Le monde bouge – Casse ultra-libérale en haut ; casse ultra radicale en-bas

(Ecrit le 20 octobre 2010, peu de mouvement depuis)
- La vérité du moment est donnée par cette phrase laconique d’un crétin cathodique encagoulé « la casse, ça fait bouger les choses ». Certes celui qui la prononce a quinze ans et n’a pas encore ses années de cotisation. Dans une volonté rationnelle de fondement de son discours, il ajoute que si l’on ne se fait pas remarquer, personne ne nous voit donc on casse pour que ça bouge. Logique en effet. La même logique opère de l’autre côté de la barricade : la pire des choses, c’est l’immobilisme, assène le président dévot. Il faut que ça bouge ! Et comme les choses ne bougent pas d’elles-mêmes (principe d’inertie physico-social), il faut d’abord casser (tout et n’importe quoi, ce qui existe déjà, ce qui a fait son temps, ce qui doit changer, le vieux, l’ancien, le vétuste, le hors d’âge, etc.) pour que ça bouge ensuite. A la casse ultra-libérale d’en haut répond, dans une réplique mimétique (amoureuse ?), la casse ultra-radicale d’en bas. Tous sont d’accord sur un point : l’immobilisme est la pire des choses. Rares sont les élèves qui, à défaut d’une force inverse, ne répercutent pas mollement cette idéologie ambiante serinée sur toutes les ondes du matraquage collectif. Dans la vie – la vraie il s’entend – il faut évoluer, disent-ils, il faut que ça change et il faut que ça bouge.
- L’impératif est indiscutable, évident, naturel. Une réalité n’est réellement réelle que lorsqu’elle bouge, c’est-à-dire lorsqu’elle devient autre chose que ce qu’elle est. Devenir, pour le grec (mais qui se soucie encore du grec ?), c’est pourtant ne pas être réellement. Il y a du non-être dans le devenir. Et si le mal-être du présent reposait en définitive sur la haine de l’être, la haine de ce qui reste-là, de ce qui ne bouge plus ? Haine de l’arrêt de l’être. Non pas l’être de Heidegger (j’attends encore, et pour longtemps, celui qui me dira ce qu’il est) mais l’être qualifié, cette craie-là sur le tableau noir, cette feuille-là sur laquelle j’écrivais ce matin, cette lenteur-là qui me faisait m’ennuyer, ce silence-là rempli d’idées vagues.
- Tous les jours, au contraire, ça bouge toujours plus fort, ça casse toujours plus haut, toujours plus bas. On ne prête pas suffisamment attention à ces petites phrases anodines : casser quelqu’un, tailler un costard, se faire découper. Ces locutions venues du bas nous livrent pourtant la vérité de la casse venue d’en haut : l’être est haïssable, il faut le maltraiter, le défoncer à grands renforts de mouvement, de réformes et de changements. Non pas la démocratie, la politique ou autres marionnettes dissertatives mais le simple fait d’être, de rester-là sans rien faire et surtout sans bouger. Il faut donc, dans cet être immobile, qu’il se passe quelque chose, que s’opère un changement.
- En 2012 ça va changer, c’est promis. Mais moins qu’en 2017 étant donné que cela changera encore et plus. Sans parler de 2022, le grand changement du changement. Il n’y a que sur la photo qu’il ne faut pas bouger ce qui explique peut-être son caractère un peu désuet. La caméra est plus en phase avec le temps. Il existe même des cadres électroniques sur lesquels on peut faire défiler les photos, c’est-à-dire réintroduire un peu de non-être pour conjurer l’usure, la lassitude de voir quotidiennement le même visage sur la cheminée de mémé. Elle n’a rien demandé mémé mais les enfants sont là, bien soumis au présent, pour la faire bouger elle aussi, elle et son immobilisme coupable.
- Non comptant de bouger, il faut bouger plus vite et mieux. Parce que le monde bouge, entonne le cacatoès de la matinale économique. La voix de l’animal dans un timbre nasillard insiste : – Parce que le monde bouge, parce que le monde bouge… Comme ça bouge déjà, que ça cassait déjà hier, il est de première nécessité que ça bouge encore pour ne pas que ça s’arrête. Que ça bouge longtemps et pour longtemps encore, quitte à casser ce qui ne bouge pas pour que ça bouge aussi.
- Ce qui condamne le passé, sa tare essentielle, c’est qu’il a cessé de bouger. Il est entièrement ce qu’il a été, ni plus, ni moins. Si l’immobilisme est un crime, s’il est condamnable de ne pas bouger dans une telle situation (la nôtre forcément, les autres étant déjà figées), le passé est coupable. A quoi sert le passé, le souvenir, la fidélité au temps puisque nous bougeons sans cesse. Et l’histoire ? Aucune référence ne peut suivre, aucune valeur ne résiste au mouvement. Amnésie. Les solutions d’hier sont déjà périmées. Demander aux politiques de se bouger ? Mais ils n’arrêtent pas. Il se bougent tous les jours, s’agitent, se remuent. Une télé par ici, une conférence par-là, une rencontre-débat un peu plus loin. Alors le modèle fait des petits. Les politiques ne sont plus entendus ? Mais c’est tout le contraire. Bien sûr le petit porteur de cailloux n’a pas le pouvoir de casser le service public pour faire bouger les choses alors il casse l’arrêt de bus. N’est-il pas obscène cet arrêt de bus, obscène et provoquant dans son immobilisme assumé ; ça ne bouge pas assez, c’est le président qui l’a dit. Combien de voix récolterait un parti de l’immobilisme qui aurait mis dans sa charte éthique, en haut et en gras : nous ne bougerons pas d’un poil, nous ne changerons rien, nous laisserons tout en l’état ?
- Les petits enfants légitimes de Sarkozy ont la bougeotte. Ils ont compris que pour se faire voir, pour être dans le bon rythme, il faut que ça pulse, que l’action soit constante et sur tous les terrains : parkings, lycées, superettes. Quelle ingratitude tout de même. Sarkozy aurait-il le monopole du mouv ? Nous aussi nous voulons que ça bouge, que ça change. Ras-le bol de cette France statique, immobile. De ces poubelles tétraplégiques, de ces arrêts de bus pétrifiés, de ces vitrines sans vie. Le modèle vient d’en haut : notre programme c’est l’action. Croyez-vous encore aux monômes unitaires des syndiqués qui marchent au pas, à ce service public figé, à cette éducation nationale à l’arrêt ? Bien sûr nous pourrions bouger le samedi soir en payant notre entrée dans des lieux privatisés par la police locale. Mais la politique c’est bouger dans l’espace public, mettre la matière en mouvement pour tous, mettre tout en mouvement dans l’intérêt général du spectateur du journal de vingt heures. Au mouvement des uns, répond le mouvement de l’autre. Et plus ça bouge, plus ça va bouger. Et c’est pas fini.