Homo homini lupus aut ranunculus ?

Homo homini lupus aut ranunculus ?

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  • Pourquoi Hobbes ? Thomas Hobbes (1588-1679) est un philosophe pour notre temps. Lorsqu’il est question de politique et de sécurité, de politique sécuritaire ou de sécurité publique, de l’Etat d’urgence ou des urgences de l’Etat, le Léviathan (1651) n’est jamais très loin. La pensée de Hobbes, fondatrice à bien des égards de la philosophie politique moderne, a ses prophètes, ses épigones et ses disciples. Elle a aussi sa vulgate. Comment échapper à la célèbre formule – presque aussi célèbre que le « cogito » de Descartes – homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme ? La formule de Hobbes, ramassée, compacte, prétend énoncer l’homme tel qu’il est. Sigmund Freud en rajoute : « Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? » (S. Freud, Malaise dans la culture). La formule semble s’imposer d’elle-même et avec elle imposer toute une anthropologie. Sous-jacente aux discours sécuritaires à travers les temps, elle est le fond obscur, l’inavouable ressort de toutes les stratégies d’intimidation. Ne doutons pas qu’elle fera, demain encore, se remplir les urnes. Lire Hobbes pour ne plus s’étonner de voir surgir le spectre de l’affrontement et de l’insécurité dans tous les discours qui prétendent, sur le ton de l’évidence, nous dire ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. A défaut de convaincre, le politique peut toujours avoir recours à la menace : menace de la guerre civile, du chaos, de l’anomie, de la désagrégation sociale, de l’atomisation, du choc des civilisations. Menace de l’autre.

 

  • Homo homini lupus. Hobbes invente l’état de nature et sa fonction politique : « détresse », « misère », « guerre de tous contre tous ». Les concepts tournent bien, se répondent entre eux. « L’homme est un loup pour l’homme ». A peine ose-t-on évoquer la réticence de Diderot devant ce qu’il appelle « une généralisation abusive ». Et encore ne s’agit-il que d’un doute quantitatif. En dépit de la réticence face à la formule, on pourra s’accorder sur des proportions, une posologie de la lupidité à l’état de nature – plus ou moins loup, plus ou moins homme -, on reconnaîtra la validité partielle du dogme énoncé, mais on n’aura encore rien dit. Car ce n’est pas le choix du loup qui nous paraît douteux (pourquoi pas le requin, le tigre ou la grenouille – homo homini ranunculus) mais le procédé en tant que tel, l’ombre de la menace prenant l’animal comme caution utile. L’homme n’est assurément pas un loup. Faut-il penser que Hobbes ne nous dit rien de plus que « l’homme est méchant » et qu’il ne s’agit que d’une généralisation quantitativement discutable mais qualitativement légitime ? Si le seul reproche qu’on puisse faire à Hobbes est qu’il généralise une vérité, comment expliquer l’aura de la formule ? S’agirait-il d’une banalité ? L’homme est un loup pour l’homme, l’homme est méchant – bien qu’un loup ne soit jamais méchant mais dangereux.Voilà la meilleure et la plus sûre façon de passer à côté du génie politique de Hobbes. Que l’homme soit un loup pour l’homme, dans quelles proportions et sous quelles latitudes, nous importe peu. Ce qui compte, c’est l’ombre de la fable sous la formule. De telles sentences sont à manier avec la plus extrême précaution, et nous verrons, chemin faisant, qu’elle sont légions dans les terres peuplées de la philosophie politique. Ce qui nous intéresse c’est l’unanimité provoquée par l’éclat de la formule énoncée en latin : homo homini lupus. Qui ne voit pas là une remarque de bon sens ? Et nous ne ferons pas jouer, pour nous en sortir, Rousseau contre Hobbes, opposant une forme de souveraineté à une autre, dénonçant au nom du premier les tares du second. Le projet est ailleurs.

 

  • Admiré ou honnis, Hobbes est en effet une référence incontournable. Il est là, sous-jacent à toutes les grandes édifications théoriques, à toutes les idéologies, à tous les grands systèmes pmolitiques, trop présent pour que nous puissions passer à côté en renvoyant un des principes fondateurs de son anthropologie politique à une simple généralisation abusive d’une remarque de bon sens. On ne peut aujourd’hui se pencher sur l’état de l’Etat, sans prendre Hobbes au sérieux. Mais mieux vaut être armé lorsqu’on entre dans son corpus philosophique sous peine d’y finir broyé, du bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) au trop célèbre homo homini lupus. L’enjeu est des plus clairs. Il s’agit de s’enquérir de quelques assises lorsque la question de la légitimité du pouvoir de l’Etat est en jeu. Réconciliation du glaive et de la mitre

 

  • Une chose est décisive dans la philosophie politique de Hobbes : la séparation annoncée du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, celle du glaive et de la mitre. Détacher les deux pouvoirs en les unissant dans le Pouvoir, voilà l’idée. Il lui faudra dire pour cela de la religion qu’elle n’est qu’une superstition utile au pouvoir, un instrument de domination, rien de plus. « La crainte de puissances invisibles, que celles-ci soient fabriquées de toute pièce ou transmises par la tradition, est religion lorsqu’elle est établie par lui ». Lui, à savoir le Léviathan, nous enseigne Hobbes. Qu’est-ce que le Léviathan ? L’Etat dans sa toute puissance. Pour Hobbes, la guerre est toujours le résultat d’un affrontement entre deux légitimités. Pour parvenir à la paix, visée ultime de la politique hobbienne, une seule issue est envisageable : une seule légitimité devra être instituée pour faire taire les conflits, le Léviathan, ce « dieu mortel », un dieu par conséquent. Il prendra le nom de Pouvoir. Si Hobbes se passe de dieu, il n’en conserve pas moins les instruments de sa domination, sa légitimité, pour la conférer au Léviathan. Pour quelle raison fonder le politique sur la religion si la l’on offre au souverain les attributs de dieu ? Le souverain n’est pas dieu, mais il bénéficie de son pouvoir, le Pouvoir. Et ne faisons pas dire à Hobbes ce qu’il n’a pas dit. Le roi n’est pas divin, il est bien mortel, et si la religion est utile, ce n’est que pour le bien de la communauté politique. La divinité du souverain est une garantie de légitimité politique. Mais cette légitimité repose cette fois sur un mensonge utile et efficace, une usurpation pour le bien de tous. Le bien de tous ? C’est ici que le système doit être bouclé et que l’anthropologie doit être dite. Sans le Léviathan et son fondement usurpé, retour à l’état de nature, cette fable didactique où l’on peut croiser des loups décidément bien trop réels et menaçants pour n’être que fictifs. Car si l’état de nature est une fable et non un fait, elle n’en est pas moins efficace. Et Hobbes nous l’apprend : seule compte en ce domaine, lorsqu’il est question des choses politiques, l’efficacité de la formule.

 

  • L’état de nature. Ici tout est menace, lutte et survie. Nous sommes en présence de l’envers du projet politique, un monde en creux où toute chose fait signe vers la délivrance que le théoricien du Pouvoir absolu nous promet. Il faut pour cela mettre en place le décor. Si les hommes sont égaux par nature, cette égalité est toute négative, facteur d’insécurité par conséquent : « la nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un homme à un autre n’est pas si considérable qu’un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui » (T. Hobbes, Le Léviathan, Chapitre XIII, trad. F. Tricaud, Paris, Editions Sirey, p. 121). Conclusion de Hobbes : l’homme le plus faible peut nuire à l’homme le plus fort, par alliance ou par ruse. De l’égalité procède l’insécurité, de l’insécurité procède la défiance, de la défiance procède la guerre. La déduction paraît imparable. Les hommes qui s’estiment en toutes choses aussi bien pourvus que leurs contemporains finissent nécessairement par désirer la même chose. Une raison suffisante de la guerre : l’égalité des aptitudes et des appétits. « C’est pourquoi si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans la poursuite de cette fin, chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. » T. Hobbes, Le Léviathan, op. cit., Ch. XIII, p. 122). Hobbes met toutes les ressources de son appareil conceptuel au services de la peinture de l’état de nature car il ne se trompe pas, c’est ici que tout se joue. La nature humaine est un désordre, voilà ce que Hobbes veut nous enseigner par le détour de la fable. Il évoque l’absence « d’agrément de la vie en compagnie, là où il n’existe pas de pouvoir capable de tenir les hommes en respect » (T. Hobbes, Le Léviathan, op. cit., Ch. XIII, p. 122). Impossibilité de distinguer dans cet état le juste de l’injuste, le bien du mal, le légitime de l’illégitime. Il rappelle qu’en cet état, autrement dit en temps de guerre (où s’arrête la fable ?), « la violence et la guerre sont des vertus cardinales » (T. Hobbes, Le Léviathan, op. cit., Ch. XIII, p. 122). Les variations sur ce thème sont inépuisables : hiérarchies malheureuses des passions, mauvais usage du langage, incapacité de discerner clairement l’ordre des raisons de l’ordre des choses, prévalence des sens, incapacité de reconnaître le bien lorsqu’il frappe à la porte. Les doutes ne subsisteront pas longtemps et s’ils subsistent, il faudra les plier à l’impérieuse nécessité de l’analyse. « Il peut paraître étrange, à celui qui n’a pas bien pesé ces choses, que la nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres : c’est pourquoi peut être, incrédule à l’égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l’expérience ». Autrement dit, si la rigueur de l’analyse ne parvient pas encore à convaincre l’incrédule que la fable est telle que décrite, le recours à ses habitudes domestiques finira bien par le persuader. « Dans sa maison même, il ferme ses coffres à clef ». Il ne lui restera plus alors qu’à se demander « quelle opinion il a des ses compatriotes, quand il voyage armé ; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes ; de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef ». Mais quel rapport établir entre les clés du coffre et la fable d’un état de nature ? La question nous reste sur les bras. Menace de la guerre civile et de l’absence de propriété privée, l’insécurité et la peur de l’autre sont aussi convoquées. Lorsque l’affaire du fondement est en jeu, le philosophe n’hésite pas à faire feu de tout bois. Des sauvages à la guerre civile, en passant par la propriété privée, un seul impératif : faire peur. Hobbes est un philosophe pour notre temps.

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