Touche pas à mon irrespect !
- J’interromps un instant ma lecture de Soumission (je viens d’achever péniblement le premier chapitre que je résume par cette citation du narrateur à la page 44 « j’aurais dû lui demander de me sucer ») pour revenir sur la quantité innombrable de commentaires qui, tout en condamnant le terrorisme sous toutes ses formes (la caution religieuse n’ayant évidemment rien à voir là-dedans, c’est tellement évident), s’agenouille devant le respect. En bref : il faut respecter autrui, ne pas l’offenser, respecter ses différences, sa culture, ses croyances etc. Mon précédent texte – L’obscurantisme des bons sentiments – ne va peut-être pas assez loin dans le diagnostic que l’on peut poser en face de ces innombrables professions de foi. En présence d’un il faut, la première attitude, la plus saine, celle que nous partageons avec les enfants, consiste à se demander pourquoi ? La seconde, plus sophistiquée, plus artisanale, délaisse le domaine des idées pures pour rejoindre le rayon bricolage : comment ça marche le discours du respect, ça sert à qui et à quoi ? Mieux, ça empêche quoi d’autre ?
- Les idéologies ne meurent jamais. J’ai suffisamment insisté sur l’inanité de la formule « fin des idéologies ». Le sociologue Pierre Bourdieu, en 1986, appelait cela « l’idéologie de la fin des idéologies ». Par quelle étrange logique le consommateur individualisé, le nombril connecté Apple, l’ami de ton ami sur Facebook, pourrait-il se plier à une quelconque idéologie ? Il est tellement singulier, tellement différent des autres. Son mot d’ordre ? Respect. Bourdieu, encore lui, rappelait souvent cette évidence : pour comprendre pourquoi un individu dit ce qu’il dit, il est souvent utile de se demander quel intérêt il a de le dire de cette façon et pas d’une autre. Le respect, valeur fédératrice et indiscutable, partagée aussi bien par les présentateurs de BFMTV que par les dealers de shit, par la ministre de l’Education nationale que par les joueurs de foot du real Madrid, ne se pense pas. Il ne peut pas l’être car il se donne comme une évidence indiscutable. Le Respect, c’est l’eau bénite du vivre-ensemble, la morale ultime, celle qui nous sauvera, pour les siècles des siècles, de la guerre et de son cortège d’horreurs. Le corps du cri : Respect !
- Est-il respectueux de respecter les cons ? Je veux dire par là : suis-je respectueux d’autrui quand je prends ce con-ci pour ce qu’il est, à savoir pour le même que ce con-là ? Un con tout court. « Pourquoi lui parles-tu comme à un imbécile ? Parce qu’il ne comprend rien, il est trop con. » J’ai souvent constaté que ceux qui méprisaient le plus l’intelligence des autres, y compris dans les couloirs de l’Education nationale, ceux qui en parlaient avec le plus de condescendance, étaient les mêmes que ceux qui s’aspergeaient à l’eau bénite du vivre-ensemble et du respect. Je te respecte, donc fais pas chier. Inversement, les plus cons se gargarisent de respect ce qui immunise leur connerie contre toute intervention critique – ce qui n’est pas si stupide que ça après tout. Respecte moi, sinon tu fais chier. En d’autres termes, les moins cons et les plus cons d’entre nous, ce qui fait déjà un certain nombre, pour des raisons symétriquement inverses – les premiers se protègent des cons et les second se protègent des premiers – ont tout intérêt à se ranger sous la bannière du Respect. Majuscule de droit.
- L’alliance objective des cons et des moins cons, dans le grand tabernacle œcuménique du respect réciproque, trouve une explication simple, à savoir l’indifférence radicale aux questions politiques. Ne pas prendre les gens pour plus cons qu’il ne sont et ne pas se dédouaner de sa propre connerie, cela suppose que l’on s’interroge, dans l’espace politique, s’il en reste un, sur cette question troublante : y a-t-il encore une place pour la critique dans ce pays ? Je ne parle pas de caricatures ou de liberté d’expression mais d’une critique qui, sans prendre les gens pour des cons, n’aurait aucune pitié pour la connerie. Au respect niais pour les mots d’ordre du vivre-ensemble, de la tolérance et du respect répond un respect bête et méchant pour les mots d’ordre du sectarisme religieux, de l’abrutissement technologique et de l’avachissement mental. Nous en sommes bien là.
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Publié le 15 janvier 2015