Tonton Soral
« Dans quel filtre, dans quel vin, dans quelle tisane. Noierons-nous ce vieil ennemi ? » Baudelaire, l’Irréparable.
- Allez, je passe à confesse. La première fois que j’ai entendu parler d’Alain Soral c’était en 1997, à Toulouse. Je venais de faire la connaissance de Jeff, jeune professeur d’économie et propriétaire d’une Jaguar XJ6 verte. A peine dix ans d’écart, un petit maître en quelque sorte. Jeff, accro aux statistiques, m’initia à la sociologie de la drague. Il venait de lire Alain Soral, une sorte de bible pour lui. Après quelques leçons de sociologie soralienne, je découvrais émerveillé, entre deux cours sur l’éthique d’Aristote et Le fondement de la métaphysique des moeurs, que la femme n’était pas une femme. La femme, cela ne voulait rien dire. Ce romantisme niais, celui des souffrances du jeune Werther, cet idéalisme pour puceau hypo-khâgneux, devait désormais céder la place à une connaissance réelle, sociologique n’ayons pas peur des mots. Du concept que diable ! Cette jeune femme par exemple que nous croisions sur les grands boulevards n’était pas une femme mais une culturo-mondaine hystéro type science humaine philo-lettres. C’était cela le vrai savoir, un savoir aux conséquences pratiques. Dans la praxis, l’aborder avec un cuir moulant était aussi ridicule que de vouloir pêcher des moules. Ce type de femme, m’expliqua un soir Jeff euphorique en sirotant son jus de poire (« car l’alcool« , me répétait-il en boucle, « est l’ennemi du dragueur« ), recherche « le verbe avant la verge ». Et cette autre qui déambulait près du jardin des plantes, n’était pas une femme non plus, ne confondons pas tout, mais une pétasse frustrée catho de droite. Je découvrais, non sans émoi, que les concepts étaient aussi des fesses, des seins et une logique de classe. Quelle émancipation soralienne, quel extraordinaire territoire à conquérir.
- Le soralisme c’est le marxisme plus la Gaule. A condition d’avoir un peu de gouaille, et Jeff n’en manquait pas, il était possible tout de même de s’exciter la nouille ou le cannelloni avec ça. Nous n’allions tout de même pas nous laisser piquer les pétasses flippées libéralo-libertaires par des lopettes employées de bureau, des tafioles anarcho-trotskystes ou de jeunes puceaux archéo-socialistes. Nous étions tout de même les maîtres de la réduction sociologique en Jaguar XJ6, les ambassadeurs nocturnes d’une nouvelle pensée, d’une nouvelle rhétorique, d’un nouveau savoir. Un savoir un peu secret, un peu dissident, un peu border ligne. Dans le coup quoi. Un savoir pour initié. Nous jouions même à construire des formes conceptuelles inédites. Tout cela était assez jouissif finalement : plier le réel à nos babilles sémantiques tarabiscotées, ne plus voir dans la femme que des amas conceptuels et des stratégies d’approche associées. Je le trouvais marrant ce Soral, un peu grossier bien sûr et schématique, mais proche de ce que je croyais être la vie, la vraie.
- Vers la féminisation ? finira pourtant de convaincre le dragueur conceptuel que les jeunes puceaux hypo-khâgneux était autrement plus révolutionnaire que cette sociologie publiciste parfaitement en accord avec les lois du marché. Coller des étiquettes débiles et méprisantes sur des fantasmes mal dégrossis ne peut satisfaire que de jeunes impuissants. Oser appeler ce divertissement un peu glauque « sociologie » parachève le ridicule. Il n’y a pas de mal à s’exciter un peu le spaghetti ou la lasagne mais pour quelle raison faudrait-il que cette excitation en passe par un mépris affiché de l’autre, mieux de la jouissance verbale associée à ce mépris ? Nous n’étions absolument pas dans la drague ou la sociologie. Avec Jeff et sa Jaguar déclassée vert bouteille, avec des petits moyens, nous étions à la recherche d’un pouvoir, d’un contrôle sur l’autre sexe. D’une maîtrise. Dans ce jeu à somme nulle, l’esprit n’avait pour seule fonction que d’enfermer l’altérité, de la nommer, de la circonscrire. De la détruire verbalement. Logique prédatrice qui en passait avant tout par un langage : celui de la réduction sociale de la différence. Avouons que cette réduction n’est pas sans provoquer quelques effets comiques : pétasse lettreuse flippée de gauche cela sonne bien mais ça dégouline le pouvoir et la domination. Non pas une domination de classe – celle-là Soral la réserve aux éternels bourgeois, juifs de préférence – mais une domination plus perverse, plus ambiguë, plus riche fantasmatiquement. Le pouvoir nominatif d’assigner l’autre, de le haïr tout en cherchant à en jouir. Haine et jouissance autour d’un jus de poire, le tout servi avec une bonne dose de frustration. Günther Anders exprime cela très bien dans La Haine : « Que haine et plaisir aillent de pair, cela découle de la situation de la chasse, dans laquelle le chassant, bête ou homme, poursuit le chassé parce qu’il « aimerait bien l’avoir », et par conséquent « l’aime bien » (…) Poursuite, anéantissement et jouissance de consommer constituent, et pas uniquement dans le cas singulier du Marquis de Sade, un syndrome. » Soral et ses coulées épouse parfaitement (comme Onfray son cousin contre nature) le syndrome de notre temps : la pensée comme prédation et domination. Ce en quoi il s’agit, là encore, d’une forme de fermeture et de cynisme. Cynisme de la chasse, de la violence, de la force, cynisme de petit maître. Cynisme facho-viril pour jeunes impuissants. Restons dans le ton.
- Sociologie du dragueur et Vers la féminisation ? tapinent dans le sens du poil, ce que l’inconscient consumériste des jeunes sots que nous étions ne pouvait saisir. Ce que les jeunes sots d’aujourd’hui ne saisissent pas plus. L’enfermement du désir dans cette concaténation de clichés sociaux anticipait parfaitement les sites actuels de rencontre, grand marché du cul dont papi Soral aura été le premier VRP. Anéantissement postmoderne de l’érotisme et de l’amour dans un cynisme de prédation, tout cela sous couvert de critique et d’émancipation, cela va de soi. Je doute que le poseur Soral ait les moyens intellectuels de comprendre que son inconscient de classe, à l’heure où nous barbotons dans le postmoderne jusqu’au cou, est bien peu de chose comparé à l’inconscient du marché. Alain Soral critique de la féminisation, par son style, sympa cool et vulgaire, ses réductions paresseuses, sa sociologie Carrefour et son humour graveleux-branché est un beau produit marketing. Il paraît même qu’il se vend bien. A l’heure des jeunes pousses inconsistantes virtualisées, aurions-nous encore besoin de Papi cul chez soi ?
- L’époque est favorable à l’expansion grotesque et tératologique de toutes les mégalomanies, de tous les narcissismes. Nabila l’annonçait récemment entre deux guillemets à la une d’un programme télé : « Je veux marquer l’histoire ». Soral aussi. Rude concurrence. La symbolique est claire, gros seins, grosses couilles, quenelles. Les nouveaux marqueurs de l’histoire, à défaut de génie, seront peut-être génitaux. Si Nabila n’est pas Soral (quoiqu’il circule à ce sujet de séduisantes théories alternatives non officielles et censurées par les médias dominants), la prétention est la même : rester dans les mémoires.
- On sait au moins, depuis l’affaire dites des « nouveaux philosophes » (cela commence à dater), que sous nos régions tempérées, prétention et vacuité ne sont pas forcément des obstacles à la durabilité – notion qui vaut aujourd’hui aussi bien pour les piles, les écrivains philosophes que pour les sacs poubelles. Bien au contraire. Imaginons déjà la concurrence mémorielle que cela ne manquera pas de susciter. Que dirons-nous aux futurs bacheliers obligés de lire, pour valider le code bac, des pages entières de Vers la féminisation ? d’Alain Soral ? Quelles lois mémorielles faudra-t-il inventer afin de punir les révisionnistes qui nieront la grandeur de l’œuvre ou, pire, qui se demanderont si Alain Soral a réellement existé ?
- Faut-il prendre la sottise au sérieux ? Plus précisément, faut-il accorder une quelconque attention à ceux qui s’en satisfont ? A ceux qui en jouissent ? A ceux qui la consomment ? A ceux qui vont même jusqu’à lui faire des dons « via Paypal » ? Il est raisonnable de penser qu’un nouveau public a vu le jour, public rajeuni qui ne s’embarrasse pas de subtilités dialectiques. Pour ce jeune public, masculin de préférence, un peu paumé aussi (qui ne l’est pas ?), un public critique forcément, Alain Soral c’est l’oncle qui a bourlingué, le référentiel virilité de la famille, le mec à qui on ne l’a fait pas, celui qui a tout vu, tout sauté, tout entendu. Le grand cousin d’Amérique qui gare sa moto devant le garage de papa. L’autodidacte aussi, le mâle dominant avec de l’expérience. Soral c’est avant tout un style, une façon de parler, une gouaille franchouillarde et urbaine capable de construire un raisonnement (j’emploie ce terme au sens le plus large possible) et de défendre son bout de gras avec passion. A côté de Jean-François Copé, ce représentant de commerce pour pâtes gingivales, il crève forcément l’écran. L’homme nous le dit, il vient des années 60, s’est fait dans les années 70 et 80. Il a même croisé Romain Gary, c’est dire. Alain Soral n’aime pas la suite, avachissement de l’homme, trahison à toutes les échelles du pouvoir, accession aux affaires (médias, culture, art, politique etc.) d’une minorité parisitaire, mondaine, aux ordres du fric, sans honneur, largement sodomite.
- La critique de la société du spectacle, du parasitisme et des renvois de courtoisie n’est pas inédite. Que tout ceci s’accompagne de lâcheté, de compromission éditoriale et d’une épaisse médiocrité intellectuelle, cela n’est pas nouveau non plus. J’en connais personnellement les effets. Le problème, et il est de taille, c’est qu’une fois ce constat fait – un élève de seconde, un peu structuré, peut s’y hisser – tout reste à faire. Vais-je radoter la chose ? Me lancer dans une thèse de troisième cycle sur le situationnisme à l’EHESS ? Rédiger un cent pages sur Guy Debord pour les nuls ? Dans quel style ? Avec quelle finesse d’esprit ? Quelle plus value pneumatique pour un lecteur qui sait déjà tout cela sur le bout de la langue ?
- Avant de constater la vacuité du fonds de commerce d’Alain Soral, nous y venons, la forme me paraît essentielle. Des slogans (« Vers la féminisation« ), des phrases chocs (« la sodomie n’est pas une activité de production mais une activité de loisir »), de la vulgarité soi-disant transgressive (« ranger Sartre dans le même sac (à merde) que Voltaire »), des insultes postmortem (« pour parler de l’affaire Méric, je pense que c’était un petit con« ), de l’analité (« cette putain fardée qu’est la raie publique parlementaire »). Bref, le bon goût à la portée de tous.
- Alain Soral, ce rejeton mal aimé de Canal +, des Nuls et de la provocation cuite et recuite, serait un dissident du Système ? Ce mélange de Séguéla et de Choron (je ne dis pas « professeur », j’ai pour ce travail un début de respect) a sûrement raté un épisode de l’histoire, ce qui est regrettable quand on a l’intention d’y rester. Si Alain Soral avait passé plus de temps en face de la génération susceptible de le lire, s’il avait consacré quelques efforts à l’enseignement de la critique hégéliano-marxiste dans l’institution (Alain Soral aime cette formule « hégéliano-marxiste »), il y a fort à parier que notre impétrant Spartacus de la cause nationale aurait réajusté son vocabulaire. Peut-être, restons courtois, aurait-il fini par comprendre, non pas l’Empire, mais la signification réelle, car sociale et politique, de son langage. Un type de discours parfaitement indexé sur les tics de son temps, fille ou garçon, plutôt sur le phrasé de la pétasse hystérique ou sur l’humour scato de la tafiole branchée, pour le dire avec ses mots à lui.
- Sur les bars misa Soral. Mais les bars, et je le déplore avec lui, ne sont plus ce qu’ils étaient. Révolution du smoothie, tablettes digitales, Kusmi Tea, ambiance feutrée, LOL et calinoux. Alors il reste la rue, sa souffrance et ses misères, ses errances et ses luttes, ses violences et ses pissotières. Récemment entendu, un conducteur pressé à une cycliste mollassonne : « pousse toi pétasse ! » Avec Alain Soral, nous sommes rassurés. Une insulte ? Vous n’y pensez pas. C’est le titre du premier chapitre du cours de philosophie sociale critique d’un penseur dissident qui marquera l’Histoire. Je voulais dire bien sûr, Alain Soral.
- Il y a les bons et les mauvais résistants, les lucides et les infiltrés, les demi-habiles et les faux-culs, les véritables combattants et les soumis. Puisqu’il est désormais entendu que la forme ne fait plus sens, que l’étiquetage suffit, l’essentiel est de se définir avec les bons signes de ralliement, les symboles fédérateurs qui marquent les esprits. Vulgarités, grossièretés, insultes, violences, tout cela ne compte plus puisque la fin est bonne, que l’intention d’une résistance est affichée, que la cause s’affirme comme supérieure et indiscutable. – A bas le Système, à mort l’Empire, Sartre est une merde.
- Quand d’autres s’adaptent, baissent la tête, acceptent sans broncher l’ordre des choses, les bouchons et le salariat, les vrais hommes pour Alain Soral se redressent, résistent, prennent leur moto et refusent le salariat. – Résistez, levez la tête et remontez votre froc ! Mais attention, il y a la bonne et la mauvaise résistance, celle qui sert le Système et l’autre, l’authentique, la vraie. Comment savoir si je suis un faux résistant ou vrai soumis, un demi-habile ou un suceur de roue, un patriote ou un Untermensch, un homme ou une fiotte ? Si je me rehausse par la quenelle ou si je tombe en quenouille ? Le petit maître vous servira de sémaphore, il ne sert d’ailleurs qu’à ça.
- En temps de guerre, plus besoin de critère pour distinguer les faux résistants des vrais. Le sérieux de l’engagement est ailleurs. La preuve par le fait suffit. Les actes parlent d’eux-mêmes. Facta non verba. En temps de paix par contre, quand on n’a pas à mettre sa peau sur le tapis, que les dons révolutionnaires se font via PayPal, que l’on fait sa réclame dissidente pour vendre des BD, la résistance devient une affaire de langage, une question de signes. Contre-culture ? Non, le « c » est bien trop bourgeois, trop lisse ; « c » de couillon, de culturo-mondain ou de caca. Contre-culture extrême gauchiste, culture de classe, distinctive, snob. Kontre-culture est autrement crédible. La formule annonce une résistance devenue sérieuse. Résistance à l’oppression orthographique, début d’insoumission. Le « k » de képi, de kapo ou de karaté. Un « k » direct, martial, droit dans ses bottes. Importance du tee-shirt siglé, de la casquette noire, du blouson Kontre-culturel. La finesse d’esprit, l’ironie suggestive, le sens des mots sont les reliquats de l’ancien monde. Culture que tout ceci, vice bourgeois, enfumage de classe.
- Le cancre inculte, le bourrin analphabète, le révolté du Système sont les nouveaux élèves internétiques de ces petits maîtres cyniques improductifs, d’autant plus parasitaires que leurs subsistes dépendent de l’ampleur des échos médiatiques de la dénonciation braillarde du parasitisme des autres. Soral en un mot. Si chacun a les menteurs qu’il mérite, remarque Vladimir Jankélévitch, « ceux-là lui renvoient fidèlement son image, comme au consommateur peu exigeant les médiocres spectacles renvoient fidèlement l’image de sa vulgarité et de son mauvais goût » (Du mensonge). Le professeur de français en ZEP est autrement plus utile à la nation à quatorze heure devant sa classe agitée qu’Alain Soral à la même heure devant sa web cam en train de nous enseigner qu’en prison « Besancenot ferait les pipes et le café ». Rappelons Soral à Soral : la masturbation devant une web cam n’est pas une activité de production mais une activité de loisir.
- En tant qu’il recherche l’efficacité maximale, le nouvel hégaliano-marxisme se dispensera de lire Hegel ou Marx, de lire tout court. Lisons efficace, allons directement à l’essentiel, lisons plutôt Soral. Ce en quoi les kontre-cultureux à casquettes et tee-shirts siglés partagent la même idéologie qu’une majorité des étudiants en écoles de commerce sur lesquels ils s’excitent : droit au but ! Soral et Onfray nous enseignent que Sartre est con, un lâche, un collabo. Ne prenons pas la peine de lire les magnifiques pages de L’Etre et le Néant sur la mauvaise foi. L’essentiel est dit. L’important est ailleurs : lutter kontre le Système. Si l’on se débarrasse de l’écume et de la mousse virtuelle, on s’aperçoit qu’une nouvelle forme de causeur est en train de naître. Soral, plus scato que les autres, s’est clairement positionné sur une ligne facho-viril tendance cuirs et matraques. Il en veut ; il en aura. Principe du sado-masochisme.
- L’intellectuel au rabais répond aux attentes d’un large public qui attend qu’on lui dise que sa révolte, ses indignations, ses émotions, ses prurits affectifs sont sociologiques, philosophiques, critiques. Il ne pense pas, ne fait aucun effort intellectuel, ne travaille pas, ne réfléchit pas, ne lit pas mais il est hédoniste, épicurien, hégéliano-marxiste, résistant. C’est cela que les nouveaux causeurs disent de lui. Il peut juger en dix lignes de la valeur de Sartre ou de Platon, en quinze de l’avenir du monde et des stratégies de l’Empire. En deux cents pages, il a globalement tout compris. En terme de rentabilité et de gain de temps, il n’y a pas mieux. Ce nouvel espace des discours, celui-là même qui rend possible l’expansion de l’empire de la sottise et du poids, est rendu possible par une double démission. Démission des professeurs souvent mal outillés pour entrer dans la bagarre et répondre à ces nouveaux aboiements analo-conceptuels. Démission qui prend la forme d’une fuite, d’une méconnaissance et, je le crains, d’une cécité croissante quant à la nature exacte de leur période historique. Quand il ne s’agit pas, de façon plus tragique, d’une réelle complicité de ton et de contenu. Mais aussi démission d’un public qui prétend résister à l’enfumage des uns en se faisant recouvrir de suie par les autres. Démission qui prend la forme d’un contentement, d’une paresse de l’esprit, d’une connivence avec la grossièreté et l’empâtement spirituel. Lecture de gratification et de complaisance. Lecture pour rien. Kontre-culture.