeture est indécidable. La fin est devenue excentrique à elle-même. Faut-il critiquer radicalement le monde ou le monde se critique-t-il radicalement lui-même sans qu’il faille en rajouter ? Plus étonnant encore : votre critique n’est-elle pas une défense ironique de ce qu’elle vise ? Une citation de Donald Trump sur la politique ou d’Emmanuel Macron sur la philosophie ne suffit-elle pas à nous montrer, sans autre ajout critique, que nous sommes passés au-delà de la politique ou en-deçà de la philosophie ? A moins, réversion ironique, que ce ne soit justement l’inverse – cette vérité étant prise dans un jeu de miroirs et de spéculations indécidables.

 

  • Ce qui est en jeu par conséquent n’est autre que notre capacité, dans un univers réversible comme peut l’être l’anneau de Moebius, à injecter encore du négatif, autant dire de la critique, quand nous sommes dessaisis de la fin  (fin du politique, de la philosophie, de la pensée critique elle-même). Comment mettre en échec cette solution finale du négatif. L’image embrumée de Philippe Muray est ici des plus éclairantes : « L’humanité avançait dans le brouillard, et c’est pour cela qu’elle avançait. » (1) Image à laquelle Jean Baudrillard oppose une autre : comme la mouche nous nous cognons désormais à une paroi transparente incapable de savoir ce qui nous éloigne du monde. La transparence intégrale, la perfection de l’apparence, la précession des simulacres, la scénarisation du monde, le design du futur sont autant de catastrophes que nous ne pouvons plus critiquer de front. La saturation de positivité fonctionne en effet comme une opération de dissuasion. Quand tout est déjà dit, déjà pensé, déjà scénarisé, déjà vu, déjà anticipé, déjà calculé et rentabilisé, comment échapper au funeste destin de la duplication, au sortilège des tautologies ? Comment s’en sortir ?

 

  • Jean Baudrillard, que l’on accuse parfois de nihilisme au théâtre guignol du rien de pensée, cherche à s’en sortir. Non pas qu’il ait pour l’humanité de grands projets d’émancipation, de libération ou de révolution quand ces mots lessivés deviennent l’antichambre des pouvoirs les plus conformes. Jean Baudrillard n’est pas un homme de programme comme on dit aujourd’hui. S’en sortir, autant dire se libérer radicalement, et en premier lieu du chantage à la liberté. Se libérer de la liberté en somme ! Proposition qui renoue avec une pataphysique autrement plus lucide et jubilatoire que les messes insipides (2) d’une critique « progressiste » gauche et peu adroite.

 

  • Jean Baudrillard, qui possédait une bergerie au pays cathare, estimait, dans la dernière période de sa vie, la plus stimulante intellectuellement, qu’il fallait tout faire pour préserver une « dualité irréversible, irréconciliable. »(3) En un mot qu’il affectionnait, une dualité fatale. Seul un manichéisme ironique peut encore répondre au monstre doux de l’entente aplatissante, de la mièvre communication et du chantage au Bien. Hérétique au pays des orthodoxes ? Plutôt métaleptique au pays des doxodoxes. Art de la permutation à l’ère du plein et de la saturation de tous les genres.  Forme de pensée qui ne peut pas faire école (de là sa postérité contrariée) tout en posant un problème fondamentale à la pensée critique : comment fuir encore ? La réponse à cette question ne peut plus être pour lui une énième théorie critique qui se fracassera à tous coups sur le mur de verre qui lui fait face, prisonnière du sortilège des tautologies théoriques. La tâche que nous assigne l’œuvre de Jean Baudrillard, pour ceux qui respirent encore, sera plutôt de souffler sur la paroi de verre pour faire apparaître une fine buée, preuve que nous ne sommes pas si irréels que ça.

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(1) Philippe Muray, « Le mystère de la Désincarnation », in L’Herne, Baudrillard, Paris, 2004.

(2) « Le presbytère sans le latin a perdu de son charme… Sans le latin la messe nous emmerde. » Georges Brassens, Tempête dans un bénitier.

(3) Jean Baudrillard, Mots de passe.

Jürgen Habermas, un philosophe utile pour le jeune vieux Emmanuel Macron

Jürgen Habermas, un philosophe utile pour le jeune vieux Emmanuel Macron

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(Illustration de l’article de L’Obs,

Habermas : « ce fascinant Monsieur Macron »)

  • Jürgen Habermas. Deux souvenirs me reviennent à l’esprit à propos de cet homme dont la prose soporifique fera l’effet d’une purge sur tout jeune esprit qui entend penser et y mettre un peu de vie. Emmanuel Macron m’en offre un troisième. Le premier remonte à mes heures de lecture à la bibliothèque nationale. Haut de jardin pour les habitués. Par curiosité autant que par ennui, j’ai sorti du rayonnage un pesant livre de ce philosophe : Erläuterungen zur Diskursethik. En français, Ethique de la discussion. Je pense sincèrement, en toute rigueur, ne jamais avoir rien lu de plus assomant, de plus mièvre, de plus faussement profond que cette somme. Tout sentait le vieux sous les habits du neuf. La recherche des conditions minimales de compréhension et d’entente ? Comment peut-on, sans être atteint de rationalisme morbide, prendre, ne serait-ce qu’une seconde, cette question au sérieux. Préfigurant les pires sottises sur l’écoute partagée, la bonne entente mondialisée, le formalisme communicationnel entre groupes huamains plus ou moins éloignés, Habermas étirait, sous mes yeux embrumés, cette pâte grise à longueur de pages. Très vite, les symptômes de la conduite de nuit me sont d’ailleurs apparus : raideur de la nuque, tête qui pique vers l’avant, envie irréprescible de bouger sur la chaise. Ce pensum devait peut-être faire partie d’une liste de lectures prescrites, la mémoire me fait défaut. Mais je me souviens avoir assitôt attaché à ce patronyme, Habermas, une odeur de mort et de formica. Pour en faire une image, la mise en bière de la pensée dans une cuisine des années 70. Comment une telle chose était possible ? Après quel renoncement en vient-on à écrire Erläuterungen zur Diskursethik, je l’ignore. Mais une chose est sûre, à côté ce triste formalisme de la bonne discussion, un mauvais pet est toujours plus convivial.

 

  • J’ai croisé à nouveau Habermas, enfin une de ses innombrables pontes, une dizaine d’années plus tard. Un livre sur le 11 septembre en compagnie de Derrida. Un livre incompréhensible dans lequel il s’agit de faire du 11 septembre un concept sans interroger, ni de près ni de loin, la réalité des événements et le niveau de manipulation médiatique dont ils firent l’objet. Rien. Une pure construction formelle, illisible et globoïde, qui ensevelit la réflexion critique sous une glose hermétique. Mais arrive la page 67 de l’édition française. Une pépite qui, à elle seule, justifie le couteux achat du livre. Entourée à la règle et crayonnée dans le cadre, je l’ai sous les yeux. Jürgen Habermas est à deux doigts d’en finir avec ses sottises communicationnelles qui m’avaient fait tant souffrir dix ans plus tôt à la bibliothèque nationale. A deux doigts seulement : on ne tire pas un trait en trois lignes sur une carrière universitaire construite sur une telle farine couleur gris galet. Voici le texte, il est sublime : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – , n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. » (2)

 

  • Jûrgen Habermas mettait enfin des mots sur le sentiment que j’avais eu à l’égard de son texte dans un état demi comateux à la bibliothèque nationale. Ridicule en effet de penser que la violence commence par une « perturbation dans la communication » quand la communication mondialisée s’impose comme une violence aux mains de ceux qui en tirent les plus grands profits. Ridicule de croire quand corrigeant la « défiance réciproque incontrôlée qui conduit à la rupture de communication » on n’augmente pas aussi le niveau de contrôle qui la favorise. Ridicule enfin d’imaginer que le « capital-confiance » qu’il invoque ne soit pas une autre forme de capital à côté du capital culturel et économique. Conception de l’agir communicationnel hors sol, ridicule, mais adaptée aux nouvelles hégémonies planétaires. Sombre ironie pour un homme qui a, un temps, côtoyé Horkheimer.

 

  • Voici donc mon futur troisième souvenir de la cuisine en formica Habermas. Emmanuel Macron aime Jürgen Habermas qu’il situe comme un « grand ». N’oublions jamais que chez Emmanuel Macron, en matière de philosophie, le cliché et le clin d’œil font office de contenu. Mais Jürgen Habermas lui rend bien. Dans le numéro de L’Obs daté du 26 octobre 2017 voici ce qu’il écrit sous le titre étonnant : « ce fascinant Monsieur Macron ». Il s’agit de la chute de l’article : « Mais la connaissance intime de la philosophie hégélienne de l’histoire, dont il a fait preuve dans sa réponse à une question sur Napoléon en tant que « l’esprit du monde à cheval », est, en tout cas, une nouvelle fois, impressionnante. » (2) Pour Jürgen Habermas, il suffit donc de citer « l’esprit du monde à cheval » pour avoir « une connaissance intime de la philosophie hégélienne de l’histoire. » Jürgen Habermas, passé de la pâte conceptuelle communicationnelle gris galet dans les années 90 à la demi contrition sur le ridicule de son œuvre au début des années 2000 finit son parcours « séduit par le discours du président français sur l’Europe à la Sorbonne » avant de l’adouber sur un néant d’idée – hégélien le néant s’il vous plait.

 

  • La cohérence du train fantôme Habermas est cependant implacable : une pensée incapable – qu’elle soit d’ailleurs estampillée philosophique ou pas – de mordre sur le réel ne peut aboutir que dans les bras des joueurs de flûte, communicants professionnels qui n’ont pas plus de rapport à la philosophie de l’histoire de Hegel que j’en ai au chien d’Emmanuel Macron. Il se trouve que cette génération de philosophes en train de sombrer dans un monde qu’elle ne comprend plus, un univers hautement stratégique dont elle est incapable de suivre la trajectoire, n’a plus rien à nous dire. Cet état de fait ne date pas d’hier. Je comprends mieux, rétrospectivement, le rejet spontané que je faisais, à la fin des années 90, de cette philosophie  grisaille et mièvre mais tout de même bien nocive dans ses conséquences. La preuve : elle sert aujourd’hui de caution à un homme sans scrupule qui fait de la patine philosophe l’alibi de tous les saccages. Qu’Habermas soit largué, c’est une chose. On ne passe pas du formica au carbone par la seule Erläuterungen zur Diskursethik. Quant au reste : la vacuité acritique suit son court. Communicationnellement.

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……

(1) Le « concept » de 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004.

(2) L’Obs, 26 octobre 2017, Habermas : « ce fascinant Monsieur Macron », p. 85.

Ode à Macron et entracte bien mérité

 

 Ode à Macron et entracte bien mérité

(J’annonce : octosyllabe).
………
  • Quoi que tu fasses, y a un marché
  • Tu vends des nippes ou du papier
  • Des essuie-glaces ou des bracelets
  • Tu viens remplir la quantité.

 

  • On appelle ça libéralisme
  • Démocratie et pluralisme
  • Offre et demande, capitalisme
  • Pour l’tube à crottes, péristaltisme.

 

  • Chacun peut pondre à la volée
  • Son diagnostic sur le sujet
  • Sa p’tite synthèse, son encornet
  • Quelques milliers, tu fais tourner.

 

  • Vaincre Macron, Macron bidon
  • Macron & co, Macron cochon
  • Macron, histoire, Napoléon
  • Macron salade et opinions.

 

  • C’est pas la peine d’en rajouter
  • Regarde le tas va déborder
  • Avec ta prose sur le paquet
  • C’est la catastrophe assurée.

 

  • On appelle ça libéralisme
  • Démocratie et pluralisme
  • Offre et demande, capitalisme
  • Pour l’tube à crottes, péristaltisme.

 

  • On a bien eu la même idée
  • On s’est peut-être tous recopiés
  • Comment va-t-on nous distinguer
  • Sans grands esprits pour nous juger ?

 

  • Pourquoi écrire sur l’amiénois ?
  • Le théâtreux au p’tit minois
  • Faut-il pas être un peu benoît
  • Qu’est-ce qui t’a pris Harold Bernoix ?

 

 

 

 

 

 

 

Bonne nuit les petits

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C’est écrit en petit, je le remets ici :

« Comment la réflexion philosophique peut-elle nourrir le politique ? Pour Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, ses analyses et réflexions éclairent le réel et donnent un sens à l’action. Un apport  qui paraît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que le vide idéologique des partis est manifeste. »

…….

  • A la fin de l’histoire, nous n’aurons plus que des petites bandes dessinées. Incapables de voir le langage, quasi analphabètes, nous serons inaptes à la pensée critique. Nous consommerons ces produits du marché dans un somnambulisme intellectuel abouti. Désœuvrés, sautant d’une bulle à l’autre, nous subirons un pouvoir « politique » qui fera de cette désolation mentale son fonds de commerce. Nous n’aurons plus les mots, sans parler de la force, pour pointer cette nullité, ce vide qui prétend conjurer le vide en le redoublant.

 

  • Emmanuel Macron est devenu « philosophe » à partir d’un article du Un daté du 8 juillet 2015 – j’explique en détail ce point dans le Néant et le politique (1). Ce même Un poursuit son travail d’anéantissement intellectuel aujourd’hui en publiant une sorte de recueil, étonnamment intitulé Repères quand il s’agit de les abolir tous. La falsification n’est pas à un travestissement près.

2000-deins-pour-comprendre-le-monde[1]

  • Les photographies ci-dessus en sont extraites. Le titre « de la philosophie en politique » renvoie directement au titre de l’article qui propulsa en 2015 Macron dans les nuées. Il va de soi que ce journal hebdomadaire, « un journal pour ralentir et pour réfléchir », est en accord avec les goûts de lecture d’un nouveau public. En 2015, Macron était construit, de toutes pièces, à grands coups de levure artificielle. Macron philosophe, Macron brillant, Macron génie, Macron vous dit tout de ses talents. L’élection passée, les enjeux politiques rendus à leur dérisoire, il est temps de faire jouer la pluralité et de donner à d’autres droit au chapitre : « Mélenchon dit tout ». Comme s’il n’avait pas déjà tout dit, sur un support ou sur un autre. Peu importe, le conte pour enfant doit maintenir les citoyens-consommateurs dans un continuum infra-logique qui désarme intellectuellement autant qu’il fait vendre. Bien sûr, personne sur la place n’a intérêt à pointer cela. La raison est simplement économique. Les journalistes qui font l’opinion et le pluralisme libéral démocratique ne vont tout de même pas se tirer les uns sur les autres. Ils se ménagent et font des ménages. Cette logique implacable est incompatible structurellement avec l’activité critique. Et ce n’est pas en créant un nouveau média de masse que cette situation changera car tout se joue dans une somme de détails, de glissements, de fines falsifications, dérisoires à l’unité, aux conséquences désastreuses dans l’ensemble.

 

  • Je ne pourrais pas faire ce travail si j’étais journaliste. Je ne pourrais pas déplier cette logique sans disparaître à mon tour. Si je le fais, en plus de mon travail, au prix de quelques sacrifices, c’est que j’estime, avec d’autres, qu’il est de mon devoir de le faire. Non pas pour répondre à je ne sais quel impératif catégorique mais pour rester cohérent avec moi-même. Je ne peux pas enseigner la philosophie à des classes terminales dans l’institution et ne pas lutter, hors de l’institution, contre des logiques qui, à terme, me feront disparaître. Que certains « philosophes, écrivains » se gargarisent de liberté et de démocratie pour sauver leur conscience et leur salaire n’est pas mon affaire. Je ne fais ici, avis aux amnésiques, que poursuivre avec d’autres moyens un travail critique qui s’efface progressivement du paysage intellectuel français. Très loin d’être le résultat d’un complot ourdi par des puissances occultes, cet état de fait est le résultat d’une démission face à la puissance du marché. Un lecteur récemment me comparait à Don Quichotte. Comparaison certainement rassurante quand on ne parvient plus à distinguer les moulins à vent des chevaliers.

 

  • Mais n’en déplaise aux soumis du marché, il existe bien un lectorat caché, souterrain, des esprits qui comprennent parfaitement la nature des enjeux et les grosses ficelles de la démocratie libéralo-marchande. Ces honnêtes femmes, ces honnêtes hommes ne sont pas payés pour enfumer l’auditoire. Ils ont un travail décent, un intérêt pour le bien commun et un esprit suffisamment résistant pour s’opposer encore.  Il est, toujours pour le marché, de première nécessité de les qualifier « d’extrêmes » ou de « rétrogrades », rhétorique imbécile qui ne fera pas illusion très longtemps. Nous n’avons pas besoin « d’une nouvelle expérience de presse » ou d’un « nouveau média » mais d’individus qui ont le courage de faire passer la probité avant la triste logique de l’argent.

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UN JOURNAL POUR RALENTIR ET RÉFLÉCHIR

L’univers des médias connaît une révolution fulgurante.

L’information coule à flux continu, dans un trop-plein désordonné qui brouille le sens des événements et les prive de perspective.

Face à ce déferlement, le 1 propose une nouvelle expérience de presse.

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(1) Le Néant et le politique, Paris, L’Echappée, « Le simulacre philosophique », p. 34.

 

Message d’encouragement officiel à la presse nationale pour la sortie du livre Le néant et le politique

Message d’encouragement officiel à la presse nationale pour la sortie du livre Le néant et le politique

 

« Quand j’entends les uns ou les autres dire que c’est de la communication ou du théâtre, oui gros ballot, toi aussi ta vie c’est ça. »

Emmanuel Macron, « En marche vers l’Elysée », Envoyé spécial, France 2, mai 2017.

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Chers amis de la plume et faiseurs de clowns,

  • Je viens là en ami pour vous dire à quel point j’ai confiance dans la qualité de votre jugement. Ne pensez surtout pas que j’ignore les contraintes qui vous attachent, bien malgré vous, aux puissances occultes de potentats cachés dans les ténèbres épaisses et angoissantes de l’argent roi. Sachez que, moi aussi, l’esprit enchâssé dans une administration de tutelle, je n’ai pas tout loisir d’exercer la critique avec autant de force et de passion que je le voudrais. Une obligation administrative ici, un tas de copies par là m’attachent plus sûrement que des chaînes aux lois d’airain d’une activité médiane, socialement acceptable. Vos copies à vous ont pour nom marronniers. Sujets mille fois rebattus, propositions iconoclastes de série, portraits recuis et bouillons inédits chroniques d’où sortent parfois les fameux serpents de mer de la laïcité, de la croissance et du panier rentrée. Sans parler du cent quatre vingt troisième bouquin de Michel Onfray, du notable Nothomb de l’automne ou de la dernière commande présidentielle.

 

  • Evidemment, Bernat c’est autre chose. Un autre délire disent les jeunes lettrés. C’est un peu la copie bizarre du tas qu’on a peine à noter un jour de commission fin juin. Après le tour de table – et j’en ai connu – la note se ballade, le cul à l’air, de 4 à 17. Oui, vous avez bien lu, de 4 à 17 ! Tour de table : – on leur met du Bernat ? Peut-être, pas sûr, faut voir. Mais c’est comment ? C’est bon, c’est mauvais ? On sait pas… on sait pas… Dans ces cas-là, chers amis de la plume, j’ai tendance à me dire que le trouble causé par l’étonnante copie n’est pas sans vérité. Pour quelle raison l’équerre du jugement se trouverait-elle ainsi faussée ? Par quelle divine malice le fil à couper le beurre se casse au contact de la motte  ? Qu’y a-t-il de démoniaque dans cette ponte bachelière pour susciter jusqu’à treize points d’écart dans la docte évaluation de ce parterre éclairé ? Evidemment, cela suppose le saut dans l’inconnu. Accepter de laisser place au difforme, à l’inchoatif, à mi chemin entre la guignolade sous acide et les sphères logiques du wittgensteinien. Au milieu se tient le texte, la chose écrite. Singulière, on peut aussi le dire comme cela, en y mettant les gants.

 

  • On se plaint, nous nous plaignons, chers amis de la plume, de voir venir un monde hideux, compoté au management aussi violent que débile, à la vacuité power point, aux logiciels du vide. Un monde, qui pour le dire dans les termes exacts de la plus crasse soumission aux usages du temps, de Free à L’Elysée, à « l’ADN » du Néant. On se plaint, nous nous plaignons, chers amis de la plume, d’un conformisme générationnel inédit qui relègue dans les limbes Pasolini, Ferré et Bukowski – pour n’en sortir que trois du chapeau magique. Alors cessons de geindre un instant et lisons à haute voix cette copie difforme qui met en échec les certitudes du tour de table. Personne ne peut prétendre être meilleur que les autres dans cette lutte de l’esprit contre le glissement de terrain qui nous entraine loin, très loin des muses qui faisaient parler Socrate.

 

  • Bernat, c’est autre chose. Mais pas seulement lui. Ne confondez pas la miette et le collectif. Toute une kyrielle d’hoplites qui refusent de se soumettre à la médiocrité promise par les « philosophes en politique », économistes, banquiers, putes et stratèges aujourd’hui au pouvoir. Une kyrielle de sans nom qui par leur esprit, leur dérision, leur talent, leur échec aussi, composent une étonnante mosaïque, la part maudite du politique. La philosophie a commencé en Grèce par une décision, celle de Socrate, une décision politique couteuse pour l’intéressé : ne joue pas à être ce que tu n’es pas. Il se trouve que la période se tient aux antipodes de cette devise. Chers amis de la plume, faiseurs de clowns et « gros ballots », jugez, jugez encore, mais n’oubliez pas de le faire en pesant la valeur de votre fil à couper le beurre. Après quoi, 4 ou 17 peu m’importe, pourvu que la note soit rendue publique. La vie de la Cité l’exige.

Avec toute ma confiance,

COUV – Le néant et le politique

 

 

La digestion du néant

La digestion du néant

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FETE_DU_VIN_Nouveau_Brocante_2015[1]

(Fête du vin nouveau et brocante aux Chartrons, 21 octobre 2017)

« Emmanuel Macron a un projet, le nier serait absurde : nous ne lui répondrons que par une vision alternative cohérente, claire, imaginative et efficace. Si nous nous contentons de répéter que Macron porte une politique du vide, le risque est que nous ne soyons, en réalité que l’opposition au néant. »

François-Xavier Bellamy, Valeurs actuelles, 22 octobre 2017.

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  • Je suis toujours stupéfait de constater à quel point des esprits vifs peuvent se montrer aussi inconséquents en face du vide. On ne répète pas le vide et la politique qui irait avec. On ne le montre pas comme un trophée de chasse avant de payer sa tournée « alternative », « claire » et « cohérente ». On ne le dépasse pas en appuyant sur l’accélérateur comme on double un poids lourd sur l’autoroute des vacances. Le vide, ça se digère. Une longue rumination, pénible, douloureuse. « N’être que l’opposition au néant » ? Il me semble, cher ami, que vous sous-estimez le travail du négatif. L’assimilation du vide précède toute réponse. Sa digestion est un préalable. Si seulement nous étions capables d’être cette opposition. Si seulement nous avions encore les capacités de nous opposer. Hélas, il nous manque une partie du courage qui nous ferait aller au bout du néant pour en mesurer l’actuelle profondeur. L’ampleur de la tâche si vous préférez. Bien sûr, un homme politique se doit d’être efficace quand on part du principe (discutable) que l’efficacité se mesure en terme de rendement matériel, d’économie budgétaire et de croissance. N’est-ce pas le crédo d’Emmanuel Macron, « rendre la politique efficace » ? A défaut d’une bonne digestion, le vide, en écho, répondra au vide.

 

  • C’est de la publicité, de la com, du vide… etc. Ces formules sont devenues à ce point banales qu’elles  se dupliquent elles-mêmes. C’est certainement cela que François-Xavier Bellamy a en tête. Publicité de la publicité qui se dénonce elle-même, com de la contre-com, vidange du vide. Le risque n’est certainement pas que nous soyons « l’opposition au néant » – ce qui est, en partie, le sens du travail de digestion, une finalité des plus lointaines, la pointe de l’œuvre critique – mais que nous pensions nous en sortir à si bon compte. Comme si le constat en vacuité était un simple état des lieux avant l’occupation, sous un nouveau vocable, du local politique fraîchement repeint. Les angelots, culture et tradition, débarquent sur la place avec moult breloques. Il constatent le vide, garde le chèque de caution et présentent leurs étals de valeurs tradi. Vous trouverez ces marchands, à Bordeaux, au quartier des Chartrons. Ils parlent bas, bien mis, gominés, barbes fraîches, vélos électriques, ont des valeurs mais ils créent peu. L’observation hier de ce vivier, avec un ami qui se destine à soigner les corps malades en concurrence avec Google Health, un médecin, nous oblige à faire un autre diagnostic. Les opposants au néant ne sont pas de sortie. L’effort est d’une autre nature, Macron ou pas Macron : limiter les tensions et s’efforcer de jouir dans les limites de la matérialité bien pensée. Les vieilles nippes sont en promo, profitez. S’efforcer seulement. Sans grandes tensions de l’âme, surchargés de bibelots, la jouissance est molasse. Disons qu’elle jouit à peine.

 

  • L’opium culturel tient lieu d’analgésique. Il est un aménagement de la faiblesse à se situer contre. Ce qui manque essentiellement de vie, fut-il artificiellement vieilli en fûts de chêne et de hautes cultures, ne s’oppose plus à rien. Ruminant cette formule – « le risque est que nous ne soyons en réalité [je souligne] que l’opposition au néant » – nous évaluons sa force. Voilà ce que nous voulons être, le désaccord fondamental,  le contraire d’un aménagement « efficace », « cohérent », « alternatif » à Emmanuel Macron ou à d’autres. Tout sauf la léthargie, le vin nouveau sucraillon qui dérange les selles sans aiguiser l’esprit. Des spiritueux plus goétiques. de quoi faire face au néant que les hommes nouveaux traitent par dessus la jambe comme un bilan comptable.

 

  • De quel risque parles-tu Xavier-François Bellamy ? Ouvre les yeux, mon ami philosophe (puisque nous le sommes tous), estime à bonne pesée les états d’inconscience du collectif qui te fait face. Vois-tu, dans tout ceci, une « opposition au néant « ? Ce mépris « hypocondriaque de soi-même » dont parle Nietzsche, le devin décadent, inhibe toute forme de rejet. Nous sommes d’accord, il faut bien un programme pour régenter les masses mais sans une bonne digestion, le vin nouveau des Chartrons et sa demi-fermentation artisanale – ni trop critique, ni trop peu – te restera longtemps sur le bide. Les grands mots, pourquoi pas, le vide nous sommes d’accord, les constats sont connus mais la suite m’inquiète si tu ne prends pas au sérieux le néant que nous sommes devenus. Nous digérerons encore l’avènement Macron et certains se pressent déjà pour écumer les prochaines brocantes. Avant c’était le vide, déballez vite les nouvelles babioles.  Non, Bellamy, nous digérons encore Macron. Le travail est lent, difficile, écœurant aussi. Il suppose le concours de toutes nos forces psychopathologiques. Le négliger nous condamne à un vide réactif univoque, quel que soit le parti.