L’indigence spirituelle des « élites » du nouveau monde
- Le vote de classe économique en faveur d’Emmanuel Macron est synonyme de misère pour les uns, d’indigence spirituelle pour les autres. Le cadrisme – à ne surtout pas confondre avec le castrisme – consiste à s’adresser à une frange de la population qui, sans être pauvre, se sent menacée par une néopaupérisation, la paupérisation des pas encore pauvres. David Brooks, auteur de Bobos In Paradise: The New Upper Class and How They Got There, dans un article du New York Times du 12 janvier 2003, Pourquoi les classes moyennes votent comme les gens riches, relate un sondage commis par le Times Magazine. A la question posée de savoir si l’individu questionné fait partie des 1% les plus riches, 19 % répondent par l’affirmative et encore 20% pensent y parvenir un jour. Voilà pour le vivier électoral du micro post-Obama et l’étrange leçon d’arithmétique.
- Ce qui compte finalement, c’est de penser qu’on y est ou qu’on va y être quitte à se soumettre aux pires servilités du travail performance. C’est ainsi que la représentation induite par 1% des plus riches mobilise environ 40% de l’électorat, un coussinet confortable nourri par l’indigence intellectuelle des cadres elle-même entretenue par un système de formation rempli d’air. En clair : pour se sentir moins pauvre, il faut toujours aller dans le sens des plus riches. Se sentir et non pas être. Il en va de tout un imaginaire matérialiste dégradé qui oriente en profondeur les affects politiques. Le cadrisme fonctionne selon les lois éprouvées de la fricologie : plus y a de fric pour les uns, plus y aurait de fric à venir pour les autres. Le cadrisme et son espoir de SMIC cadre, salaire minimum d’insertion cadriste.
- Ne reste plus au cadriste qu’à allumer son ordinateur le matin en rêvant de faire bientôt partie des 1%. Lucide et réaliste, vous entendrez son rire de hyène affamée lorsqu’ils entend le mot utopie. La réalité est moins réjouissante. Encore faut-il, dans l’attente d’en être, qu’il supporte le souffle d’air qui traverse sa boîte de com, qu’il résiste aux monceaux de vacuité qui le font vivre. Son ennui à l’after work, sa conscience parfois lucide de dépressif communicant, tout cela bien sûr n’entre pas en considération dans la grande marche vaine d’Emmanuel Macron. Mais le monde est bien fait. L’excroissance tératologique de sa liberté cybernétique, la contemplation onanistique de ses performances et la pauvreté de sa culture suffiront à le faire tenir encore un peu.
- Je laisse notre bonhomme à sa marche infernale vers le vide pour en revenir au fond du problème. Si vous additionnez toute la glose journalistique sur les dangers d’un castrisme à la française ce dernier mois, vous sauriez pris de nausée. La progression de Jean-Luc Mélenchon dans les différentes sondées fut en cela un révélateur ironique de cette doxa défensive. Vertige du copier-coller. En comparaison, rien ou si peu sur le cadrisme dont les effets sur nos vies sont autrement plus inquiétants. Mais avant de crier au complot, réfléchissons bien à la convergence aujourd’hui des cursus de formation des cadres, des journalistes, des décideurs, de cette fameuse « élite ». Alain Finkielkraut, illisible pour une large majorité de ces sous-éduqués, a raison de porter le fer contre ce que devient l’école et l’université, cette crise de la culture qui, à défaut d’être sérieusement pensée, revient à intervalles réguliers comme sujet d’animation et de causeries mondaines.
- Les rencontres que j’ai pu faire avec cette soi-disant « élite » m’ont plus instruit que la lecture de Karl Marx. Pressée par le temps, sommée de répondre instantanément à la médiocrité marchande dans des délais toujours plus improbables, constamment greffée aux machines, cette classe assez disparate quant à la condition économique – ne confondons pas le pigiste esclave du maître patron de presse – barbotte dans un bain idéologique somme toute assez homogène. Cela n’exclut pas les singularités, elles existent, mais on ne pense pas avec des portraits chinois. L’indigence spirituelle de ce bain est flagrante. Ce « cyber bétail de la neurocratie » (1) est plus ou moins riche, plus ou moins visible, plus ou moins bankable – mot abjecte qui résume à lui seul toute l’étendue de la misère. Il n’en reste pas moins vrai qu’il accepte de se soumettre – y compris dans ses couches les plus hautes. A ceux qui verront dans Emmanuel Macron un vainqueur, n’oubliez pas le degré de soumission et de servilité morale dont il faut faire preuve pour représenter aussi vite les intérêts d’une telle « élite ».
Macron n’est autre que le You Porn du politique. Rien de plus.
- Mais l’enthousiasme pour la soumission s’effrite. Tout d’abord chez ceux dont la marche en avant est simplement synonyme de misère sociale et économique. Ces hommes et ces femmes sont pris dans un avenir collectif détruit par la volonté des cas particuliers de l’espèce. Lucidement, la souffrance restant un chemin assez sûr pour accéder au vrai, ils quittent l’indigente marche en s’accrochant politiquement à ce qu’il trouve dans ce grand naufrage de l’homme. Condamneriez-vous celui qui s’accroche à une branche pourrie à défaut de trouver une embarcation digne de ce nom ? Mais l’enthousiasme disparaît aussi chez ceux qui ne veulent plus du travail performance, ceux qui respirent de la merde, mangent du plastique, refusent de lire des crétineries bankable et de voir leurs enfants éduqués par des imbéciles en marche qui communiquent. S’il s’agit là de votre définition du bobo utopiste qui n’a pas encore entendu parler de la fin de l’Histoire, j’en suis. Et après, on fait quoi ?
- Les français peints par eux-mêmes fut un des grands succès de librairie au XIX eme siècle. Ce réalisme social n’est pas exempt de cruauté. La peinture y est féroce, les illustrations magnifiques. Les merdeux en marche cyber connectés figureraient en bonne place dans un projet qui pourrait s’inspirer de ce grand travail de peinture sociale. Je lance l’idée. Une bonne plume pourrait même croquer leur vide spirituelle, leur soumission moderniste et leur néo-servilité dans un même trait. Le texte pourrait être réjouissant. Voici la première bulle :
« Le choix de notre génération, c’est de poursuivre le rêve des Lumières parce qu’il est menacé. »
Macron, 19 avril 2017, Nantes.
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(Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, 1998)