La sondée du peuple 
- Le sondée – qu’on accompagnera de petits bâtonnets aux couleurs des candidats ou diagrammes de sondée – est notre nouvelle Pythie. Une série de pourcentages classés quotidiennement par ordre décroissant qui laisse moins de trace dans la cuisine que le marc de café ou les entrailles de poules. Hygiéniquement, la démocratie progresse. Ne sommes-nous pas passés, en trois siècles, des fèces du roi à celles de l’opinion publique? Les merdes royales étaient qualitatives, gustatives, valorielles. Autour d’elles, on causait texture, fibre et consistance. Celles de l’opinion sont quantitatives, inodores, vectorielles. Inutile d’éventrer les poules ou de jeter les osselets. La sondée dite d’institut résume et condense. La sondée maison, familiale, n’a pas la même valeur épistémique. La sondée d’institut est objective. Elle vous propose le fait et son interprétation. Le mystère des profondeurs insondables du ventre mou enfin accessible dès l’école primaire. L’herméneutique y a perdu beaucoup. La politique, je vous laisse deviner.
- Monsieur Diafoirus le confessait déjà : « Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. » (1) Le public est commode, retenons la formule. Il se laisse sonder le bougre, il aime se faire mettre une sondée dans le jargon, plusieurs fois par jour s’il le faut. Différents instituts, aux sigles inutiles, se piquent de pratiquer la chose. On sonde pour untel ou pour un autre, jamais directement pour le sondé. Ponction numérique du grand corps adipeux et présentation des résultats à vingt heures pour les retraités, en continu pour les actifs. Que ferions-nous sans eux, graphiques et petits bâtonnets ? Si rien n’était sondé, tout serait permis.
- La sondée oriente les flux et les reflux claniques, elle fait son homme et le défait. La valeur du politique de saison, vous la trouverez tout au fond de la masse doxique. Le sondeur devra mettre des gants plastifiés jusqu’au coude avant de s’enfoncer dans la bête publique. Ce qu’on appelle les marges d’erreurs de la sondée. Tout un chacun peut commenter les résultats d’une sondée et voter en conséquence. Il s’agira du vote utile que l’on peut qualifier aussi vote de piété tant il rend hommage à la nouvelle Pythie. Vote de dévotion conviendra aussi. Ne dira-t-on pas, après le vote d’un fidèle : à dévoter ?
- Tout un chacun peut commenter une sondée et se faire ainsi une opinion qui s’ajoutera à la sondée suivante modifiant d’autant la sondée précédente, au risque bien sûr de se refaire dessus. Certains résultats sont inquiétants ou peuvent laisser augurer du pire. C’est la mauvaise sondée. Les différents Diafoirus du commentaire politique se querellent parfois en directe sur la dernière sondée en date. Une question récurrente : en cas de désistement de l’un au profit de l’autre, peut-on additionner leurs deux sondées comme on additionne les œufs mayonnaises ou les emplois fictifs ? En l’état du savoir politique – le fameux science pot qui tire son nom de l’illustre chaise percée – personne ne peut démontrer clairement que les sondées s’additionnent. Ce savoir est certainement réservé aux dieux.
- « Sonde toi toi-même et tu sonderas les dieux », ainsi parle le sage. Si la politique est l’institution lucide de la société par elle-même, la sondée est la ponction ténébreuse de la société par un autre. Politiquement malades, terrifiés par l’idée de voir sortir un boudin noir à la place d’un poulbot blanc, les gouvernants conjurent à l’avance ce qui pourrait advenir. Mais a-t-on vu un médecin du roi interroger le monarque sur son état de santé avant qu’il ne fasse ? Quel Diafoirus aurait eu le toupet de dire au roi ce qu’il devait faire ? Alors, s’il est vrai que le souverain n’est plus le roi mais le peuple, reconnaissez lui, avant toute sondée, le privilège inaliénable de chier tranquille.
(1) Molière, La malade imaginaire.