Pensée d’Etat, pensée de l’Etat (conférence, MSHA, 11 janvier 2017)
« Cet Etat, il nous arrive de le maudire, mais nous sentons bien que, pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes liés à lui. »
Georges Burdeau, L’Etat
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Introduction anecdotique
- Commençons par une petite expérience pédagogique. Quand j’ai posé la question à des élèves de terminale – ou plutôt à des étudiants si l’on écarte la thaumaturgie d’Etat qui consiste, par imposition d’un mot nouveau, à faire passer, entre juillet et août, le jeune bachelier du statut d’élève à celui d’étudiant – qu’est-ce que l’anarchie ?, une conclusion majoritaire s’est imposée : l’anarchie c’est le désordre et la violence ou plutôt le désordre comme nécessairement producteur de violence. Cette définition, loin d’être absurde au demeurant, n’est pourtant pas dénuée de paradoxes. Bien que l’on puisse penser (naïvement) que des jeunes gens qui subissent l’institution au quotidien (ses règles, ses contraintes, ses sanctions, ses mérites et ses blâmes), à une période de leur vie instable, développent une sorte de disposition spontanée à la révolte (disposition attestée par le symbole anarchiste dessiné au correcteur blanc sur leur trousse noire), l’anarchie n’a pour eux aucun mérite lorsqu’il s’agit de la définir en classe. Le signifiant oui, le signifié non. Si peu qu’elle devient même, en trois lignes, un synonyme de violence dans les copies. La révolte adolescente contre les contraintes et la discipline, révolte que nous connaissons bien pour l’avoir vécue, disparaît ainsi comme par enchantement au moment de définir dans l’institution ce qui peut apparaître comme son contraire. Autrement dit, et contrairement à ce que pense (mal) l’opinion commune, l’ordre étatique a peut-être moins à craindre de ses élèves anarchistes sur la trousse que de ses professeurs de philosophie, fonctionnaires sur le papier. La raison de ce paradoxe apparent (quel paradoxe ne l’est pas d’ailleurs ?) vient certainement du fait que l’élève, au moment de répondre, écarte instinctivement toute idée de révolte contre l’institution (ce que j’appellerais sa sensibilité juvénile spontanément anti-étatique) pour projeter dans l’objet sa propre pensée de l’objet, en l’occurrence une pensée qui présente l’anarchie en conformité avec une pensée d’Etat. L’effet d’Etat qui s’exerce sur ces jeunes esprits est beaucoup plus fort par conséquent que leur soi-disant révolte anti-institutionnelle contre laquelle il faudrait paraît-il se protéger en augmentant peut-être le volume horaires des heures d’éducation morale et civique. Un professeur de philosophie a d’ailleurs plus de problèmes avec ce qu’on peut appeler une doxa étatique (pour preuve le succès annuel de la sentence « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », intériorisation d’un droit à la propriété individuelle soutenue par un cadre de lois naturelles et indiscutables) qu’avec des esprits frondeurs et inchoatifs qui défient, par leur créativité auto-instituante, iconoclaste et fantaisiste, les intérêts de l’Etat et du ministère.
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- Le fait que nous ayons à notre disposition pour penser le monde social qu’une pensée elle-même produite par ce monde social est une évidence qui ne trouble que les fétichistes du concept. Mais cette évidence est exacerbée quand il s’agit de penser l’Etat. L’élève, avec sa trousse siglée anar, aussi révolté soit-il, a une maîtrise immédiate des choses de l’Etat. Sa connaissance du rapport entre l’ordre et l’Etat, entre le désordre et l’anarchie, il la met en pratique plusieurs fois par jour, quand il lève la main pour prendre la parole ou qu’il passe à la vie scolaire avec un certificat médical en « bonne et due forme ». En un sens, l’élève (qui étudie sans être étudiant du point de vue de la pensée d’Etat) est déjà un petit homme d’Etat qui sait parfaitement ce que l’Etat attend de lui. C’est pourquoi le travail, explique Pierre Bourdieu, consiste à se « réapproprier ces catégories de la pensée d’Etat que l’Etat a produites et inculquées en chacun de nous, qui sont produites en même temps que l’Etat se produisait et que nous appliquons à toutes choses, et en particulier à l’Etat pour penser l’Etat, en sorte que l’Etat reste l’impensé, le principe impensé de la plupart de nos pensées, y compris sur l’Etat. » (1) L’Etat, en d’autres termes, produit aussi la pensée qui le pense. C’est justement la difficulté de penser l’Etat sans mobiliser spontanément une pensée d’Etat. Et derrière la pensée d’Etat, il est toujours question de justification et non de compréhension. Si bien que la pensée de l’Etat a naturellement tendance à se transformer en un procès en légitimation de l’Etat.
- Si Pierre Bourdieu a pu dire de l’Etat qu’il était « presque impensable » c’est justement parce qu’il empêche la distance réflexive tant les enjeux qui nous lient à lui sont fondamentaux, impensés et contraignants. Dans le cas de l’Etat, on ressent particulièrement cette contradiction structurelle entre la réflexion et l’obligation. J’ai en mémoire une remarque d’Hélène Politis, alors professeur à la Sorbonne. Il s’agissait de mon premier cours sous les boiseries de Paris I après une licence provinciale à Toulouse le Mirail. Elle commença ainsi : « Sachez qu’il s’agit d’un cours dans lequel nous allons penser des problèmes philosophiques fondamentaux, il ne s’agit pas de savoir ce que moi je pense, d’ailleurs vous ne le saurez jamais. Je vous prépare à l’agrégation de philosophie ». L’implicite était évident. Si vous voulez obtenir l’agrégation de philosophie, un diplôme d’Etat, il vous faudra penser sans que l’on sache ce que vous pensez… La pensée qui vous pense sans exprimer ce qu’elle pense est une assez bonne définition pour qualifier la pensée d’Etat. Je note en passant que Luis Sala-Molins, alors directeur de la faculté de philosophie de Toulouse le Mirail, faisait brillamment l’inverse dans ses cours. Il faut savoir aussi qu’à l’époque, personne n’avait obtenu l’agrégation de philosophie depuis cinq ans à Toulouse le Mirail. Je reviendrai sur Luis Sala-Molins un peu plus tard quand il s’agira de conclure.
- La question de l’Etat est une question suprêmement difficile car nous la posons essentiellement dans les termes d’une pensée d’Etat. Fort de ce premier constat reste à savoir comment, pour penser l’Etat, se prémunir contre la pensée d’Etat. Contrairement à une certaine tradition critique marxiste, ma question n’est pas « comment faire ou penser sans l’Etat ou contre l’Etat ? » (comme si l’Etat était un objet constitué objectivement une fois pour toute, indépendant de la pensée qui le pense) mais comment échapper à la pensée d’Etat sur l’Etat. La pensée d’Etat est en grande partie amnésique – c’est toute la force de son fétichisme – amnésique de sa propre genèse par imposition d’un ordre symbolique qui fonctionne sur le mode de la doxa. Il y a une doxa d’Etat. Contre la pensée d’Etat et ses fétiches, je ne vois que la pensée génétique. Là encore, Pierre Bourdieu, que l’on ne peut suspecter de légèreté sur ces questions, me paraît être un des rares à avoir relevé « l’imposition symbolique absolument sans équivalent qui tend à mettre l’Etat à l’abri de toute remise en question scientifique. » On pourrait appeler ça le chantage symbolique de la pensée d’Etat. L’Etat instaure un ordre qui est aussi un ordre de la pensée. Ce qui revient à dire que la définition connue de tous de Max Weber dans Le savant et le politique – « L’Etat comme monopole de la violence légitime » – est très insuffisante car la violence légitime est avant tout symbolique et s’exerce sur les pensées de l’Etat. Un des effets symboliques essentiel de la pensée d’Etat est de faire croire qu’il n’y a pas d’autres voies que l’Etat.
- La force de la pensée génétique c’est qu’elle évite ce que Bergson appelle dans La pensée et le mouvant « l’illusion rétrospective », cette même illusion qui permet à certains journaux de parler aujourd’hui « des racines chrétiennes de l’Etat français ». Proposition idiote et anachronique. L’Europe ne naît pas plus avec Charlemagne que la France avec Clovis car la genèse de l’Etat est historique, résultat d’une volonté et d’une action portée par une idée qui n’existe pas à l’époque de Clovis ou de Charlemagne. Autrement dit, l’Etat français doit plus à « la décision de Richelieu, homme d’Etat du royaume de France, de s’allier au turcs et aux réformés contre l’Espagne catholique et romaine » (Mairet) qu’à une historiographie mystifiée qui érige Clovis en père de la France. Etienne Thuau, dans son essai historique et extrêmement documenté, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu (7), cite quantité d’écrivains monarchistes du début du XVIIe siècle qui combattent cette idée. Un dénommé Jacques Lafons par exemple, poète angevin et avocat au parlement de Paris, écrit, justement à propos de l’anarchie : « L’anarchie est un monstre, une Dire, une horreur », et il lui oppose « les bienfaits du régime monarchique. » « Sans doute les régimes varient avec les peuples mais la complexion des français est d’être régis par des rois. » Il fait l’éloge de la loi salique, affirme que « toute femme est fragile, inconstante et légère » et porte le nerf de la critique en vers contre l’alliance historique de Richelieu avec les turcs :
« Jamais impunément les princes catholiques
Ne se sont alliés des rois mahométiques ».
- Ce n’est certes pas du Ronsard mais cela en dit plus sur les combats d’idées à l’origine de la genèse de l’Etat profane (cette « raison d’Enfer » désignée par les pamphlétaires catholiques au début du XVIIe siècle) que toutes les historiographies compilées sur la vie des rois de France avant même que la France n’existe. Ces combats d’idées se situent majoritairement sur un terrain qui n’est pas philosophique. Si Richelieu a pu être qualifié de prince machiavélien transfiguré en Léviathan hobbien (Thuau), nous sommes loin de la froide démonstration rationaliste. Pour preuve, en réponse aux différents versificateurs catholiques de l’Etat, une pièce de théâtre monumentale, Europe. Europe exalte le rôle libérateur de la France en mettant en scène la reine Europe, « la reine des reines », courtisée par Francion et Ibère. Ibère use du faux nez de la religion pour semer la discorde. Europe fait de Francion son champion libérateur contre Ibère qui justifie sa conduite en prenant les dieux à partie :
« O l’excellent prétexte aux desseins tyranniques ,
Et non raison solide aux sages Politiques.
C’est se moquer des Dieux, que les prendre à garants,
Alors que l’on commet les crimes les plus grands.
Dieu seul juge les rois : mais il veut que leur vie
Pour s’exempter de blâme à tous se justifie ».
- Ces vers de Richelieu expriment, dans l’emphase théâtrale de cette pièce monumentale, testament de sa politique étrangère et de sa conception du pouvoir, cette nouvelle Raison d’Etat qui apparaît au début XVIIe siècle mais marque aussi la naissance d’une Europe politique nouvelle. Quelle est donc cette justification qui fait office de salut devant Dieu ? Quelle pensée la sous-tend ? C’est le calcul bien compris des intérêts de ceux qui se méfient de leurs domestiques et de leurs enfants, le calcul bourgeois que l’on retrouve chez Hobbes. On passe, avec la pensée d’Etat, d’un intérêt pour la morale à la morale de l’intérêt. Aux turcs et aux réformés, Richelieu rend hommage tout en donnant des gages aux consciences inquiètes par la naissance de cette pensée d’Etat profane :
« Par eux je me maintiens et m’affranchis d’outrages.
En plaignant leur erreur, j’admire leur courage. »
- Le propre d’une institutionnalisation réussie c’est qu’elle s’impose comme n’étant plus une institutionnalisation arbitraire. Elle se naturalise par ce que Etienne Thuau appelle un « contrôle d’Etat sur la pensée ». Naturalisation d’une « idée conditionnée par l’évolution psychologique et sociale des collectivités nationales. » (Georges Burdeau, L’Etat). Aucun fait (institution, territoire, population, corps de règles obligatoires) ne constitue l’Etat. L’Etat est une idée qui n’existe qu’en tant qu’elle est pensée, affirme Georges Burdeau. Mieux, l’Etat existe dans la mesure à la pensée d’Etat fait son effet – ce même effet qui fait dire à des élèves que l’anarchie c’est la violence. Une idée se maintient dans la mesure où elle se réaffirme sans cesse à travers la pensée qui la pense. Ainsi de l’Etat. « Les hommes pensent l’Etat, et cette pensée lui donne l’être. » (Georges Burdeau, L’Etat). La pensée génétique de l’Etat cherche par conséquent à comprendre qu’elles sont les conditions objectives de la formation de la pensée d’Etat. La pensée de l’Etat bien comprise dans un sens génétique revient à penser la genèse historique et sociale de la pensée d’Etat. Il est par conséquent utile de se tourner vers tous ceux (juristes, notables, hommes de pouvoir, philosophes) qui produisent cette pensée d’Etat – un nouveau type de discours à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle – plutôt que de réfléchir abstraitement sur l’Etat en tant que notion faussement objective (l’Etat chez Hobbes, l’Etat chez Rousseau, l’Etat chez Marx etc.). Le philosophe qui pense l’Etat, faute de perspective génétique, sera même un des premiers à verser dans la pensée d’Etat sur l’Etat. Du gentil Etat démocratique ou méchant Etat totalitaire..
- Richelieu et sa pièce de théâtre édifiante Europe fait encore office de novice en matière de pensée d’Etat. Attardons-nous sur un des plus grands textes de la littérature sur cette question, la légende du grand inquisiteur dans le roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov : la légende du grand inquisiteur, ce « poème fantastique » qui nous en dit beaucoup sur l’évolution de la pensée d’Etat au XIXe siècle. Rejetons tout d’abord la critique qui ferait de ce vieux nonagénaire cardinal de Séville la figure ascétique et vengeresse d’un passé médiéval trop peu moderne pour nos oreilles déniaisées. Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, dans l’ordre dialectique, se situe après Richelieu, non avant. Devant la cathédrale de Séville, Jésus ramène un enfant mort à la vie. Témoin du miracle, le Grand Inquisiteur jette l’homme dans un cachot. Le soir, il le visite. S’en suit cet étonnant monologue que l’on comparera avec intérêt à l’interrogatoire de Pons Pilate dans l’Evangile selon Saint Matthieu. La question « Qu’est-ce que la vérité ? » que Pilate adresse au Christ n’a aucun sens pour le Grand Inquisiteur. Il n’en est plus là. La pensée d’Etat se nourrit désormais de l’esprit des institutions non de l’esprit de la vérité ou de sa recherche. Lisons.
« C’est toi ? C’est toi ?
Mais ne recevant aucune réponse, il ajoute en hâte :
« Ne réponds pas, tais-toi. Et pourrais-Tu dire ? Je sais trop bien ce que tu diras. Et d’ailleurs, Tu n’as pas le droit d’ajouter quoi que ce soit à ce que Tu as déjà dit. Pourquoi alors venir nous gêner et Tu le sais. Sais-Tu ce qui se passeras demain ? J’ignore qui Tu es, je ne veux pas le savoir. Que Tu sois Lui ou que Tu sois Son apparence seulement, demain je Te condamnerai et Te ferai monter sur le bûcher comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui Te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un geste de ma main, pour pousser les charbons sous Ton bûcher. Le sais-Tu ? Oui, Tu le sais peut-être… »
- Le Grand Inquisiteur n’est pas un obscurantiste. Il agit en parfaite conscience et sait parfaitement ce qu’il fait en condamnant à mort ce Tu qu’il ne nomme jamais. La justification christique « pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » est nulle et non avenue. Pieter Sloterdijk, à qui l’on doit un des livres les plus clairvoyants sur la genèse de la pensée cynique dans son rapport aux institutions (Critique de la raison cynique, 1981) commente le monologue du Grand Inquisiteur en ces termes : « il s’agit de la réplique de l’homme politique au fondateur d’une religion ; d’un point de vue plus profond, c’est l’anthropologie qui règle ses comptes avec la théologie, l’administration avec l’émancipation, l’institution avec l’individu. » (7) Mieux encore, la pensée d’Etat qui règle ses comptes avec une pensée qui voudrait s’en affranchir. Le Christ (ou son apparence) est un gêneur. Il n’apporte rien de plus à ce qui se présente désormais dans les termes d’un froid réalisme. Ce qui est la cas, diront après lui les positivistes de tous bords, c’est que l’homme a besoin de domination. Ce qui est le cas, c’est que très peu d’hommes ne vivent pas que de pain et encore moins ont le courage de leur liberté. L’anthropologie pessimiste, déjà celle de Hobbes, fait de la liberté une illusion dangereuse. Mieux, le Christ est désigné comme l’ennemi impitoyable de l’homme tel qu’il est par la pensée d’Etat du Grand Inquisiteur. Lisons encore.
« Mais, une fois encore, Tu as surestimé les hommes, car ce sont assurément des esclaves, bien qu’ils aient été créées révoltés. Regarde autour de Toi et juge : quinze siècles ont passé. Va les voir. Qui as-Tu voulu élever jusqu’à Toi ? Je Te le jure, l’homme a été créé plus faible et plus vil que Tu ne le pensais ! (…) Ayant de lui une idée si haute, Tu as agi comme si Tu n’avais pas de pitié pour lui… » (8)
- Le retournement est complet. C’est le Grand Inquisiteur, homme d’Etat, qui va prendre soin désormais de l’homme en le protégeant pour son bien de ce gêneur intempestif qui lui promet la chimérique illusion d’un Bien suprême. Le Christ fait figure de despote, lui qui n’a aucune pitié pour la vraie nature de l’homme, ce Tu qui veut pour tous une liberté inaccessible. 1789 n’y changera rien. Le Grand Inquisiteur a déjà fait une place à la révolte mais une révolte toujours avortée, débile, incapable de se soutenir. Le réalisme du Grand Inquisiteur est implacable.
- « Ils abattront les églises et inonderont de sang la terre, mais à la fin ils comprendront, les sots, qu’ils ne sont que des débiles, incapables de porter leur propre révolte. »Comme l’écrit justement Pieter Sloterdijk, le Grand Inquisiteur fait partie des non-naïfs, il n’est pas dupe. Il est le prétendant hobbesien par excellence à la lucidité. « Il faut tromper l’homme qui demande à l’être. » Autrement dit, répondre à sa demande. La religion ? Une superstition utile au pouvoir. La pensée déniaisée et critique ? Une façon irrécusable de transformer les états de fait en états de droit. « L’homme a besoin d’ordre, l’ordre a besoin domination, et la domination a besoin du mensonge. » La pensée d’Etat est aussi le résultat de ce syllogisme imparable. Sloterdijk conclut : « Est-ce que tout ne parle pas en faveur du triomphe de la logique du Grand Inquisiteur : un Jésus revenu est immolé sur le bûcher de la sainte Inquisition, un Nietzsche revenu périrait dans les chambres à gaz, un Marx revenu pourrirait vivant dans les camps en Sibérie ? Y a t-t-il une loi qui régit de telles distorsions cynico-tragiques. »
- Dostoïevski n’en reste pourtant pas là. Le Christ, en guise de réponse à l’anthropologie pessimiste du Grand Inquisiteur, à cette froide lucidité, à cette nouvelle transformation de l’Aufklärung qui allie le cynisme des moyens et le moralisme des fins, lui « baise les lèvres ». Il n’y a plus rien à justifier. Le Cardinal de Séville n’est pas un ignorant aux yeux clos, il sait. Il a à sa disposition tout un appareillage conceptuel, une logique implacable. Quand il dit « je » il pense « c’est ainsi ». Il a pour lui la force de l’évidence. Homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme. La formule de Hobbes, ramassée, compacte, prétend énoncer l’homme tel qu’il est. Sigmund Freud en rajoute : « Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? » (S. Freud, Malaise dans la culture). La formule semble s’imposer d’elle-même et avec elle toute une anthropologie politique. Sous-jacente à travers les temps, elle est le fond obscur, l’inavouable ressort d’une stratégie d’intimidation qui trouve dans le Grand Inquisiteur son maître. Si la pensée d’Etat a gagné la partie, si les grands inquisiteurs règnent en maîtres, ne reste qu’à opposer à la pensée d’Etat une forme anecdotique de la pensée. Son érotique. Le Christ baise les lèvres du penseur d’Etat.
« Mais soudain le Prisonnier s’approche en silence du vieillard et doucement baise ses lèvres exsangues de nonagénaire. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille. Quelque chose bouge à la commissures de ses lèvres. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et Lui dit : « Va et ne reviens plus… ne reviens pas… ne reviens jamais, jamais. »
- Le Christ n’a pas vaincu la pensée d’Etat. Il a finalement accepté, dans le texte de Dostoïevski, un rapport de puissance à puissance. Entre l’érotique de la pensée et la pensée d’Etat, une ambivalence s’établit désormais, une oscillation que nous connaissons que trop bien, chers collègues. Peut-être même une tension tragique irréconciliable. Nous ne nous débarrasserons plus des grands inquisiteurs de tous poils pas plus que nous pourrons écarter le désir ironique de les mettre en échec ne serait-ce qu’un instant. C’est ici justement que je retrouve Luis Sala-Molins et un texte écrit en 1977, La loi, de quel droit ?, chez Flammarion, une époque, cela dit en passant, où les grands éditeurs osaient encore publier autre chose que d’insignifiantes sottises. Lisons. « Le choix est vaste, si on décide de ressusciter l’homme. La valse à deux temps se dansera en clé de « l’homme est l’ami de l’homme », ou de « l’homme est l’ennemi de l’homme », pire « un loup pour l’homme », mieux « un dieu pour l’homme ». Nous savons que la formule homo homini deus brise la pensée d’Etat, que supposent et consolident les formules précédentes, et avons parfaitement le droit de la verser, cette dernière, au dossier du consentement et de la relation privilégiée qu’entretient l’homme singulier – que tu entretiens – avec l’incarnation de son concept. »(9) La pensée d’Etat se porte à merveille, l’incarnation de la pensée beaucoup moins.
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Conclusion anecdotique
- Une idée essentielle de Georges Burdeau peut retenir pour conclure notre attention : « Puisque l’Etat est une idée, il est évident qu’il suppose des esprits aptes à le penser. » (L’Etat). Appliquons cette remarque de Georges Burdeau à la mesure du temps. Avant de me consacrer à ce travail, je savais qu’il ne devait pas excéder une heure, qu’il devait tenir dans ce temps-là. Nous y sommes. Un dénommé Viret, on ne sait en combien de temps d’ailleurs, a écrit, à Lausanne, un éloge des cops. Nous sommes en 1564. En effet, sans les coqs que les gendarmes amènent avec eux, ils ne pourraient pas agir en temps et en heure. Très peu d’horloges au milieu du XVIIe siècle et les horloges qui existaient ne sonnaient pas les heures comme le souligne Lucien Febvre dans son magnifique livre Le problème de l’incroyance au XVIIe siècle, La religion de Rabelais. La société paysanne restait réfractaire à toute métrique du temps. Certains s’en remettaient au bruit d’une sorte de bécasse (le vittecoq) d’autres au soleil « environ levé », « environ couché ». « Ainsi, partout : fantaisie, imprécision, inexactitude. Le fait d’hommes qui ne savent pas leur âge exactement : on ne compte pas les personnages historiques de ce temps qui nous laissent le choix entre trois ou quatre dates de naissance, parfois éloignées de plusieurs années. » (10) Et dans Rabelais, l’abbé de Thélème, frère Jean s’exprime ainsi : « Jamais je ne m’assubjectis à heures : les heures sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures. » Les personnages de Rabelais sont étrangers à toute pensée d’Etat car ils sont la mesure des choses et non l’objet d’une mesure. Le terme « assubjectis » marque bien la violence symbolique que peut constituer la discipline horaire que nous connaissons : l’heure civile, scolaire, calendaire, conférencière… Sans une régulation collective du temps, autrement dit un nouvel usage social de la temporalité qui devient normal (avoir une montre, regarder régulièrement l’heure), il est anachronique de parler d’un ordre étatique. Comme le remarque Pierre Bourdieu, nous sommes très loin ici des considérations de Gramsci sur l’hégémonie d’Etat. Pour qu’une régulation du temps soit possible, il faut des structures étatiques de régulation, des offices, des hommes d’Etat responsables de l’heure. Là où la pensée d’Etat impose l’Etat comme une évidente structure transcendante, la pensée génétique de l’Etat commence par des considération anthropologiques aussi étonnantes que l’observation du vol des vittecoq, la fréquence de consultation de l’heure dans les campagnes ou la confiance que l’on accorde à son propre frère. On évite ainsi l’écueil fétichiste omniprésent dans la réflexion sur l’Etat tout en comprenant à quel point nous sommes déjà pensé par la pensée d’Etat avant même de la penser.
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(1) Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, cours au collège de France 1989-1992
(2) T. Hobbes, Le Léviathan, Chapitre XIII, trad. F. Tricaud, Paris, Editions Sirey, p. 121
(3) T. Hobbes, Le Léviathan, op. cit., Ch. XIII, p. 122
(4) T. Hobbes, Loc. cit.
(5) T. Hobbes, Loc. cit.
(6) Paul Valéry, Variétés II.
(7) Pieter Sloterdijk, Critique de la raison cynique.
(8) Fédor Dostoïevski, Les frères Karamazov, « La légende du grand inquisiteur ».
(9) Luis Sala-Molins, La loi, de quel droit ?
(10) Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIIe siècle, La religion de Rabelais.